Critique des Trois Soeurs d’Anton Tchekhov, vu le 3 mai 2013 à la Salle Richelieu
Avec Éric Ruf, Éric Génovèse, Michel Favory, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Coraly Zahonero, Michel Vuillermoz, Elsa Lepoivre, Stéphane Varupenne, Gilles David, Georgia Scalliet, Jérémy Lopez, Danièle Lebrun et Benjamin Lavernhe, mis en scène par Alain Françon, avec Floriane Bonanni au violon ]
Tchekhov n’a jamais été ma tasse de thé. Sûrement parce que je ne saisissais pas la portée de ses pièces. Après La Mouette déplorable de Nauzyciel, comment comprendre, comment élever Tchekhov au rang des Auteurs illustres ? Ou cet Oncle Vania que j’ai vu il y a quelques années, et devant lequel mes paupières devenaient lourdes, lourdes … Voilà pourquoi je trainais un peu des pieds devant ces Trois Soeurs qui se jouent pourtant depuis plusieurs années. Et, allez savoir pourquoi, j’ai sauté le pas. Et j’ai franchement bien fait.
Tchekhov, pour faire court et dans la caricature, c’est la vie devant nos yeux. Mais une vie plutôt pessimiste, faite d’ennuie et de déception, une vie où il ne se passe et il ne se passera jamais rien, quelque chose de presque cauchemardesque. Ces Trois Soeurs, si charmantes, semblent aux antipodes des Parques, mais pourtant la mort rôde. Elle rôde lentement et silencieusement, se faisant sentir par à-coups. Le reste du temps, peu de choses se passent. Voilà pourquoi Tchekhov peut vite paraître long et ennuyeux. C’est avec ce genre d’auteur qu’on comprend l’art et l’importance de la mise en scène. Sans une direction digne de ce nom, impossible de comprendre Tchekhov. Mais Alain Françon, le si génial Alain Françon qui avait mis en scène Fin de Partie à la Madeleine, a tout saisi, et offre au spectateur un spectacle digne du Français.
Alain Françon a fait dans la sobriété. On n’imaginait pas autrement le décor de la pièce : un intérieur confortable depuis lequel on voit la neige tomber au dehors dans l’acte II, une chambre petite et peu accueillante pour le troisième acte, et enfin un jardin triste bordé d’une forêt aux arbres inquiétants pour le dernier acte. La lumière est aussi très utilisée, créant des effets d’enfoncement dans la misère : et particulièrement, les scènes se passant dans l’ombre sont très impressionnantes et soulignent le talent des acteurs : distinguant à peine leur visage, se déplaçant très peu, ils parviennent pourtant à donner une intensité évidente à leur jeu : leur voix, leurs nuances, leurs silences suffisent à exprimer et à transmettre au spectateur les sentiments les plus profonds de la pièce. La tension dramatique est également renforcée par la présence d’une violoniste exceptionnelle, qui a plusieurs reprises joue, lors des changements de décors, permettant ainsi une transition en douceur entre les différents actes sans casser le rythme de la pièce. Jouant des airs russes avec une sensibilité certaine, impossible de ne pas être touché : et l’entrée dans le dernier acte s’est fait, pour moi, les larmes aux yeux. Mais cette émotion était également due au jeu des comédiens du Français.
Il me paraît délicat de parvenir à tous les citer. Mais tout d’abord, je me dois de revenir sur ces trois actrices incarnant les rôles éponymes : Florence Viala, l’aînée (Olga), Elsa Lepoivre, la cadette (Macha), et Georgia Scalliet, la benjamine (Irina). Toutes trois sont soeurs de Prozorov (Stéphane Varupenne). Elles sont, dans cette pièce, un symbole de distinction, de bonne éducation. Bien que possédant des caractères différents, elles restent fines, raffinées, élégantes, mais pas non plus précieuses. Ce sont des personnages très agréables, et présentés par les trois actrices, ils n’en deviennent que plus attachants encore. Mais il réside quand même, ici, le seul bémol de la pièce à l’armure si propre. Si Florence Viala incarne la délicatesse et l’intelligence, sentiments qui lui siéent si bien, avec tant de naturel, si Elsa Lepoivre est poignante et profondément touchante, nous présentant une Macha troublée par un autre homme que son mari, … Si ces deux actrices nous émeuvent tant, la troisième en est assez loin – et c’est bien dommage. Georgia Scalliet, ce n’est pas la première fois que je la vois, ce n’est pas la première fois que je critique son jeu : hier, j’avais devant moi autant Irina qu’Alcmène, Cressida autant que Viviane. Par chance, la platitude de sa voix et son jeu quelque peu vide n’étaient pas non plus opposés à son rôle. Mais c’est gênant, terriblement gênant que ce personnage, dont l’évolution doit être marquée au fil des actes, soit incarné par une actrice si monotone. Elle qui devrait tant nous émouvoir par instant parvient à peine à maintenir l’attention sur elle. Lorsqu’à côté, Elsa Lepoivre prononce un « J’aime » qui me donne des frissons, un « J’aime » qui résonne si bien face à celui de Phèdre, un « J’aime » clair et honnête, juste un mot qui nous montre la profondeur se son jeu, sa soeur cadette fait bien pâle figure. Heureusement, là est le seul point négatif de la pièce. Au cas où je ne mentionnerai pas tout le monde, il faut savoir que tout les acteurs sont excellents. Éric Ruf, terrifiant dans ses sautes d’humeur, impressionnant de par sa voix grave et son jeu brusque, contrastant avec la délicatesse d’Éric Génovèse, calme et posé, mais lourd de tristesse car peut-être résigné ? Stéphane Varupenne, dont l’évolution est nette mais pourtant progressive (Stéphane Varupenne qui nous a tant impressionné cette année et qu’on attend comme sociétaire !) ! Coraly Zahonero, la cruauté même, contraste évident et remarquablement marqué avec les autres personnages féminin, malveillante au possible, mais toujours dans la mesure, sans jamais tomber dans la caricature de la méchanceté. Michel Vuillermoz. Un Michel Vuillermoz déchirant et déchiré, qui, lors d’une scène avec Elsa Lepoivre, m’a fait pleurer à chaudes larmes. Gilles David, incarnant un mari trompé mais feignant la joie : on n’aurait pas pu trouver meilleure distribution : l’acteur, qui a l’air profondément gentil et humain, est plus que crédible dans sa tentative de rester joyeux malgré les tromperies de sa femme. Danièle Lebrun, touchante dans son rôle de nourrice, qui malgré sa petite partition parvient à faire vivre son rôle sans en rajouter, simplement par sa présence constante et le talent avec lequel elle marque ses apparitions.
Vous l’aurez compris, il y a actuellement au Français un Tchekhov immanquable. A tous ceux qui pourraient rejeter cet auteur comme je l’avait fait, il faut voir cette pièce. On en sort bouleversé. Au Français, j’ai toujours des problèmes de voisinage. Mais hier j’ai rarement eu une salle aussi sage et tranquille, prise dans l’histoire, dans l’étendue de vide, d’ennui, mais parsemée de sentiments, que nous présentaient merveilleusement ces acteurs. Et au salut … Une ovation. Amplement méritée.
Une leçon de Théâtre. Oserai-je dire une leçon de Vie ? ♥ ♥ ♥
[…] d’un niveau que l’on trouve rarement ailleurs. Je pense à Antigone, ou encore aux Trois Soeurs. Autant de spectacles qui me laissent un souvenir imperissable. Des spectacles qui m’ont […]
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