La Mouche ne fait pas le bzzz

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© Fabrice Robin

Critique de La Mouche, adapté de la nouvelle de George Langelaan par Christian Hecq et Valérie Lesort, vue le 16 janvier 2020 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Christian Hecq, Christine Murillo, Valérie Lesort et Stephan Wojtowicz, dans une mise en scène de Christian Hecq et Valérie Lesort

Voilà un spectacle qui était très attendu. Après le triomphe de Vingt mille lieues sous les mers à la Comédie-Française, le retour du couple Christophe Hecq / Valérie Lesort ne pouvait qu’être lié à de grandes espérances. Je n’avais pas vu le film adapté de la nouvelle de George Langelaan, mais je ne doutais pas qu’ils en feraient quelque chose d’à la fois fascinant et effrayant. J’étais très impatiente, mais j’aurais dû me méfier, car si ils ajoutaient leur univers scénographique à la base de Jules Verne dans leur première création, pour notre plus grand bonheur, il s’agit ici de construire autour d’une histoire bien moins prenante, pour ma plus grande déception.

Robert vit avec sa mère, Odette, à la manière de Jean-Claude et Suzanne de l’émission de Strip Tease « La soucoupe et le perroquet » que j’ai regardée pour l’occasion. Ils sont un peu étranges mais rien de bien méchant : lui cherche à créer une machine à téléporter dans sa chambre transformée en laboratoire, il a parfois quelques petits problèmes de comportement mais il les règle à l’aide de calmants ; elle passe son temps à commérer avec ses amies, à enfiler sa perruque et à regarder la télévision. Alors quand Marie-Pierre, la fille de la voisine Chantal, revient vivre chez sa mère, Odette cherche à tout pris à la caser avec Robert.

Et la mouche dans tout ça ? Eh bien la mouche, on l’attend longtemps. Le spectacle dure 1h30, et on commence à la voir poindre le bout de son nez au bout de 50 minutes, quand enfin Robert tente de se téléporter lui-même et, comme dans le film et la nouvelle, subit l’expérience alors qu’une mouche se trouve avec lui dans la cabine, ce qui marquera le point de départ de sa transformation. Il ne reste alors plus qu’une demi-heure de spectacle.

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© Fabrice Robin

Tout cela me fait penser que cette Mouche était une fausse bonne idée : nous ne sommes pas au cinéma, donc pour simuler la transformation, Christian Hecq doit se maquiller, enfiler des prothèses, changer totalement d’apparence en coulisse, ce qui restreint de manière totalement pragmatique sa présence sur scène. Conscient de cette contrainte, on comprend mieux pourquoi la mouche apparaît si tard : la transformation, compliquée et nécessairement hors de scène, est trop longue pour la faire durer tout le temps de la représentation.

Alors on remplit. J’ai mieux compris d’où venait la situation de départ, mère-fils, en regardant la fameuse émission dont parle le résumé du spectacle. Le truc, c’est que cette histoire est sans grand intérêt. Les dialogues sont pauvres, les comédiens n’ont pas grand chose à jouer, les scènes s’enchaînent sans parvenir à me captiver. L’apéritif avec Marie-Pierre, le coup de téléphone d’Odette à ses amies, le déjeuner d’Odette et Robert, la venue de l’inspecteur, tout cela sent le remplissage à plein nez. C’est vain.

Ce qui est vraiment dommage, c’est qu’on a presque l’impression que l’idée de départ était d’utiliser cette compétence spéciale qu’ont Hecq et Lesort à travers leur utilisation de la magie et des effets spéciaux sur scène, qu’ils ont choisi La Mouche parce qu’ils avaient quelques idées scénographiques intéressantes – et c’est vrai, c’est plutôt chouette de voir l’appareil à téléportation, même si on s’en lasse vite, ou encore la mouche qui marche au mur vers la fin du spectacle – mais on ne peut s’empêcher de dire : et ensuite ? Ensuite, j’ai surtout l’impression qu’ils ont brodé autour pour construire un ensemble à peu près cohérent. Cohérent, peut-être, mais surtout ennuyeux.

Et pourtant, il y a du beau monde sur scène. A quoi bon souligner une nouvelle fois l’incroyable précision du jeu de Christian Hecq ? La composition de son Robert est évidemment parfaite, ses numéros clownesques sont évidemment à tomber, mais on le voit finalement trop peu à cause de tout ce qui est à côté et dont je n’ai su que faire. Je tiens à saluer également le jeu de Christine Murillo, qui avec une partition proche du vide arrive à faire beaucoup : son personnage a quelque chose de très touchant malgré tout, et elle parvient à créer une ambiance dans cette maison, une relation avec le public, quelque chose de tendre et de très humain. Chapeau bas. Et que dire de Valérie Lesort et Stephan Wojtowicz, dont les personnages sont absolument dénués d’intérêt, et qu’on aurait aimé distribués dans des rôles davantage à la hauteur de leur talent.

Je prends un peu la mouche, parce que ce spectacle ne ferait pas de mal à une mouche, mais ce spectacle ne fait pas mouche. 

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© Fabrice Robin

Tasteless is the night

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© Simon Gosselin

Critique d’Opening Night, d’après Cassavetes, vu le 10 mai 2019 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Isabelle Adjani, Morgan Lloyd Sicard, Frédéric Pierrot et la participation de Zoé Adjani, dans une mise en scène de Cyril Teste

C’est étrange de songer que, mon dernier – et unique – article consacré à Isabelle Adjani sauvait presque un spectacle pourtant unanimement descendu par la critique. Cet ordre des choses est plutôt rare : c’est souvent l’inverse qui se produit. Mais je ne me suis pas méfiée. Devant l’unanimité – positive cette fois-ci – provoquée par Opening Night, j’étais très confiante. Le film de Cassavetes me laissait un bon souvenir ; Festen, la mise en scène de Cyril Teste que j’avais découverte à l’Odéon, aussi. Mais Isabelle Adjani crée toujours la surprise, et je dois dire que celle-ci m’a laissé plutôt un goût amer en bouche.

La pièce s’ouvre sur la répétition d’un spectacle dont la première sera l’issue du spectacle que nous, spectateurs, sommes venus voir. Le déroulement de l’action sera donc consacré aux répétitions, aux doutes de la comédienne Myrtle Gordon sur le rôle qu’elle a à jouer, à ses tentatives vaines de modifier le texte, de s’approprier le personnage, de tenter d’entrer dans ce spectacle qu’elle ne cautionne en rien. On voudrait y voir une mise en abîme profonde, une allusion à la carrière mouvementée d’Isabelle Adjani, une puissante évocation du pouvoir du théâtre. On n’y verra qu’un miroir sur l’effort stérile de la comédienne de remonter sur les planches après une absence qui, incontestablement, s’est avérée fatale.

Avant que l’on me reproche quoi que ce soit, je tiens à préciser quelque chose. Je mourais d’envie de voir ce spectacle. Lorsque j’ai appris que je devais subir une opération début avril qui entraînerait une convalescence de plus de deux mois, ma première pensée a été pour Opening Night : j’espérais pouvoir être en état d’y assister. J’ai tout fait pour maximiser mes chances d’être aux Théâtre des Bouffes du Nord, ce soir-là. J’ai finalement pu m’y rendre. La déception n’en fut que plus cruelle.

Par où commencer ? Très vite, j’ai trouvé que ça sentait le roussi. La première scène est interminable alors même que les comédiens ne sont pas sur le plateau, devant nous, mais derrière le décor, grâce aux caméras chères à Cyril Teste. Si j’avais déjà questionné leur présence dans Festen, elle me semble ici bien plus évidente : cela permet à Isabelle Adjani de n’être en scène que 45 minutes sur les 1h20 que dure le spectacle, et donc, quelque part, de limiter la casse. Car Isabelle Adjani telle qu’on me l’a toujours décrite n’est plus. La grande comédienne que j’avais découverte dans La journée de la jupe n’était pas la même que celle présente aux Bouffes du Nord, ce soir-là, hurlant au désespoir à grand renfort de glycérine et d’effondrements intempestifs… peu crédibles.

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© Simon Gosselin

Je n’imputerai pas à la comédienne la totalité de l’échec de ce spectacle. Une grande partie vient du texte, désespérément vide, douloureusement répétitif, terriblement ennuyeux. On sent le couac dès le début : une même scène est répétée trois, peut-être quatre fois, sans qu’on comprenne exactement ce dont il s’agit, sans que cela apporte quoi que ce soit à l’histoire. Une histoire dans laquelle je ne suis pas du tout rentrée, peu intéressée par les rapports insinués entre les comédiens. Le pseudo-parallèle avec la vie d’Isabelle Adjani, la multiplicité des grilles de lecture, l’improvisation revendiquée ne sont, à mon sens, qu’une vaste supercherie venant cacher un spectacle inabouti et sans grand intérêt – on lui préfèrera sans nul doute le film de Cassavetes.

En revanche, il faut reconnaître que les deux comédiens qui l’entourent servent au mieux ce texte pâteux, évinçant aisément et sans l’ombre d’un cabotinage leur partenaire féminine, et cela reste un grand plaisir de retrouver Frédéric Pierrot sur scène. Il apporte un je-ne-sais-quoi d’humanité, de mélancolie et de tendresse à son personnage qui le rendent puissamment attachant. Ce déséquilibre dans le jeu, qui est perceptible tout au long du spectacle, est d’autant plus rageant qu’il est écarté d’un revers de main – ou plutôt d’un claquement de mains – lors des applaudissements finaux où l’on comprend aisément que la salle ne salue que son actrice fétiche. Bouquets de fleurs, standing ovation, cris, il n’y en a que pour Isabelle Adjani lors des saluts, et c’en est presque malaisant pour les deux comédiens qui saluent, dignes, à ses côtés.

Impossible en effet d’oublier que c’est pour la comédienne que nous sommes là. D’une manière générale, tout transpire les Adjani-contraintes dans ce spectacle. D’abord, ces caméras dont j’ai déjà parlé. Caméras qui, étrangement, semblent surexposées dès qu’elles filment la comédienne, effaçant tout défaut de son visage, alors même qu’aucun filtre n’est appliqué pour les autres comédiens. Ensuite, cette espèce de fan-service qui voudra qu’elle ait comme des morceaux de bravoure seule, près du public – nous ne sommes pas dupes, si la salle est remplie, c’est bien pour elle. Tout semble devenir prétexte à mettre en valeur et enrichir le mythe de cette actrice si rare sur les planches : la moindre tirade – que dire de ces deux phrases de La Mouette lues à la va-vite entre deux répliques ? – ou le moindre objet – comme cet élément de costume qui apparaît soudainement à la fin de la pièce et qui ne vient que servir la comédienne probablement désireuse de se voiler lors des applaudissements.

Il y a une scène qui a été particulièrement dure pour moi dans ce spectacle. Une scène qui restera par le malaise qu’elle a provoqué en moi, ce sentiment d’impuissance devant l’espèce de décadence qui se jouait devant mes yeux. C’est une scène de danse. J’adore voir les comédiens danser. J’ai toujours eu une sorte de fascination pour ça. Le comédien, par la maîtrise qu’il a de son corps, est un bon danseur par essence. Même sur des pas simples, c’est toujours beau à regarder. Ce qui est cruel, c’est que Frédéric Pierrot venait d’en faire la démonstration : sur la scène précédente, il se déhanchait sur scène. Simplement, mais avec souplesse, avec grâce. Puis vient le tour d’Isabelle Adjani. J’ai bien conscience que sa scène de danse est entachée par l’alcool. Mais je ne pense pas que cet état prétendument éméché ait un quelconque rapport avec la maladresse qui me frappe. C’est là que je me rends compte qu’Isabelle Adjani n’est plus que le fantôme d’elle-même. Constat désespéré s’il en est, mais n’était-ce pas aussi, quelque part, la thèse de ce spectacle ?

From Opening Night to Opening Nightmare

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© Simon Gosselin

Les Métamorphoses du vide

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Critique de Callisto et Arcas, d’après Ovide, vu le 15 septembre 2018 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Emilie Incerti Formentini, Vincent Dedienne et Anton Froehly dans une mise en scène et une adaptation de Guillaume Vincent

Depuis que j’ai vu Vincent Dedienne sur scène dans Le Jeu de l’amour et du hasard, et que j’ai compris que j’avais plusieurs années à rattraper, je me suis promis de ne plus rater un de ses spectacles. C’est donc toute enthousiaste que j’ai pris mes places pour Callisto et Arcas dans mon abonnement pour les Bouffes du Nord, un théâtre où j’ai une confiance presque aveugle dans la programmation. Vincent Dedienne, Ovide, Bouffes du Nord, tout sonnait bien et semblait prometteur d’une bonne soirée. C’était sans compter Guillaume Vincent…

Dans Les Métamorphoses d’Ovide, Jupiter tombe amoureux de Callisto. Pour la séduire (ou plutôt la violer), il prend l’apparence de sa maîtresse, Phoebé. Quand la véritable Phoebé se rend compte que Callisto est enceinte, elle la chasse de chez elle, la laissant seule avec son fils, Arcas. Ne supportant cette nouvelle conquête de son époux, Junon transforme Callisto en ourse, qui manquera d’être chassée par Arcas. Pour éviter que celui-ci ne commette un matricide, Jupiter transformera respectivement Callisto et Arcas en la grande et la petite ourses qu’on connaît bien aujourd’hui.

N’espérez pas entrapercevoir quoi que ce soit de l’histoire d’Ovide dans ce spectacle. Vous aurez plutôt droit à une tirade de Phèdre, une interprétation ratée de Si maman si, un joyeux anniversaire repris en choeur par le public, des répliques « comiques » d’une facilité effarantes telles que « A cette époque, on pouvait se faire enculer comme on voulait », l’arrivée impromptue de Tirésias dans l’histoire sans qu’on ne comprenne pourquoi, et j’en passe. Les mots me manquent pour décrire mon effarement devant cette production.

Ce n’est pas le « n’importe quoi » qui me gêne. Il y a certains joyeux bordels qui méritent des standing ovation – je pense par exemple au génial Gros, la vache et le mainate. Mais ici, quelque part, on a quand même l’impression qu’on se fiche un peu de nous. C’est un sans queue ni tête qui transpire le vide. Dès le début, je me crispe. Le choix du théâtre dans le théâtre est souvent synonyme de facilité. Mais quand un personnage se met à réciter Phèdre pendant 5 minutes, et sachant que le spectacle n’en dure que 45, je commence à soupçonner du remplissage. Le reste de la pièce viendra confirmer mes premières craintes.

Le spectacle semble avoir été écrit, sur un coin de table, après une bonne soirée entre potes. Il n’est qu’un prétexte pour Vincent Dedienne à faire ce qu’il sait faire sans effort. Alors oui, c’est vrai, son sens du rythme parvient à soulever certains rires dans la salle. Mais je doute que le texte y soit pour grand chose. Le manque d’idée, le manque de construction, le manque d’écriture sont flagrants. La soudaine référence à Harvey Weinstein tombe comme un cheveu sur la soupe. Ne manquait plus que ça.

Un spectacle sans aucune tenue. pouce-en-bas

Pathétik-Hôtel

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Critique du Névrotik-Hôtel de Christian Siméon, vu le 12 mai 2018 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Michel Fau et Antoine Kahan, dans une mise en scène de Michel Fau

C’était le spectacle de la dernière chance. Ceux qui lisent régulièrement mes chroniques connaissent mon admiration pour Michel Fau et cette lente déchéance depuis quelques spectacles – depuis ce Fleur de Cactus si décevant la saison dernière. Depuis, je vais de déception en déception. Je misais beaucoup sur ce Névrotik-Hôtel qui semblait déjà plus fidèle au Fau que j’aimais, plus éloigné de ses dernières lubies, et j’y suis allée pleine d’espoir. J’en ressors le coeur gros, avec l’impression qu’une étoile s’est éteinte à tout jamais. Cette année, son Tartuffe à la Porte Saint-Martin s’était entièrement déroulé sans moi. Il en sera de même pour Fric Frac la saison prochaine au Théâtre de Paris. C’est la fin d’une époque. La fin du Fau.

Excitée, donc, je l’étais, en me rendant au Théâtre des Bouffes du Nord ce soir-là. Ce Névrotik-Hôtel semblait surfer sur la vague de son merveilleux Récital Emphatique : il aura malheureusement du mal à supporter la comparaison. Je suis quand même rassurée en constatant que le texte n’est pas de Fau : cela signifie qu’une fois encore, c’est bien son appréciation du texte qui est en cause, et non pas son talent. Quelque part, cela m’apaise. On se retrouve dans cet Hôtel où une diva – Michel Fau, qui d’autre ? – utilisera son talent monétaire en achetant le boy Antoine pour qu’il satisfasse ses plus étranges désirs. Ce que ce spectacle semble oublier, c’est que, quelque part, même l’extravagance a ses règles.

Décor rose acidulé qui pique les yeux, jusque-là rien de choquant. Michel Fau a toujours eu un goût particulier pour les couleurs flashys, c’est aussi pour ça qu’on l’aime. Les choses commencent à se gâter à son entrée en scène : il est seul, et il a beau être lui, le texte est si vide que je sens un poids grossir dans ma gorge. Peut-être que, fort de ses précédents succès, il a fini par croire qu’il pouvait tout monter avec brio. Il faut dire qu’une partie du public sera avec lui ce soir-là ; une partie qui commence à rire à peu près à l’instant où il met un pied sur la scène. La deuxième partie, dont je suis, semble déjà plus boudeuse ; menton dans la main, yeux fermés, petit coup d’oeil sur la montre… Quant à la troisième partie, elle est tout simplement absente : on est samedi soir et pourtant je n’ai jamais vu les Bouffes du Nord aussi peu remplies…

Qu’importe le texte, je me rassure en me disant que je pourrai me raccrocher aux chansons. Sur la bible, il est indiqué que ce sont des chansons inédites : on comprend rapidement pourquoi. J’exagère un peu : certaines sont agréables à l’oreille et même plutôt entraînantes. Mais la plupart du temps, ce sont surtout des paroles désespérément creuses, si bien que seuls les arrangements de Jean-Pierre Stora prennent un véritable intérêt. Et dire que Michel Fau parle d’hommage décalé et poignant à la grande chanson française

Alors bon, tout n’est pas si noir, mais tout n’est pas aussi rose que le voudrait le décor. Par instant, le Michel Fau d’avant revient. Dans une réplique, dans une grimace, dans un geste, je retrouve ce que j’étais venue chercher, cette grandiloquence assumée, cette originalité sans complexe, cette faulie unique. Alors je prends, comme une dernière offrande, les restes d’un être qui peu à peu s’efface, perdu dans la folie des théâtres privés qui lui ouvrent leurs portes.

Le truc, c’est que le personnage de diva de Michel Fau ne chante pas divinement bien – et son acolyte Antoine Kahan non plus. C’est un peu comme Miss Knife pour Olivier Py : on ne vient pas la voir parce qu’elle va ravir nos oreilles mais parce que c’est un personnage formidable de composition et, dans le cas de ce dernier, avec des paroles qui valent vraiment le détour. Si on enlève et les paroles et la composition, il est clair que le personnage perd beaucoup de son intérêt… Et c’est exactement ce qui se passe ici. Les chansons étant ce qu’elles sont, l’intrigue étant ce qu’elle est, les voix des deux comédiens étant ce qu’elles sont… qu’est-ce qui reste ?

Plus que des souvenirs. 

Détenus sous le charme

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© Simon Annand

Critique de The Prisoner, de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, vu le 17 mars 2018 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Hiran Abeysekera, Ery Nzaramba, Omar Silva, Kalieaswari Srinivasan et Donald Sumpter, dans une mise en scène de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne

Une chance inouïe. C’est la première réflexion qui me vient au sortir du spectacle. Dire que j’aurais pu manquer ça. Cette découverte. Ce monde. Cette pureté. Dire que j’aurais pu manquer Peter Brook et son théâtre si particulier. Unique, peut-être. Je suis pourtant abonnée aux Bouffes du Nord. J’avais même réservé pour le spectacle de sa fille, cet excellent Peer Gynt monté il n’y a pas si longtemps. Étrange erreur heureusement réparée grâce à Olivier Mantei qui me propose si gentiment une place. Si humainement. Désir de transmission ? Quelque chose d’assez Brookien finalement.

Le spectacle s’ouvre avec un homme occidental. Est-ce nous ? Est-ce Peter Brook ? Qu’importe. Cet homme, en voyage dans une contrée lointaine qui ne sera jamais décrite précisément, fait la rencontre d’un homme du pays, Ezekiel. Il va lui conter l’histoire de son neveu, Mavuso, qu’il pourra rencontrer dans un désert puisqu’il y reste chaque jour, assis devant une prison, « pour réparer ». Réparer quoi ? La réponse immédiate serait la suivante : réparer le crime indicible qu’il a commis en tuant son père après l’avoir découvert dans le lit de sa soeur. Et pourtant cela ne colle pas… entièrement.

Ma relation avec ce Théâtre est assez particulière. J’ai mis du temps à apprivoiser le lieu. Je me souviens de ma première venue ici, c’était pour un Claudel et j’ai eu peur de cette salle. C’est tellement niais et pourtant tellement vrai ici : le lieu est hanté, il est habité, il porte les marques du temps grâce à des restaurations qui ont pris soin de le laisser en l’état. Il est d’une beauté à couper le souffle et, lorsqu’il est aux mains de Peter Brook, le résultat est simplement époustouflant.

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©  Simon Annand

Il est sans aucun doute celui qui connaît le mieux le théâtre. Réunissez le maître de l’épure et son lieu de prédilection et le résultat n’en sera que plus magistral. Sur scène, quelques rochers, quelques buissons. Aucun décor. Ici, le lieu est personnifié. Pour moi qui ai si peu voyagé, ces lumières projetées sur ces murs au rouge si particulier, intense et marqué par le temps, créent un paysage qui ne correspond  sans doute à rien dans la réalité mais qui me permet de m’évader loin.

Voilà un spectacle qui pose des questions de manière à la fois simple et poétique. Un spectacle qui aborde la question de la justice et, d’une manière plus globale, la société  dans ce qu’elle a de plus normatif. Cette orientation se faire de manière extrêmement naturelle, passionnante, jamais explicative, simplement en racontant une histoire sans prendre parti. Et cette fin. Cette fin. Il y a quelque chose de très humble dans la manière de poser les questions, d’aborder cette histoire, et une véritable authenticité, comme un besoin de prendre du recul face à un propos trop intériorisé pour être compris par une simple introspection. On ressent la nécessité de porter ce sujet sur une scène.

S’il est un scénographe de talent, Peter Brook n’en délaisse pas moins la direction d’acteurs. Exemplaire. Chaque comédien a une aura monstrueuse et amène avec lui une histoire, un passé, une âme qui respire à ses côtés. Ils font partie du décor, littéralement, et dans le bon sens du terme : ils ne s’y adaptent pas, il le forment avec eux. Pas besoin de musique, pas besoin d’artifice : ils créent réellement l’univers autour d’eux, en échangeant des mots simples, des regards profonds, des pensées nécessaires.

Perfection. Tout simplement. ♥ ♥ ♥

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©  Simon Annand

Le meilleur du Peer

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Critique de Peer Gynt d’après Ibsen, vu le 10 février 2018 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Helene Arntzen, Frøydis Arntzen Dale, Diego Asensio, Jerry Di Giacomo, Scott Koehler, Mireille Maalouf, Roméo Monteiro, Damien Petit, Margherita Pupulin, Pascal Reva, Augustin Ruhabura, Gen Shimaoka, Shantala Shivalingappa et Ingvar Sigurdsson, dans une mise en scène d’Irina Brook

Peer Gynt fait partie de ces spectacles qu’il m’est difficile de revoir tant je garde d’images de la version spectaculaire d’Eric Ruf, montée au Grand Palais il y a plusieurs années maintenant. Cependant, au début de la saison, pour compléter mon abonnement aux Bouffes du Nord, il me manquait un spectacle. Ne connaissant pas l’univers d’Irina Brook et curieuse de le découvrir, je me suis finalement décidée à réserver pour son Peer Gynt rock’n’roll. Sage décision.

Retrouver cet univers me donne envie de relire l’oeuvre d’Ibsen. Peer, c’est l’histoire de la recherche de soi. Qui suis-je ? Où vais-je ? Comment être heureux ? Des questions qui ne nous quitteront jamais et qu’Ibsen soulève à travers ce personnage menteur et vaurien, qui cherchera à tromper et tricher pour être quelqu’un qu’il n’est pas, alors même que la vérité et le bonheur étaient peut-être à portée de main. Peer, c’est finalement un peu chacun de nous.

Une belle surprise. C’est le sentiment qui monte en moi au sortir du spectacle. Ce n’était pas gagné : fatiguée, les paupières lourdes, j’ai un peu rouspété lorsque j’ai découvert à quelques minutes du début que le spectacle était en anglais surtitré. Pourtant dès les premières minutes, l’atmosphère m’emballe. Pas besoin d’entrer dans ce spectacle : on y est propulsé dès la première scène. Shantala Shivalingappa, respirant la pureté, s’avance lentement vers le centre de la scène et commence à chanter. Elle est hypnotisante, et le silence qui se fait alors a quelque chose de religieux. Captivante, elle nous invite à la suivre dans l’univers de Peer.

Irina Brook n’a pas craint le mélange des genres. Ainsi, son spectacle passe sans concession d’un pur moment rock’n’roll à une scène calme et enneigée aux allures nordiques. Les deux visions se complètent très bien : d’une part, la transposition un peu « agitée » évoque cette ambition de grandeur décadente qui est celle de Peer, cette recherche absurde et enivrante de laisser une trace, que le monde entier connaisse son nom, qu’il soit reconnu afin d’éviter d’avoir à se reconnaître lui-même. De l’autre, le calme appuie la solitude qui est la sienne dans ce monde des strass et des paillettes, d’où seule Solveig semble pouvoir le tirer. L’opposition des deux mondes fonctionne très bien, et l’humanité de Peer semble se dissoudre dans le premier au fil de la pièce.

Pour monter Peer Gynt, il faut un Peer. Et Irina Brook l’a trouvé. Ingvar Sigurdsson est tout simplement prodigieux. Avec ses airs d’adolescent attardé, il est un Peer turbulent et débridé, odieux et néanmoins attachant. Le comédien a l’aura nécessaire pour incarner la star du rock imaginée par Irina Brook, et il nous entraîne dans sa décadence dans un rythme effréné. Certes, on perd un peu en émotion à cause de la barrière de la langue, mais il a limité l’hémorragie en jouant autant avec son corps qu’avec les mots. Ainsi son âme transcende la scène du théâtre des Bouffes du Nord, et on est avec lui fougueusement happé par l’atmosphère enivrante qui l’entoure, soudainement frappé par le silence et l’abandon qui le déchirent, puissamment transporté dans sa folie de conquête à la fois monstrueuse et tellement humaine.

Merci Irina Brook de m’avoir rappelé qu’une transposition moderne pouvait également être belle et intelligente. ♥  

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La voix du coeur

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Critique de Mon Coeur, de Pauline Bureau, vu le 24 mars 2017 aux Bouffes du Nord
Avec Yann Burlot, Nicolas Chupin, Rébecca Finet, Sonia Floire, Camille Garcia, Marie Nicolle, Anthony Roullier et Catherine Vinatier, dans une mise en scène de Pauline Bureau

Une pièce sur l’affaire du Médiator… Voilà un spectacle que j’aurais manqué si je n’avais pas vu les très bons retours de certains twittos théâtreux sur la toile. L’affaire, que j’ai suivie de loin lorsqu’elle éclatait en 2012, se retrouve sur une scène de théâtre, et j’avais peur du documentaire, que j’ai souvent tendance à éviter. Mais je n’avais rien compris. Les scènes de justice, devant le comité d’expert, ne sont-elles pas en-elles même déjà théâtralisées ? La transposition de la vie à la scène était alors naturelle. C’est le parti pris de Pauline Bureau : dans Mon Coeur, elle met en scène simplement les faits. Aucun ajout n’est nécessaire : ils parlent suffisamment crûment pour eux-mêmes.

Le spectacle se divise en deux temps. Pour amener à ces scènes de justice, il faut d’abord contextualiser. En deux heures, il faudra retracer 15 ans de la vie de Claire Tabard, venue consulter pour une difficulté à perdre du poids après une grossesse, et dès lors devenue victime du Mediator. On suit Claire dans sa vie de jeune femme active, élevant seule son enfant, travaillant comme vendeuse dans une boutique de lingerie féminine le jour, sortant et profitant de la vie la nuit. Mais le médicament entraîne des ralentissements de son rythme de vie, et Claire, épuisée, finira par consulter. Le verdict est sans appel : elle devra subir une opération à coeur ouvert la semaine d’après si elle veut vivre. S’ensuivent de longues périodes de récupération auxquelles assiste son fils, Max, impuissant.

La deuxième partie est plus dure encore. La scénographie est minime, seuls les mots sont là pour retranscrire une vérité qui dérange. On suit le long combat d’Irène Frachon pour faire interdire le Médiator en France, alors même que la plupart des autres pays l’ont déjà proscrit de la vente depuis un bout de temps. Parallèlement, c’est la poursuite judiciaire entamée par Claire Tabard qui prend forme sur la scène. La confrontation entre les deux parties est longue, douloureuse, impensable. A notre tour d’assister, impuissant, à l’inhumanité d’une société qui se prétend pourtant organisme de santé. Le théâtre prend alors la forme d’une dénonciation, mais également celui d’un témoin nécessaire.

Le témoignage est d’autant plus poignant qu’il est porté par des comédiens dont l’humanité ne fait aucun doute. Catherine Vinatier est une Irène Frachon dont la fragilité est perceptible, mais qui, animée par un désir de sauver des vies, ne lâchera le combat à aucun moment. Sa rencontre avec Claire (Marie Nicolle) est d’une simplicité sans nom et pourtant tout est dit. La lente descente aux enfers de Claire ne pouvait être mieux appréhendée que par l’évolution, physique, psychologique, du personnage, et la transformation est bluffante. Toute la vie qui animait la jeune femme disparaît au détriment de la fatigue, de la souffrance, et de la solitude. Le brin d’espoir est incarné par Nicolas Chupin, l’avocat de Claire : Hugo. La complexité du cas, les épreuves à surmonter, la longueur des réclamations, rien n’aurait pu exister sans sa patience et son professionnalisme. Il devient une échappatoire nécessaire à la cruauté et l’indécence du comité d’expertise. Une touche d’humanité essentielle pour respirer lors de cette deuxième partie.

Un cri du coeur, intelligent et essentiel. ♥ ♥ 

MON COEUR