AnTraumaque

Critique d’Andromaque, de Racine, vue le 20 décembre 2023 au Théâtre de l’Odeon
Avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais

J’aime bien les mises en scène de Braunschweig. Je ris car avant de commencer cet article, je suis allée jeter un coup d’oeil à ce que j’avais pu écrire par le passé. En brave mordue qui se respecte, j’ai surtout écrit sur ce qui m’avait contrariée, moins sur ce qui m’avait plu (oups). Et pourtant, ses mises en scène d’Arne Lygre, son Britannicus, son Oncle Vania, ou, avant même l’existence de ce blog, son Tartuffe, m’ont laissé de beaux souvenirs. Cette espèce de distance qui lui est propre et qui donne souvent une note si particulière à ses spectacles m’intéresse et m’interpelle. Alors, comment un metteur en scène cérébral comme Braunschweig fait pour monter une pièce qui, à mon sens, ne l’est pas ? Comment son habituelle distance va fonctionne avec Racine ? Mystère mystère.

Andromaque, je crois que c’est mon Racine préféré. Peut-être parce que c’est le plus agité de tous, parce qu’il se passe toujours quelque chose, parce que c’est un nid à rebondissements. Et parce que ces amours non payés de retour donnent vie à certains des plus beaux vers raciniens. Il faut dire que c’est bien le bordel, cette histoire : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort. Hector a été tué par Achille, et son fils, Pyrrhus, a fait de sa veuve Andromaque sa captive. Il l’aime, mais toutes les pensées de la prisonnière sont tournées vers son mari mort et son fils, Astyanax, qu’elle cherche à protéger de la fureur des grecs. Pyrrhus, quant à lui, est promis à Hermione, fille de Ménélas ; son amour pour la troyenne est mal vu et pourrait déclencher une guerre.

Pour moi, Andromaque est une pièce qui met en scène des puissants. Leur vie est guidée par la politique, par le devoir, par les contraintes du pouvoir. C’est parce qu’ils subissent que la tragédie existe. Braunschweig donne à entendre autre chose. Ils ne semble pas montrer les protagonistes comme des puissants, mais plutôt comme des « fils de » qui n’ont pas les épaules. Qui ne sont pas à la hauteur. Ou qui ne le sont plus. Parce que la guerre est passée par là.

C’est probablement le plus marquant dans cette mise en scène. Quand souvent, dans les mises en scène d’Andromaque, la guerre semble être passée depuis un certain temps, là, on semble encore dedans. Braunschweig fait d’Andromaque une pièce de guerre. Les personnages en sont profondément marqués. Pyrrhus, semblant vivre avec un stress post-traumatique devenu ingérable, Oreste, froid et distant, tout en retenu, Hermione, les mains dans les poches dans une attitude d’agressivité constante, Andromaque, hantée par le sang. Tout semble vu à travers ce prisme-là. Et c’est vrai, c’est là, dans le texte, impossible de le nier.

C’est intéressant, mais il manque quelque chose. Monter Andromaque en mettant de côté la suite de sentiments unilatéraux qui lie chacun des personnages me semble être une erreur. Je me souviens d’une interview de Léonie Simaga, qui jouait Hermione dans la version de Muriel Mayette à la Comédie-Française il y a plus de dix ans de ça, parlant de « l’humiliation de ne pas être aimé« . On ne saurait mieux dire. Sans cela, la pièce perd en force, en saveur, et même en cohérence. Si tous peuvent être vus comme des ratés, Andromaque, elle, est l’intruse. Elle est presque définie par son amour pour Hector. Lui retirer sa passion, c’est lui retirer son intérêt. Elle ne représente plus rien.

Par ailleurs, l’absence d’amour, c’est aussi l’absence de liens entre les personnages. Ils deviennent des individus isolés, comme des fantômes qui errent sur la grande scène de l’Odéon. Ils se croisent seulement. Rien n’occupe l’espace vide. Et la tension peine à s’installer. Il manque quelque chose. Ôter la passion de ce spectacle, c’est aussi ôter l’émotion. Et si ça passe bien sur des spectacles politiques comme Britannicus, Andromaque, elle, souffre de cette absence. Aussi intéressante soit la lecture de Braunschweig, elle est incomplète. Mais est-il vraiment possible de jouer à la fois la guerre et la passion ? Vous avez deux heures.

© Simon Gosselin

Rodrigues a du coeur

© Magali Dougados

Critique de Dans la mesure de l’impossible, de Tiago Rodrigues, vu le 22 septembre au Théâtre de l’Odéon
Avec Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov, accompagnés par Gabriel Ferrandini, mis en scène par Tiago Rodrigues

Tiago Rodrigues, c’est un rendez-vous que j’attends toujours avec impatience. J’avais préféré manquer celui de La Cerisaie en voyant les premiers retours, et j’en suis ravie : cela a évité de tâcher le nom de ce metteur en scène portugais que j’adore. Dans cette Mesure de l’impossible, il met en scène les témoignages de travailleurs de l’humanitaire, pour essayer de comprendre leur quotidien, leur expérience sur le terrain, de pouvoir peindre les différentes facettes de ce métier quand c’est toujours sous le prisme du don de soi qu’il est perçu.

Il faut dire quelque chose avant tout, parce que sinon je risque de l’oublier, c’est que c’est un grand spectacle. Mais ce n’est pas un spectacle qui appelle les superlatifs : c’est un très beau spectacle, un spectacle proche d’une certaine forme de perfection, c’est un spectacle essentiel, mais c’est aussi un spectacle que j’ai l’impression de dénaturer un peu en lui rendant cet hommage. C’est presque un peu déplacé. Alors je vais faire en sorte que ma ferveur s’arrête là.

Ce n’est pas très dur, car ce n’est pas un spectacle qui rend enthousiaste. Il nous plonge dans un état étrange, comme une sorte de méditation. Il nous plonge un peu dans l’état dans lequel doivent être les travailleurs de l’humanitaire qui sont face à nous. Ils nous racontent des choses dures, des choses impossible à concevoir, mais à aucun moment ils ne déchargent sur nous leur fardeau. Le poids des mots reste sur scène, et on ne plie pas sous la lourdeur de ce qui nous est conté. Depuis le plateau, ils nous protègent des horreurs qu’ils voient et qu’ils racontent. Ils font écran. J’ai encore du mal à comprendre par quel mystère Tiago Rodrigues réussit ce tour de passe-passe de toucher sans provoquer d’effondrement intérieur.

En fait, il a recourt a ce qui lui a toujours le plus réussi : la simplicité. L’une des trouvailles les plus géniales de ce spectacle, qui lui permet d’être ce qu’il est, c’est de représenter la complexité dans son plus simple appareil. Tiago Rodrigues a su composer une très belle harmonie scénique : un quatuor de comédiens puissant, une scénographie magnifiquement épurée, et une musique qui vient seconder la langue lorsque celle-ci manque de mots. Pas de grand décor, de vidéo, de trucs en tout genre pour accompagner les témoignages. Juste le génie de la nuance entre le possible, le monde des spectateurs, et l’impossible, les zones de conflit évoquées.

Cela devient une évidence, dans le spectacle, une langue commune, un lieu où tout le monde peut se retrouver et s’inventer à la fois, et c’est là l’essence de ce spectacle. Construite autour de ce possible et de cet impossible propres à chacun et liens de tous, la forme théâtrale fonctionne parfaitement. C’est un théâtre documenté, à la fois sérieux et narratif, qui utilise la puissance de l’objet dramatique pour arriver à ses fins, et permettre au spectateur de comprendre le regard des travailleurs humanitaires sur le monde. Sans attendrissement. Sans chichi. Avec simplement une grande humanité.

Comme un coup de poing dans du chamallow. ♥ ♥ ♥

© Magali Dougados

Mi-figue, mi-phi-génie

Critique d’Iphigénie, de Racine, vue le 24 septembre 2020 aux Ateliers Berthier
Avec, en alternance, Sharif Andoura, Jean-Baptiste Anoumon, Suzanne Aubert, Astrid Bayiha, Anne Cantineau, Virginie Colemyn, Cécile Coustillac, Claude Duparfait, Ada Harb, Glenn Marausse, Thierry Paret, Pierric Plathier, Lamya Regragui Muzio, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais, Thibault Vinçon

Évidemment, à l’annonce d’une Iphigénie mise en scène par Braunschweig, je ne peux qu’être ravie. Elle me permettra de retrouver un metteur en scène que j’aime beaucoup, qui m’avait déjà plus que convaincue dans la version d’un autre Racine, Britannicus, qu’il avait monté dans la Salle Richelieu de la Comédie-Française. Une version qui m’avait d’abord rebutée avec ses décors d’administration et ses costumes-cravates, mais qui m’avait finalement convaincue. Ici, rebelotte pour le costume-cravate, mais c’est surtout une mise en scène corona-compatible que nous propose Braunschweig. Ou quand un metteur en scène déjà très porté sur le texte cherche à ne s’appuyer plus que sur le texte.

On la connaît, l’histoire d’Iphigénie, même sans avoir en tête l’oeuvre de Racine. Cette jeune femme doit être sacrifiée par son père Agamemnon (« Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire, Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père« ) comme une offrande aux dieux afin que les vents soufflent à nouveau et permettent aux bateaux grecs d’avancer vers Troie. Évidemment, pour Agamemnon, le choix est cornélien : d’un côté, son devoir en tant que roi de Mycènes lui impose ce sacrifice, de l’autre, son amour de père l’empêche de donner lieu à l’acte fatal.

Je suis un peu embêtée devant ma page quasiment blanche. Mes sentiments divergent face à cette Iphigénie et il m’est encore plus difficile d’émettre un avis en sachant que je ne sais pas ce que j’en attendais. Je connais le travail de Braunschweig et je l’apprécie : j’aime la froideur intellectuelle et la distance qu’il insuffle à ses spectacles, j’aime le dépouillement de ses mises en scènes, j’aime ses lectures quasiment dissertatives des oeuvres. Tous ces éléments, je les ai retrouvés ici. Le texte qu’il a rédigé dans la bible est brillant. Je n’accuserai donc pas sa mise en scène, simplement son choix de texte.

Je découvrais Iphigénie et jamais je ne me serais attendue à être déçue par une tragédie racinienne. Durant la pièce, je me suis demandée comment il était possible que l’intrigue me paraisse aussi emberlificotée, dans quel monde parallèle j’étais tombée pour ne pas m’extasier à chacune des répliques, pourquoi le personne d’Iphigénie me paraissait aussi tordu. Après quelques échanges avec ma voisine de ce soir-là, j’en suis arrivée à la conclusion suivante : Iphigénie est vraiment complètement tordue. Le personnage est incompréhensible, imprévisible, indéfinissable, sorte d’Antigone avant l’heure guidée par une loi qu’elle seule peut interpréter.

© Simon Gosselin

Si j’aime la froideur de Braunschweig, il est vrai que c’est nous mettre à rude épreuve que nous la proposer sur pareille pièce. Il a choisi le dépouillement extrême : décor et scénographie réduits à leur minimum – la règle de temps est symbolisée par ce paysage de mer désespérément calme sous un ciel qui s’éclaircit puis s’assombrit, seulement deux chaises et une fontaine à eau occupent la scène, la distanciation entre les comédiens est de mise – on a vraiment l’impression que c’est la direction d’acteurs qui a constitué l’essentiel de son travail.

Et il n’y a pas à dire, sur les plus belles scènes de la pièce, son travail est brillant. Sur notre barque de spectateur, tout est entièrement calme et seuls les dialogues sont les rames qui nous permettent d’avancer. Et le matériel fourni par Braunschweig est bon, les échanges sont incisifs, incarnés, puissants. En raison des agenda des comédiens mais également par souci d’offrir des possibilités au maximum d’artistes, Braunschweig a choisi une distribution en alternance où les partenaires ne sont pas fixe manière à ne pas s’asseoir dans un confort de jeu. Si je ne peux donc parler de l’ensemble de la troupe, je souhaite quand même souligner la perfection de jeu de Virginie Colemyn, sublime Clytemnestre, capable d’exploser toute en retenue et de monter crescendo sans jamais mettre un accent inutile. Une grande tragédienne.

Malheureusement, en faisant du texte son élément principal, Braunschweig accompagne aussi bien ses envolées que ses défauts. Et malgré une lecture claire de l’oeuvre de Racine, il ne parvient à échapper aux scènes tarabiscotées, moins bien écrites voire même sans grand intérêt pour l’avancée de l’action. C’est le cas malheureusement de beaucoup des scènes dans lesquelles Achille apparaît, et malgré la grande justesse du comédien ce soir-là, je me suis retrouvée perdue à plus d’une reprise. Le bateau dans lequel Braunschweig nous embarque tangue à plusieurs reprises et ce n’est ni la mer calme, ni les vents puissants qui nous accompagnent. Plutôt un mistral imprévisible, avec rafales et acalmies.

Heureuse d’avoir découvert un nouveau texte, mais peut-être à conseiller seulement une fois qu’on connaît le reste de l’oeuvre de Racine. ♥ ♥

© Simon Gosselin

Boushow and Cie

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© Jean-Louis Fernandez

Critique d’Un ennemi du peuple, d’après Ibsen, vu le 17 mai 2019 au Théâtre de l’Odéon
Avec Sharif Andoura, Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Cyprien Colombo, Vincent Guédon, Jeanne Lepers, Agnès Sourdillon, dans une mise en scène de Jean-François Sivadier

Je n’arrive pas à me faire d’avis déterminé sur le travail de Jean-François Sivadier. J’avais vu il y a quelques années, déjà à l’Odéon, une Dame de chez Maxim plus qu’honorable qui me laisse un bon souvenir, entaché depuis par la reprise d’Italienne scène et orchestre que j’ai découverte la saison dernière et que j’avais trouvé inutilement poussive et sans grand intérêt. Dans son Ennemi du peuple, il retrouve son fidèle Nicolas Bouchaud et lui propose à nouveau le même genre de rôle, légèrement cynique, toujours proche du public, presqu’hors de la scène et du jeu. Un rôle qui, s’il pouvait faire illusion dans ses précédentes créations, ne sied pas si bien que ça à Ibsen.

La ville dans laquelle se déroule la pièce doit une partie de sa richesse à l’établissement de bains qu’administre le préfet Peter Stockmann et pour laquelle travaille son frère, Tomas, médecin. Mais celui-ci avait des doutes quant à la propreté du lieu et a fait faire des analyses qui viennent confirmer ses soupçons : les eaux sont contaminées, d’immenses travaux sont à envisager pour garantir la santé des curistes. Tomas semble voir ici l’évidence mais tous, en face de lui, ne sont pas de cet avis et il va progressivement devenir l’ennemi du peuple.

J’ai mis du temps pour l’écrire, ce papier-là, mais je pense que je ne serai toujours pas satisfaite par ce qui en ressortira. Je suis très partagée par ce spectacle, mais les frontières entre ce que j’ai aimé et ce que j’ai moins aimé restent assez floues et je risque d’être confuse dans mes explications. Cette confusion, je la dois d’abord au spectacle qui est lui-même un peu désordonné par endroits. Je m’explique.

Il y a d’abord le texte d’Ibsen, que je découvrais. Un théâtre éminemment politique, dégageant une puissance et une grandeur qui ne cherchaient qu’à s’affirmer par la suite. Un théâtre quasiment classique par les échos à l’actualité qui résonnaient parfois dans certaines répliques. Un théâtre que j’aurais aimé réellement découvrir, comprendre, du théâtre qui m’aurait donné davantage à réfléchir que ce en quoi il a été transformé. Une transformation que je ne cautionne en aucun point.

Il y a la vision du metteur en scène, calquée par-dessus Ibsen. Une vision audible – après tout, c’est bien pour voir une interprétation que je vais au théâtre, sinon je me contenterai de lire des textes chez moi – mais que je ne partage pas et qui m’a plutôt irritée tout au long de la pièce. Pour souligner l’ironie présente chez Ibsen, Sivadier a rajouté des détails burlesques à sa mise en scène qui ne me semblaient pas nécessaires : il cherche à faire rire le public par ce que j’appellerais des actes gratuits. Les comédiens sont dirigés de manière à rendre leurs personnages presque caricaturaux. C’est facile, et ça n’ajoute rien, à part à ma mauvaise humeur. Par ailleurs, il a également fait le choix d’un procédé de distanciation, que je m’explique moins – à mon humble avis, il aurait davantage exploité la force de la pièce en la jouant franc jeu. A quoi bon montrer la machine à fumer lorsque les personnages sortent les cigares, ou jeter de la poudre blanche en s’exclamant « il neige ! » ? Cette distanciation empêche toute montée de tension dans la pièce, et c’est dommage.

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© Jean-Louis Fernandez

Il y a enfin le show Bouchaud, troisième couche de ce spectacle, qui l’alourdit encore. Ce show, je le reconnais volontiers, est tout à fait cohérent avec l’ensemble de la construction du spectacle, et particulièrement avec la distanciation voulue par Sivadier. Il permet notamment d’expliquer, et rend d’ailleurs tout à fait honneur à un ajout survenu plus tôt dans le spectacle : la montée d’un spectateur sur scène. On avait pu en effet observer comment Bouchaud se mettait progressivement le spectateur dans la poche et comment, soudainement et de manière plutôt impolie, ce dernier avait dû quitter la scène sans demander son reste – il avait été, en quelque sorte, manipulé. Cela fait écho à son discours de l’acte IV, ce fameux show Bouchaud dont je voudrais parler. Alors oui, c’est malin, c’est assez ingénieux, mais franchement, on n’est pas venus là pour ça.

Tout d’un coup, on sort d’Ibsen. On se met à parler de gilet jaune, on se retrouve dans une mise en abîme du théâtre, on se met à parler du rapport entre un comédien et son public, on se fait insulter par Nicolas Bouchaud qui nous traite allègrement de veaux – ce qui fait beaucoup rire le public de l’Odéon. De mon côté, je grommelle. Je me sens un peu trahie devant cette adaptation libre d’Ibsen alors même que le texte annonçait le texte fidèle de la pièce. La lecture de la pièce que fait Sivadier, en proposant une analogie politique/acteur et peuple/public aurait pu être intéressante, mais pas sous cette forme. J’ai l’impression qu’il a voulu en faire trop d’un coup : entre la distanciation, le burlesque, l’adaptation, il aurait fallu choisir un cap et s’y tenir. Là, on se perd. Toute cette série d’écarts au texte initial rend l’ensemble plutôt incompréhensible. Il y a une disparité gênante entre les grandes scènes de confrontation, qui viennent d’Ibsen, et cette espèce de « show » – dont j’apprendrais plus tard qu’il est issu d’une improvisation en répétition : la greffe ne prend pas.

Je suis donc partagée. Tout n’est pas à jeter, les comédiens sont très bien dirigés et donnent à entendre le texte avec brio – mais on sent qu’il pourrait être plus marquant encore. Je suis heureuse malgré tout d’avoir découvert ce grand texte derrière une mise en scène qui se regarde… et qui voudrait peut-être suivre la lignée de Ça ira, la merveille de Pommerat qui continue de se jouer actuellement à la Porte Saint-Martin. Mais n’est pas Pommerat qui veut, et si les inspirations sont continues tout au long du spectacles – sur les choix musicaux, sur les lumières qui accompagnent le show Bouchaud, sur l’utilisation du public comme d’une assemblée – Sivadier ne parvient pas à recréer l’immersion et la totalité des spectacle de Pommerat. La mayonnaise ne prend pas, et le goût qui reste en bouche est bien trop pâteux. Dommage.

Il m’en restera l’envie de découvrir ce texte… et de voir Nicolas Bouchaud, un jour, dirigé autrement.

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© Jean-Louis Fernandez

AIDS et moi

LesIdoles2-®JeanLouisFernandez-036.jpgCritique des Idoles, de Christophe Honoré, vu le 19 janvier 2019 au Théâtre de l’Odéon

Avec Youssouf Abi-Ayad, Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Marina Foïs, Julien Honoré, Marlène Saldana, et Teddy Bogaert, dans une mise en scène de Christophe Honoré

Plusieurs raisons à mon enthousiasme sur le chemin me menant à l’Odéon. Le premier s’appelle Marina Foïs. Un article du Monde parle de la comédienne comme d’une transformiste. Le mot est bien choisi. Je ne l’ai vu que dans Démons sur scène mais elle me laisse encore une impression de puissance ; ses apparitions récurrentes dans Burger Quiz me donnent toujours le sourire ; je ne peux plus voir Polisse jusqu’à la fin. Le deuxième s’appelle Christophe Honoré. Je connais la bande originale des Chansons d’amour par coeur bien que ma première réaction fut de les trouver niaise ; il a emporté Vincent Lacoste très loin dans Plaire aimer et courir vite ; je ne connais pas son travail scénique. Comment ne pas être impatiente ?

Les Idoles, ce sont celles de Christophe Honoré. Jacques Demy, Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Hervé Guibert, Cyril Collard, et Serge Daney. Tous sont morts du SIDA dans les années 90. Christophe Honoré les a admirés, puis les a perdus. Dans sa pièce, il les fait revenir aujourd’hui, en 2019, sous forme de fantômes. Ils ne s’étaient pas forcément rencontrés dans la vie, mais ils se connaissent et se respectent, et vont profiter de ce moment pour échanger sur leur vie, leur mort, la manière dont ils ont vécu la maladie, leur époque, ou encore ce que le monde est devenu aujourd’hui.

Je sors frustrée de ce spectacle. Ce ne sont pas mes idoles. Ce ne sont pas mes fantômes. Les personnages que Christophe Honoré met en mouvement ne m’évoquent que peu de chose. Je ne les inscris pas dans une époque donnée, avec ses codes, ses moeurs. Je n’ai pas les références nécessaires à comprendre les allusions qui composent le spectacle. Je ne me représente pas Elizabeth Taylor. Je n’ai jamais dansé sur Saturday Night Fever. Je n’ai pas vu les Nuits Fauves. Et même si les univers de Jacques Demy, de Jean-Luc Lagarce et de Bernard-Marie Koltès me sont familiers, je sens bien que je passe à côté de l’essence du spectacle.

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© Jean-Louis Fernandez

Néanmoins, quelque chose est là. C’est peut-être l’évocation de la mort, ou la présence si proche de ces personnages dont on sent de manière indicible qu’ils sont associés à quelque chose qui nous dépasse. Je ne comprends pas mais j’écoute et j’observe attentivement la rencontre qui se joue sous mes yeux. Les mots défilent. Corps perdu, Mon Sida, Michel Foucault, Elizabeth Taylor. Chaque comédien a son morceau de bravoure. Je suis particulièrement scotchée par Marlène Saldana, que je découvre et qui danse de manière endiablée, presque possédée, sur la Chanson d’un jour d’été des jumelles que je connais bien. Et puis, à nouveau, lors de son numéro de claquettes qui répond à la mélodie mélancolique des Parapluies de Cherbourg, me voilà transportée ailleurs. Je comprends que je passe à côté de quelque chose, car je ne suis touchée que par ce qui fait écho en moi, soit peu de chose en somme.

Et puis arrive Marina Foïs. Je ne sais rien d’Hervé Guibert ni de Michel Foucault. A dire vrai, pendant le monologue dont j’apprendrai par la suite qu’il est tiré de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, je ne suis même pas sûre qu’il est écrit par l’un, évoquant l’autre. Ce n’est presque pas la question, oserais-je dire. C’est dans ce monologue – court, long ? je ne sais plus – que j’ai touché du doigt l’atmosphère d’une époque. Marina Foïs est d’une sobriété à couper le souffle. Plus elle avance dans son histoire, plus la salle prolonge son apnée, jusqu’au gong final qui tombe

Je ne pourrai davantage analyser le fond. Je m’autorise quand même dire quelque mots sur la forme que prend le travail de Christophe Honoré. Si mes oreilles peinaient à suivre, mes yeux étaient ravis : la scénographie est superbe, créant avec peu d’objets des ambiances très spécifiques. Par ailleurs, j’ai déjà mentionné les « moments » de chacun des comédiens : bien que certains m’aient particulièrement touchée, je reprocherais un aspect presque imposé qui les rend moins authentiques – on les sent trop arriver. J’aurais aussi quelques reproches à faire au texte : le spectacle enchaîne beaucoup d’idées mais ne les développe parfois pas assez. Ainsi, j’aurais aimé par exemple que les fantômes poursuivent leur débat sur ce qu’est devenu le monde aujourd’hui. Mais, souvent, ils s’arrêtent sur un bon mot ou une allusion bien placée. Un peu facile, alors même que le spectacle ne l’est pas. Dommage.

Terriblement frustrante, cette impression de passer à côté de quelque chose d’important. 

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© Jean-Louis Fernandez

Duparfait… ou pas

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© Elizabeth Carecchio

Critique de L’École des Femmes, de Molière, vu le 16 novembre 2018 au Théâtre de l’Odéon
Avec Suzanne Aubert, Laurent Caron, Claude Duparfait, Georges Favre, Glenn Marausse, Thierry Paret, Ana Rodriguez et Assane Timbo, dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig

J’étais très emballée par l’annonce d’une École des femmes par Stéphane Braunschweig. Plutôt déçue par son Macbeth à l’Odéon l’année dernière, je pensais que la pièce lui correspondrait mieux, et le voir renouer avec Molière, 10 ans après son excellent Tartuffe, était prometteur. J’ai un peu tiqué devant les premiers teasers de la pièce présentant l’histoire dans une salle de sport avec des vélos de fitness. Mais ce n’est finalement pas cela qui m’a le plus déstabilisée.

Arnolphe a choisi Agnès dès l’âge de quatre ans après l’avoir quasiment achetée à une paysanne, l’a tenue depuis toujours à l’écart du monde tout en maintenant des vues sur elle, et souhaite à présent l’épouser. C’est un homme d’âge mûr, elle est une jeune fille. Il la croit naïve, elle ne l’est peut-être pas tant que ça. C’est en tout cas ce qu’il découvre lorsqu’il apprend, à son retour d’un voyage, que la jeune femme a fréquenté un homme, Horace, durant son absence. Elle est amoureuse, et souhaite à tout prix l’épouser, ce qui n’est pas du tout conforme au plan initial d’Arnolphe…

C’est tentant de voir L’École des femmes à l’aune de l’ère #MeToo, des violences faites aux femmes et des questionnements qui en découlent. Cela transparaît d’ailleurs plutôt bien dans la mise en scène de Braunschweig, qui utilise d’ailleurs une image visuelle de l’enfermement d’Agnès en la plaçant derrière une cage de verre. Mais L’École des femmes est aussi et surtout une comédie, et c’est ce qui manque cruellement dans ce spectacle : on ne rit pas. Certaines scènes semblent alors infiniment longues, et j’étais presque constamment sur le fil de l’ennui, tombant parfois dans une lassitude certaine.

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© Simon Gosselin

En fait, je n’ai pas adhéré à sa vision d’Arnolphe, ou plutôt je ne l’ai pas comprise. Claude Duparfait compose un Arnolphe très maniéré, comme plein de tocs, mais ni inquiétant, ni repoussant. Il est d’ailleurs plutôt beau mec, c’est peut-être la raison pour laquelle il l’a affublé de ces tics comportementaux. Mais en aucun cas il ne m’alarme ; jamais son emprise sur Agnès ne me fait tiquer, et il me semble qu’elle n’a pas dû essayer bien longtemps de s’échapper d’un gardien si peu rigoureux. Voilà que j’ai perdu et l’aspect comique, et l’aspect grave de la pièce. Que me reste-t-il alors ? Pas grand chose, car même la pitié qu’il pourrait m’inspirer lorsqu’il déclare son amour à sa pupille ne produit en moi qu’un mince sentiment de moquerie.

Il me reste quand même une scène ou deux, qui m’ont captivée. Je pense notamment à la scène où Arnolphe fait lire à Agnès les différentes maximes du mariage, et dans laquelle non seulement le duo fonctionnait très bien, mais l’utilisation d’un accessoire habilement manipulé renforçait le dépit de la jeune femme. Une scène qui a su me décrocher au moins un sourire ! Si j’ai aimé l’attitude de peste qu’Agnès prenait pendant cette lecture, je ne peux pas dire que j’ai adhéré à l’ensemble du point de vue de Braunschweig sur la jeune femme.

Traitée comme une chipie pas si naïve que ça, j’ai eu du mal avec l’allusion du metteur en scène au fait que le petit chat serait mort… tué par Agnès. Si le texte le laissait entendre quelque part, pourquoi pas. Ce qui m’énerve, c’est que ce sous-entendu se fait au moyen d’une vidéo totalement gratuite. Rien dans le texte ne pourrait permettre d’arriver à cette conclusion, alors on se permet d’ajouter son petit grain de sel à Molière. Voilà qui a le don de m’irriter.

Plutôt déçue.

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© Simon Gosselin

 

Mélodie en survol

CDN Besançon Saison 2017-18"Bérenice" de Jean Racine Mise en Scène Célie Pauthe Avec

© Elisabeth Carecchio

Critique de Bérénice, de Racine, vu le 9 mai 2018 au Théâtre de l’Odéon
Avec Clément Bresson, Marie Fortuit, Mounir Margoum, Mahshad Mokhberi, Mélodie Richard, Hakim Romatif, dans une mise en scène de Célie Pauthe

Je ne vais pas mentir : Célie Pauthe n’est pas un nom qui résonne avec beaucoup d’enthousiasme dans mon esprit. Et pourtant, je n’ai jamais rien vu de la metteuse en scène. Simplement, il est associé au nom de Christine Angot, puisque leur collaboration a donné lieu à un spectacle l’an dernier, déjà à l’Odéon. Mais après tout, j’ai moi-même beaucoup aimé un spectacle de Christine Angot cette année ! Comme il ne faut pas mourir bête, et que mon cher Racine commençait à me manquer, je me suis finalement décidée à découvrir l’avant-première de ce spectacle.

En tête, j’ai l’enregistrement de la Bérénice de Raymond Rouleau dans laquelle Laurent Terzieff et Danièle Lebrun formaient un couple déchirant. La comparaison sera difficile à soutenir. Il était un Titus tiraillé entre la passion et l’amour, lui dont le peuple ne peut admettre qu’il épouse cette reine qui pourtant habite son coeur. Tout au long de la pièce, il oscillera entre la raison et l’amour. Il reviendra vers elle, ne pouvant soutenir ses regards et ses pleurs, puis se détournera à nouveau, lourd du poids du pouvoir qu’il doit à présent incarner.

J’ai beaucoup à dire sur ce spectacle, du bon comme du moins bon. Mais avant d’en extraire et d’en analyser chacune des facettes, il faut que je parle de Mélodie Richard, parce que sans elle, le spectacle aurait beaucoup moins de saveur. Il faut que je parle de Mélodie Richard parce que quand j’ai lu l’article du Monde évoquant sa formation de boulevard, j’ai douté. Il faut que je parle de Mélodie Richard avec la passion d’une première fois, avant de la retrouver au théâtre pour toutes ses futures apparitions. Il faut que je lui rende ce qu’elle m’a donné.

Je ne pense pas être quelqu’un de défaitiste, mais je me rends compte qu’il y a des choses sur lesquelles j’ai fait une croix de manière presque inconsciente. Par exemple, je ne pensais pas de mon vivant pouvoir rencontrer une véritable Bérénice. Pouvoir visionner la merveilleuse captation de Danièle Lebrun me semblait déjà une grande chance. Mais Mélodie Richard est entrée en scène. Cette comédienne me redonne espoir. Je repense aux rôles féminins qui me semblent impossible à monter. Elle serait une Chimène extraordinaire.

De Bérénice, elle a tout trouvé, elle a tout composé, elle a tout compris. A la fois moderne et antique, reine imposante dans cette tunique longue qu’elle porte avec tant de grâce, jeune femme amoureuse dans les regards qu’elle lance à Titus, elle incarne la passion avec une justesse rare. Naïveté du premier amour, fierté de l’être aimé, fraîcheur de jeune femme amoureuse, léger orgueil de femme trompée, tout y est. Lumineuse, elle chante son alexandrin sans le marquer outre-mesure et cette sincérité se retrouve dans chacune de ses notes. Simplement, elle donne vie sur scène à la douleur de cette amante blessée.

CDN Besançon Saison 2017-18"Bérenice" de Jean Racine Mise en Scène Célie Pauthe Avec

© Elisabeth Carecchio

Malheureusement, autour d’elle, la distribution n’est pas aussi exemplaire si bien qu’on en vient rapidement à souhaiter sa présence illimitée sur scène. Ses deux prétendants, en effet, sont bien pâles à côté d’elle. Clément Bresson est un Titus limité par une gestuelle répétitive, ses bras montant régulièrement au ciel dans un geste qui pourrait signifier « Tant pis » autant que « O Dieux ! » et je cherche encore des traces de son amour quelque part sur la scène. C’est à se demander comment Bérénice peut être aussi amoureuse de lui. Antiochus, quant à lui, ne semble pas disposer d’une once d’espoir. Sur le visage de Mounir Margoumles intentions semblent claires : il n’y croit pas. Cela jure avec un texte qui passe par des montagnes russes de sentiments torturant ce personnage dont la raison est sans cesse trahie par un coeur trop amoureux.

Chose désagréable, les deux comédiens récitent leurs alexandrins de manière presque scolaire, le premier en en marquant chaque séparation, le second les ronronnant excessivement lentement jusqu’à nous perdre. De plus, Célie Pauthe semble avoir totalement dédaigné les personnages secondaires, qui, dans Bérénice, n’en sont pas réellement, ils ont une véritable existence : Arsace est le surmoi de Titus, pas simplement son confident. Or, ici, il est devenu complètement transparent. Quel dommage.

Devant un tel disparate dans la direction d’acteurs, j’en viens à questionner la portée du travail de Célie Pauthe. Où est-elle réellement intervenue ? La composition de Mélodie Richard tient-elle plus de l’instinct que de l’influence directe de la metteuse en scène ? La question reste ouverte. Cette disparité se retrouve d’ailleurs dans la mise en scène qui comporte quelques belles idées voisinant d’étranges lubies. Les intermèdes cinématographiques montrant le Césarée de Marguerite Duras en sont pour moi le témoin le plus marquant : le seul intérêt qui en ressort est de souligner la supériorité de Racine sur Duras. Dans la famille « caution intello » (ratée), je demande aussi la soudaine apparition du Recueillement de Baudelaire entre l’acte 4 et l’acte 5. Hors-sujet total.

Pourtant, j’ai aimé son parti pris de laisser de côté les codes de la tragédie pour se placer dans un temps peut-être plus quotidien. Si les rires qui ponctuent certaines répliques marquent une faiblesse évidente sur scène, le choix est intéressant. La première scène liant les deux amants évoque plus Marivaux que Racine dans les échanges tactiles ou les regards qui lient Titus et Bérénice, et cette vitalité-là étonne autant qu’elle émeut. C’est dans la simplicité que Célie Pauthe réussit le mieux : comme pour ce décor, fixe et imposant, qui évolue à son rythme, sans soulignements excessifs, mais avec une beauté certaine. Comme pour des petits détails glissés par-ci par-là, sans arrogance, et qui viennent souligner tantôt l’orientalité de Bérénice, tantôt son universalité, ou la fatalité de son destin.

Si la Mélodie est racinienne, le rythme l’est bien moins. 

CDN Besançon Saison 2017-18"Bérenice" de Jean Racine Mise en Scène Célie Pauthe

© Elizabeth Carecchio

Mad world

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© Phile Deprez

Critique de Tristesses, de Anne-Cécile Vandalem, vu le 4 mai 2018 au Théâtre de l’Odéon
Avec Vincent Cahay, Anne-Pascale Clairembourg, Epona Guillaume, Séléné Guillaume en alternance avec Asia Amans, Pierre Kissling, Vincent Lécuyer, Catherine Mestoussis en alternance avec Zoé Kovacs, Jean-Benoit Ugeux, Anne-Cécile Vandalem en alternance avec Florence Janas, Françoise Vanhecke, et Alexandre Von Sivers, dans une mise en scène de Anne-Cécile Vandalem

Réconciliée avec la programmation de l’Odéon cette saison, j’ajoute des spectacles au fil de l’année, à mesure que ma confiance dans le travail Braunschweig en tant que directeur de ce théâtre grandit. Quand je lis le courriel annonçant l’avant-première du spectacle, ni une ni deux, je réserve. D’abord, parce que c’est une compagnie que je ne connais pas du tout et un spectacle qui m’intrigue, mais aussi car la proposition des avant-premières de l’Odéon me plaît énormément et mérite d’être soutenue : assister la veille ou l’avant-veille de la première au spectacle à moitié prix, c’est quand même chouette. Et pour un spectacle comme Tristesses, qui est en réalité une reprise puisque la création date du Festival In de l’an dernier, cela valait franchement le coup.

La pièce s’ouvre sur le suicide d’une des 8 dernières habitantes de l’île de Tristesses, au nord du Danemark. Le lieu autrefois prospère a vu ses habitants déserter avec la mort de ses abattoirs, qui constituait leur principale source de revenue. Martha Heiger, la fille de cette femme pendue au drapeau danois, et par ailleurs favorite des prochaines élections avec son parti du Réveil Populaire, vient chercher sa mère avec pour ambition de la ramener sur le continent, ce qui semble contraire à ses dernières volontés. L’arrivée de Martha sera le catalyseur de l’agonie de cette île, révélant tensions et manipulations jusqu’alors latentes.

J’avoue : j’ai triché. Moi qui ne lis jamais la bible avant un spectacle – connaître l’intention du metteur en scène détruit l’objectivité de la perception du spectateur – j’ai jeté sur le livret un petit gauche-droite juste avant le spectacle pour me faire une idée du sujet de la pièce. C’est peut-être grâce à cette première entrée en matière que je suis rentrée directement dans ce thriller politique qui m’a transportée sans problème jusqu’à son issue finale. Un beau morceau.

Bon alors, on ne va pas se mentir, la caméra au théâtre, on commence à avoir l’habitude. Elle est sortie à toutes les sauces mais elle n’a pas toujours un rôle clairement défini. Ici, simplement, si on enlève la caméra c’est un spectacle entièrement différent qui est joué. Il faut savoir que le décor est constitué de petites maisons fermées dont on ne voit pas l’intérieur. Et toute l’intelligence du dispositif réside en ce que le cameraman n’est jamais à vue des spectateurs – ou rarement, et quand il apparaît c’est pour de très belles raisons – et que tout ce qui est filmé se passe à l’intérieur des maisons.

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© Christophe Engels

Ainsi, ce qui se passe sur scène et ce qui se passe à l’écran sont deux événements véritablement complémentaires et il ne s’agit pas, comme dans Festen par exemple, de choisir de regarder l’un ou l’autre par préférence d’un gros plan ou d’un plan d’ensemble. Ce que j’ai trouvé très ingénieux, c’est que ce dispositif soulignait remarquablement la désertification de l’île : lorsque tout le monde est dans sa maison et que l’action est à l’écran, le plateau est bien triste. Oui, triste, c’est le mot.

Tristesses, c’est le nom de l’île, mais c’est aussi globalement l’état d’esprit général qui règne sur le plateau. Au-delà du texte venant vilipender la montée des populismes, l’atmosphère générale est sombre et les relations semblent toutes entachées par un secret passé. Aucune relation, d’ailleurs, ne semble égalitaire, et l’impact du pouvoir, la puissance du paraître, sont merveilleusement rendus par des dialogues et des comédiens dirigés au cordeau. Pour pallier cette lourde ambiance, Anne-Cécile Vandalem a su jongler avec des scènes plus potaches qui déclenchent un rire sonnant comme une issue de secours chez le spectateur. J’ai beaucoup aimé cette alternance de tension et de relâchement, et j’ai presque honte d’avoir ri à des blagues d’un niveau parfois douteux – mais dans ce spectacle, le spectateur est manipulé aussi facilement que les habitants de l’île…

Je découvre à l’instant, en faisant mes recherches sur les acteurs, que c’était l’autrice / metteuse en scène, Anne-Cécile Vandalem en personne, qui a joué ce personnage si désagréable qu’est Martha. J’ai trouvé son jeu d’une finesse et d’une acuité telles que je n’en reviens pas qu’elle signe également le texte et la mise en scène. Son personnage jure avec les autres par son caméléonisme – c’est un effet voulu et cela fonctionne très bien : là où chacun semble accentuer un trait de leur caractère, dans des jeux frôlant parfois la caricature, elle semble se transformer suivant les situations, montrant différentes facettes de son personnage – pour notre plus grande frayeur.

Intelligence des mots, des situations comme du dispositif : Anne-Cécile Vandalem est un nom à retenir. Rendez-vous pris en 2019 pour le second volet : Arctique. ♥ ♥ ♥

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© Christophe Engels

Voyage à JatahItaque

Saison 2018-19 Théatre de l'OdeonITHAQUE Our Odyssey 1 by Christiane Jatahy  inspired by Homer’s work with Karim Bel Kacem, Julia Bernat, Cédric Eeckhout, Stella Rabello, Matthieu Sampeur, Isabel Teixeira

© Elizabeth Carecchio

Critique de Ithaque, Notre Odyssée 1 de Christiane Jatahy, vu le 17 mars 2018 au Théâtre Odéon
Avec Karim Bel Kacem, Julia Bernat, Cédric Eeckhout, Stella Rabello, Matthieu Sampeur, Isabel Teixeira, dans une mise en scène de Christiane Jatahy

J’ai découvert Christian Jatahy dans sa première mise en scène à la Comédie-Française. C’est peut-être grâce à ça que j’ai pu apprécier pleinement le spectacle, ce soir. Parce que, quelque part, je savais que j’allais voir quelque chose de très spécial, quelque chose qui sortait de mes habitudes théâtrales. Mais connaissant déjà un peu son travail, je savais aussi que je pouvais faire confiance. Face à ce spectacle déroutant, mon passé avec la metteuse en scène m’a ainsi permis de lâcher prise et de vivre à nouveau une expérience forte, unique, extraordinaire.

Chers puristes, lâchez vos armes. Reconnaissez à Christiane Jatahy que, contrairement à d’autres, elle ne reprend pas simplement un titre en ajoutant un « d’après » qui lui confère tous les droits. Honnête jusqu’au bout, le titre était clair : Ithaque, notre Odyssée. Notre Odyssée. Peu d’Homère dans ce spectacle, prétexte aux premières parties qui verront s’opposer d’une part Calypsos et Ulysse, la veille du départ de ce dernier, et de l’autre Pénélope et ses prétendants, les affrontant vaillamment un à un dans l’éternelle attente du retour de son époux. Deux points de vue présentés sur une scène bifrontale séparée en deux, chaque histoire étant proposée à une partie du public à la fois – ce dernier étant invité à changer de place au tiers du spectacle.

Ô désagréable impression ! Moi qui ai toujours prôné un théâtre de texte, voilà que je me retrouve devant une scène presque vide textuellement et bien obligée de me rendre à l’évidence : je ne m’y ennuie pas. Les peu de mots qui sont jetés, crachés – car tout ici est nécessaire et douloureux – évoquent mon quotidien de manière brutale, et peu à peu prennent une grandeur inattendue pour révéler le monde. Au-delà des mots, Jatahy parvient à nous saisir en créant une atmosphère, un monde en mutation où quelque chose se passe constamment et qui répète, inlassablement, la grande tragédie des hommes.

Ce n’est que mon 2e spectacle de la metteuse en scène mais j’ai l’impression que sa patte y est perceptible. Déjà dans La Règle du Jeu, la caméra était utilisée de manière agressive, arrivant pour la première fois sur scène avec beaucoup de violence. Ici, on franchit une nouvelle barrière. Cette fois, la caméra est une arme et se confond parfois, tant symboliquement que matériellement, avec un véritable fusil.

De plus, j’ai parlé à l’instant du texte, qui ne semble pas représenter chez Jatahy la sève de son travail. Le texte, peut-être pas. Les mots, en revanche, continuent d’avoir une grande importance. S’ils ne passent pas par des partitions importantes chez les comédiens, ils sont quand même très présents à travers les musiques diffusées tout au long du spectacle. Comment ne pas avoir le coeur serré en écoutant Barbara entonner les premières notes de Dis, quand reviendras-tu ? On sent – peut-être est-ce dû à son point de vue de brésilienne en France ? – que les sonorités l’interpellent au moins autant que le sens des mots. Et quel bonheur pour d’entendre tantôt ce français que je comprends, tantôt ce brésilien que je chérie. L’alternance des langues est encore une belle réussite, et l’utilisation du portugais, si chanté, lors de scènes de crises a quelque chose de désorientant.

Saison 2018-19 Théatre de l'OdeonITHAQUE Our Odyssey 1 by Christiane Jatahy  inspired by Homer’s work with Karim Bel Kacem, Julia Bernat, Cédric Eeckhout, Stella Rabello, Matthieu Sampeur, Isabel Teixeira

© Elizabeth Carecchio

Mon mot pour les comédiens sera rapide, mais il n’en sera pas moins admiratif : un grand bravo s’impose. Pour parvenir à nous maintenir ainsi fascinés par une action à peine perceptible, il faut une sacrée aura. Possédés par leur rôle, ils se donnent corps et âme et ne se contentent pas de figurer la violence : ils la vivent devant nous, spectateurs impuissants.

La grande réussite de ce spectacle réside dans une scénographie hors du commun. D’une beauté et d’une intelligence impressionnantes, et qui déploiera peu à peu toute sa puissance évocatrice, c’est bien cette occupation particulière de l’espace qui donne une âme à ce spectacle. Tout ce qui, au début, pouvait étonner, fait sens petit à petit, et même le changement de place questionne la docilité du spectateur face à cet élément perturbateur.

Et l’eau. L’eau qui monte et qu’on n’avait pas forcément vue venir. L’eau qui sépare les époux tout d’abord, l’eau qui empêche de retrouver son foyer, l’eau qui crée ces deux rives de spectateurs aux points de vue différents. L’eau qui me menace, moi qui suis au premier rang, et me rend si vulnérable. L’eau dans laquelle les corps évoqueront une détestable actualité. L’eau dans laquelle se traînent les personnages, noyés, poussés, entraînés, et loin de laquelle on voudrait s’enfuir.

En définitive : quelle soirée ! Je serai passée par de nombreux états. Au sortir, ma curiosité reste entière : sur ce que j’ai vu, sur ce qui viendra après. Voilà un spectacle qui gagne à la revoyure, car Jatahy a l’art de disséminer des clés partout sur sa scène, et qui ne sont pas forcément accessibles tout de suite. Et je pourrai allonger et allonger encore cette critique, tant ce spectacle a soulevé de réflexions en moi, autant sur les sujets qu’il évoque que sur mon rapport au théâtre. J’avais dit qu’il y aurait un avant et un après La Règle du Jeu : je suis bien dans l’après. Et heureuse d’y être.

Ne restez pas sur le rivage. Ce voyage vous emmènera dans des contrées jusqu’alors inconnues. ♥ ♥ ♥

Saison 2018-19 Théatre de l'OdeonITHAQUE Our Odyssey 1 by Christiane Jatahy  inspired by Homer’s work with Karim Bel Kacem, Julia Bernat, Cédric Eeckhout, Stella Rabello, Matthieu Sampeur, Isabel Teixeira

© Elizabeth Carecchio

Un Macbeth qui manque de shake

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Critique de Macbeth, de Shakespeare, vu le 26 janvier 2018 au Théâtre de l’Odéon
Avec Christophe Brault, David Clavel, Virginie Colemyn, Adama Diop, Boutaïna El Fekkak, Roman Jean-Elie, Glenn Marausse, Thierry Paret, Chloé Réjon, Jordan Rezgui, Alison Valence, Jean-Philippe Vidal

Pour sa deuxième mise en scène en tant que directeur du Théâtre de l’Europe, Stéphane Braunschweig a décidé de s’attaquer au géant anglais, Shakespeare. Un choix qui a étonné tout d’abord : on connaît le style du metteur en scène, plutôt carré, propre, mesuré. Cela peut donner de très belles réussites, comme son Tartuffe, monté à La Colline il y a 10 ans, ou, plus récemment, son puissant Britannicus à la Comédie-Française. Son tempérament réfléchi et modéré peut s’accorder avec ces pièces qui supportent une certaine intellectualisation. Mais face au foisonnement Shakespearien, ses limites sont évidentes.

Ha, Macbeth ! Sans doute ma pièce préférée du grand Bill. Elle retrace le parcours de Macbeth, de sa conquête innocente du titre de thane de Cawdor à celle, réfléchie et préméditée, de roi. Une attirance pour le pouvoir qui le conduira à l’acte ultime : le régicide. Poussé par sa femme et sa condition d’homme, il commettra le crime à une heure avancée de la nuit, mais le jour le remettra devant ses vérités et la culpabilité entraînera le nouveau couple royal vers une folie sans retour.

Impossible de ne pas comparer ce spectacle avec le précédent Macbeth que j’ai vu : monté par Ariane Mnouchkine, ce spectacle a été pour moi comme une révélation. Soudainement, j’ai eu l’impression de toucher du doigt Shakespeare, lui qui m’avait jusqu’alors paru très lointain à chaque représentation. Elle avait su trouver des images fortes, sans jamais dénaturer le texte ; des images qui provoquaient des échos puissants et si cohérents avec le monde d’aujourd’hui. Braunschweig n’a pas su trouver ces images. Au contraire, il a opté pour un spectacle fade et lent, qui jure avec ce texte si riche qu’il a pourtant choisi.

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L’une des principales erreurs de sa mise en scène se situe dans son décor : en choisissant de représenter deux lieux principaux, le palais de Duncan et le château de Macbeth – en tout cas ses cuisines – de manière grandiloquente, il s’impose des changements de décors d’une lourdeur inutile. Ainsi, là où Mnouchkine avait fait le choix de changements à vue, dynamisant encore un spectacle qui n’avait pas besoin de l’être, Braunschweig coupe l’infime once de tension qu’il avait pu installer en baissant le rideau noir à de nombreuses reprises.

Or il aurait été bienvenu que le spectacle ne connaisse pas une telle cassure de rythme. La traduction, retravaillée pour l’occasion par Daniel Loayza et Stéphane Braunschweig, gagnait à être entendue. En grande partie du moins, puisque les ajouts contemporains évoquants le Brexit ou la BCE semblent inutiles et tombent à plat, dans une mise en scène ou rien n’évoque le monde moderne. C’est d’ailleurs étonnant que le metteur en scène, qui connaît le texte sur le bout des doigts pour l’avoir lui-même traduit, en fasse une transcription scénique si figée, si contradictoire avec l’essence-même du propos.

Peut-être n’a-t-il pas été aidé non plus par une distribution qui peine à faire éclater le discours Shakespearien. Problème de direction d’acteur ou plutôt intrinsèque au choix des comédiens ? Difficile à dire : si la mise en scène peine à prendre une direction claire, il en va de même pour les personnages. Le couple meurtrier semble tout particulièrement hors du ton : entre un Macbeth sans réelle évolution, cherchant à incarner la folie uniquement par la force de ses cris et ses continuels hochements de tête, et une Lady Macbeth un peu terne, sans réelle aura, on se demande pourquoi tant d’inquiétude agite l’Écosse médiévale. Au contraire, certains seconds rôles convainquent beaucoup plus facilement, comme Christophe Brault, roi plein d’humanité, ou David Clavel, Banquo gaillard et imposant.

Suite à ce spectacle, j’aurais tendance à dire que Shakespeare n’est pas fait pour Braunschweig. Une déception. 

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