#OFF21 – Incandescences

Critique de Incandescences de Ahmed Madani, vu le 19 juillet 2021 au Théâtre des Halles (11h)
Avec Aboubacar Camara, Ibrahima Diop, Virgil Leclaire, Marie Ntotcho, Julie Plaisir, Philippe Quy, Merbouha Rahmani, Jordan Rezgui et Izabela Zak, dans une mise en scène de Ahmed Madani

J’ai pour habitude de commencer mes articles par la raison qui m’a poussée à découvrir le spectacle. Il me suffirait ici d’une phrase : j’aime Ahmed Madani. J’aime ce qu’il fait, j’aime son théâtre, j’aime sa vision, j’aime son écriture, j’aime sa rigueur, j’aime son exigence, j’aime son ouverture, j’aime son énergie, j’aime sa sensibilité, j’aime sa générosité, j’aime son rapport au public, j’aime son regard, j’aime la confiance qu’il accorde à ses équipes. J’aime infiniment son travail et il fait partie de ces créateurs qui ont profondément marqué mon rapport au théâtre.

Après Illumination(s) et F(l)ammes, il fallait réussir à conclure la trilogie. Toujours avec des comédiens non professionnels, il nous invite cette fois-ci à un voyage au coeur de la jeunesse des quartiers populaires, une jeunesse aux racines disséminées aux quatre coins du monde, une jeunesse à qui on ne donne pas forcément la parole sur des plateaux de théâtre. Ou, du moins, à qui on ne donne pas la parole de cette manière-là.

Sur le plateau, ils sont neuf. Neuf inconnus qui vont se dévoiler au fil du spectacle. Ils vont se raconter à nous à travers les épreuves et les sentiments qu’ils ont pu traverser : la découverte du désir, le rapport à la religion, l’omniprésence des écrans, la pression familiale, le premier film porno, la masturbation… Tous les sujets sont abordés sans tabou. C’est peut-être ce qui définit le mieux le spectacle : la liberté. La liberté de ton, la liberté de parole, la liberté d’être soi.

Ahmed Madani a su saisir quelque chose de la jeunesse dans le spectacle. Quelque chose qui va au-delà du choix de ses comédiens, quasiment de l’ordre de la chimie : il a vraiment su reproduire cette sensation d’excitation mêlée de peur, cet entre-deux où l’on n’est pas encore complètement soi, cette envie de dévorer le monde qui n’a pas trouvé les moyens de s’assouvir. Sur scène, il laisse de la place aux corps pour exprimer ce qui est indicible, comme cette danse extraordinaire pour figurer la sensation du premier orgasme. C’est inventif et précis ; c’est drôle et authentique.

Ahmed Madani a l’art du mélange et l’art de l’unité. Les scènes de groupe sont des petits chef-d’oeuvre qui nous plongent immédiatement dans l’atmosphère du moment. La fête, l’émotion, l’envie, la colère, tous les sentiments exacerbés de cette période de la vie sont là, vécus puissance 10 000 sur scène comme dans la salle. L’énergie est au rendez-vous : les comédiens ont une pêche folle. Et il laisse aussi la place à chacun de s’exprimer, d’avoir son moment, de se découvrir. La scène devient le lieu d’une certaine émancipation. Ça parle de la vie et la nécessite de cette parole-là, on la ressent. La vie est là, ni simple, ni tranquille, juste réelle.

Alors Aboubacar, Ibrahima, Virgil, Marie, Julie, Philippe, Merbouha, Jordan et Izabela, bravo, et merci. Vous m’avez fait vivre un truc fou, un truc unique, un truc précieux : un petit bout de votre jeunesse. ♥ ♥ ♥

Radicalement Madani

2114.png

Critique de J’ai rencontré Dieu sur Facebook, de Ahmed Madani, vu le 21 novembre 2018 à la Maison des Pratiques Amateurs de Saint-Germain
Avec Mounira Barbouch, Louise Legendre et Valentin Madani, dans une mise en scène de Ahmed Madani

On ne présente plus Ahmed Madani. Certes, j’ai raté Illumination(s). Certes, j’ai raté Je marche dans la nuit par un chemin mauvais. Certes, j’ai raté sa presque trentaine de mises en scènes qu’il a proposées depuis les années 90. Mais devant F(l)ammes, j’ai eu, sans mauvais jeu de mots, une illumination. Comme une évidence. Ce spectacle portait quelque chose. Au-delà d’un message, il émanait de ces 10 jeunes femmes une énergie, presque une forme nouvelle de vie qui éclatait sur scène et laissait une trace durable. Je pensais retrouver quelque chose de cet ordre dans ce nouveau spectacle. Mais je ne m’attendais pas du tout, du tout, du tout, à ce que j’ai vu.

Dans J’ai rencontré Dieu sur Facebook, Ahmed Madani met en scène une relation mère-fille dans ce qu’elle a de plus quotidien – la danse pour se défouler dans le salon, les gâteaux au chocolat d’anniversaire, les confessions sur les histoires de coeur. Un quotidien qui va se retrouver chamboulé par la rencontre de Nina, la jeune fille, avec Amar, un soldat d’Allah vivant en Syrie, sorte de chasseur de tête du net placé sur des réseaux stratégiques pour faire du lavage de cerveau à des jeunes sans défense. Un radicalisé pour radicaliser.

Je me sens investie d’une mission difficile. Il va m’être compliqué de parler de ce spectacle sans trop en dévoiler, il va être délicat d’expliquer le génie de Ahmed Madani sans trahir les sensations, les montagnes russes d’émotions, l’inventivité qui caractérise cette pièce. Je voudrais que vous soyiez, face à ce spectacle, aussi surpris que j’ai pu l’être. Il va donc falloir qu’après cet article je vous laisse presque aussi vierge que vous l’étiez en arrivant. Pas forcément évident. Mais essayons.

Ahmed Madani a abattu une nouvelle carte. Loin d’être conventionnelle, F(l)ammes abordait la place de la femme et le poids de la diversité dans la société d’un point de vue que, presque instinctivement, j’avais presque décrété « vision Madani ». Jamais je n’aurais pensé qu’il aborderait ainsi la question de la radicalisation. Pour moi, il invente un nouveau genre. Je crois n’avoir jamais vu ça au théâtre. Je ne pensais même pas cela possible. On sent, à travers ce spectacle, la parole d’un homme profondément libre. Sur ces questions sensibles, qui peuvent rapidement approcher des points de tensions, c’est sans doute culotté et courageux, mais surtout très réussi.

On sent quand même une patte. Dans la direction d’acteur – parfaite, tout simplement – et surtout dans la clarté qui se dégage de la scène, on sent la main de Madani. Je découvre en Louise Legendre une jeune comédienne qui dégage une telle puissance que voir le piège se refermer progressivement sur son personnage en est d’autant plus troublant, révoltant mais surtout pertinent. Le message de facilité de la radicalisation passe d’autant mieux, et malgré la force de la jeune fille, elle n’est au fond qu’une gamine en attente d’affection.

Le duo qu’elle forme avec Mounira Barbouch est touchant, on s’y identifie facilement : parfois exemples, parfois miroirs. Dans la solitude qui l’enveloppe progressivement, Mounira Barbouch désespoir et incompréhension, dans une partition parfois poignante, jamais pathétique. Valentin Madani, enfin, qui à mon sens porte en grande partie le propos de la pièce, n’est pas encore assez audible. Le comédien, qu’on sent plein de qualités, est un peu écrasé par le poids du message qui est le sien – mais je n’ai aucun doute sur le fait que la main du metteur en scène viendra consolider cela au plus vite. Et puis, tout n’est pas perdu : quand il est question du théâtre comme moyen de sauver le monde, j’ai quand même eu la chair de poule.

Aurait-on rencontré Dieu au théâtre, ce soir ? Peut-être. ♥ ♥ ♥

F(l)ammes et sources vives

visuel_flammes_titre_ok-67d51

Critique de F(l)ammes, texte et mise en scène d’Ahmed Madani vu à La Maison des Métallos le 24 novembre 2016, par Complice de MDT
Avec des jeunes femmes des quartier populaires : Anissa Aou, Ludivine Bah, Chirine Boussaha, Laurène Dulymbois, Dana Fiaque, Yasmina Ghemzi, Maurine Ilahiri, Anissa Kaki, Haby N’Diaye, Inès Zahoré, 

Pour qui a vu Illumination(s), le précédent spectacle de ce qui s’annonce comme une trilogie, F(l)ammes apparaissait incontournable : le volet féminin après le volet masculin, et pour A. Madani un autre angle d’attaque pour aborder la « deuxième génération » : ces jeunes Français des banlieues pauvres dont les parents ont connu l’exil et le déracinement.

Dix jeunes femmes ont donc été choisies par le metteur en scène, après un long « casting » : il les a écoutées, et à partir de leurs histoires, de leurs idées, a bâti un texte qui mêle le vrai et la fiction. Elles sont noires, d’Afrique ou des Antilles, ou maghrébines, elles ont entre 18 et 30 ans, elles vivent en banlieue parisienne et chacune a sa personnalité, son corps, son parcours. La diversité, c’est ce que veut nous faire ressentir A. Madani, non pas tant la diversité des origines, que la diversité et la singularité de chacune de ces femmes, qui sont engagées dans un parcours de vie difficile et exaltant, marqué à la fois par l’amour et l’arrachement vis à vis de cette « origine » dans laquelle leurs parents et les regards extérieurs tendent à les enfermer. Elles sont courageuses, intelligentes, drôles, incroyablement justes, lumineuses : flammes, comme le dit le titre du spectacle.

Comme dans Illumination(s), et bien qu’étant moins dramatisée que dans ce premier opus, la proposition d’A. Madani est rythmée et prenante. Au début, quelques-unes viennent au micro, devant le public, se présenter directement ou par allégorie (ainsi, la seule comédienne voilée de la troupe passe par Pénélope et Ulysse pour parler d’elle). Mais très vite, le sage dispositif se dérègle, laissant place à une dispute pour savoir laquelle d’entre elles a l’apparence la plus « voyante » : voile, cheveux, couleur des yeux ou de la peau, tout y passe… Alors vient le temps de la danse, d’aveux plus intimes, plus douloureux, du chant (« La vie en rose », ou Nina Simone vraiment magnifiquement chantés), de la choralité, des questionnements, parfois de l’auto-dérision, de la sororité.

C’est un spectacle dont il est difficile de rendre compte, car, tout en étant un vrai show (on ne s’ennuie pas un instant, on rit, les lumières et les arrière-plan vidéo sont très beaux, la diction est parfaite, les déplacements dans l’espace fluides, tout est digne d’une troupe professionnelle), il dispense une émotion qui est celle de la vie : on est plein d’une curiosité intense pour chacune de ces jeunes filles, femmes, qui trace son chemin avec tant de détermination, on les admire en tant qu’artistes et en tant que « vraies personnes ». Pourtant, je ne dirais pas que c’est « en deça du théâtre » : c’est pleinement du théâtre, car la matière brute est transcendée et devient poésie.

Il y aurait vraiment beaucoup à dire sur l’intelligence de ce spectacle, sur la manière dont il remet en cause des clichés, dont il conduit à regarder ces corps de femmes en particulier, sur sa dimension politique et féministe (« Ce n’est pas de liberté ou de fraternité que nous avons besoin, mais d’égalité »). . On aimerait qu’au delà de la tournée prévue, il soit capté et puisse faire référence. Ces F(l)ammes sont aussi sources vives.

Madani fait un travail qui n’a pas d’égal. Il a trouvé une formule qui allie la beauté, et la vérité, toujours dérangeante. C’est sans doute le résultat d’un art de l’écoute et d’une humanité que résume bien la phrase de Van Gogh qui est, dit-il, son viatique : «Il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens. » ♥ ♥ 

flammes-site

Avignon Off 2015

B6STJHqCIAAacCy

Malheureusement prise cette année par mes oraux, je n’ai pas pu assister au Festival d’Avignon, comme c’est mon habitude. Cependant, une de mes proches qui a déjà écrit quelques articles sur ce site, notamment lors des périodes de Festival, et qui a eu la chance d’y assister cette année encore, m’a proposé d’écrire des cours avis sur les pièces vues. Pour maintenir la tradition, voici donc 4 critiques de pièces vues en Avignon cet été 2015.

spectacle_14876

Nous n’irons pas ce soir au paradis, texte et interprétation Serge Maggiani, vu au Théâtre des Halles le 16 juillet 2015

Connaissant très mal Dante, j’ai décidé, pour ma culture, d’aller voir ce spectacle. Serge Maggiani présente certains épisodes de La divine comédie – on apprendra par lui que les connaisseurs disent seulement La Commedia.

La chaleur était écrasante sous ce chapiteau installé dans la cour du Théâtre des Halles, les gradins de bois inconfortables. Grand, souple, Serge Maggiani ne semblait pas affecté par la chaleur –quel exploit !-, sa voix est belle, il dit de nombreux passages en italien, et le rythme de cette langue semble s’insinuer dans son phrasé du français, qu’il accentue et dont il ouvre les voyelles d’une manière inhabituelle. Cela a un effet un peu hypnotique, qui, conjugué à la chaleur m’a parfois mise tout près de « décrocher ».On apprend pourtant bien des choses sur La Commedia, tant sur le rapport de Dante avec les papes que sur la signification secrète de l’épisode de Paolo et Francesca, ou sur l’incroyable construction numérique de l’ensemble.

Le fil directeur m’a semblé cependant manquer, et du coup l’on n’est sensible qu’à des « pics » de cette conférence, et une partie de l’information se perd. Mais peut-être Serge Maggiani a-t-il voulu, pour éviter tout didactisme, qu’on soit comme plongé dans la selva oscura, à l’instar de Dante lui-même… En fin de compte, les conditions n’étaient pas réunies pour que je profite à plein de ce moment, mais je salue la performance de l’acteur.

__________________________________________________

spectacle_15631

Opus Cœur, d’Israël Horovitz, mise en scène de Caroline Darnay, avec Marcel Maréchal et Nahalie Newman, vu au Pandora le 17 juillet 2015

Cette pièce d’Israël Horovitz, fondée sur le face-à-face entre une jeune femme et un vieil homme a été déjà portée par des comédiens âgés, en pleine possession de leur art, comme Pierre Vaneck en France. Son fil directeur est assez convenu, reposant sur la rencontre de deux personnages qui n’ont rien en commun : un vieux professeur spécialiste de musicologie et une jeune veuve réduite à faire des ménages, rencontre qui s’avèrera ne rien devoir au hasard en fin de compte, par le biais de révélations progressives. Mais cette trame scénaristique doit toute son originalité au rôle qu’y joue la musique : c’est l’écoute d’une radio locale consacrée à la musique classique (splendide voix-off) qui marque l’écoulement du temps et aussi le conflit des générations, et c’est aussi la musique qui permettra de dénouer le conflit. Le texte est très habilement écrit, beau faire-valoir pour acteurs.

Et ici ils sont excellents : Marcel Maréchal, très grand comédien, à la voix exceptionnelle rend l’émotion présente, sans pathos, tout en donnant aux dialogues comiques toute leur portée : la scène de la fumigation est hilarante ! Sa partenaire, Nathalie Newman, est parfaite face à ce grand monsieur du théâtre : elle a beaucoup de force, et parvient à faire croire aux revirements (malgré tout un peu improbables) de sa relation avec son vieux professeur, qui aboutit à l’amitié et à l’entraide mutuelle.

On est donc sous le charme d’un théâtre un peu suranné, mais efficace, excellemment joué, dans une mise en scène réaliste et sans chichi. Le message humaniste nous met la larme à l’œil, sans que jamais les acteurs ne tirent trop sur la corde de l’émotion. C’est donc un excellent moment, dans une des salles les plus confortables du Off (le Pandora est un ancien cinéma, fauteuils profonds, excellente visibilité). Et, ce jour-là, l’auteur, M. Horovitz, était dans la salle !

__________________________________________________

spectacle_13632

À mon âge, je me cache encore pour fumer, de Rayhana, mise en scène de Fabian Chappuis, avec Julie Kapour, Élisabeth Ventura, Taïdir Ouazine, Catherine Giron, Rébecca Finet, Myriam Loucif, Maria Laborit, Paula Brunet, Frédéric Meille, vu au Collège de La Salle le 17 juillet 2015

Cela fait plusieurs années, depuis sa création avec l’auteur elle-même, que cette pièce tourne ; j’aurais déjà pu la voir au Théâtre 13, ou au Off 2014. Son succès, semble-t-il, ne se dément pas, ce qui est déjà un indice de sa qualité.

En Algérie, sur le fond de la guerre civile des années 90, plusieurs femmes vont se retrouver dans un hammam, accueillies par deux masseuses, l’une âgée, mal mariée, revenue de tout, le verbe haut, l’autre plus jeune, aspirant au mariage et au prince charmant. Le contraste de ces deux personnages confère souvent au dialogue une dimension comique, alors que les autres personnages sont davantage des types sociaux (la belle-mère traditionnelle, la dévote intégriste, la divorcée libérée…). La pièce n’est pas seulement chorale, car elle repose sur une trame dramatique qui ne se fait jamais oublier : le sort d’une jeune fille enceinte hors-mariage, cachée dans le hammam et que son frère recherche pour la tuer, crée une attente et un suspense. Le texte mêle de manière très habile les portraits de femmes et ce fil dramatique, qui permet de limiter la pente militante de l’œuvre dans ce qu’elle pourrait avoir de trop didactique.

Car tout y passe ! –ce qui constitue la seule faiblesse du texte : par le biais des femmes qui se retrouvent au hammam, ce sont tous les aspects de la condition et de la sexualité féminine en pays musulman, tous les rapports à l’homme (y compris d’ailleurs l’amour conjugal heureux), toutes les manières de se révolter ou au contraire de se soumettre ou de composer qui sont présentées, d’où parfois l’impression de revue systématique, sans possibilité de développement. On sent dans cette œuvre un caractère d’urgence militante, qui est sa limite.

Mais ce défaut passe presque inaperçu grâce à l’incarnation, qui est la grande force du spectacle. Ici la représentation sublime le texte, tant les actrices sont engagées, tant elles jouent ensemble, renforçant ainsi la leçon de cette pièce, qui se veut optimiste en dépit de tout : celle de la solidarité féminine. Cette unité très perceptible est certainement due à l’effet de troupe (même si depuis 2009 il y a eu des changements dans la distribution), mais aussi à l’implication d’artistes femmes dans cette pièce de femmes. Le lieu unique du hammam, lieu interdit aux hommes qui restent à sa porte, mais havre fragile et menacé, est très habilement utilisé par la mise en scène, fluide, presque chorégraphique, donnant toute sa place aux corps féminins, aux rites de la toliette, mais sans jamais que l’esthétique l’emporte sur le propos.

Voilà donc une grande réussite : une création qui tient parfaitement la balance entre le sérieux du propos et l’agrément du spectacle. On comprend le succès de cette production : elle le mérite.

__________________________________________________

spectacle_13616

Fille du paradis, adapté de Putain de Nelly Arcan, mise en scène Ahmed Madani, avec Véronique Sacri, vu au théâtre Girasole le 18 juillet 2015

J’ai choisi d’aller voir ce spectacle pour deux raisons : pour le metteur en scène dont j’avais adoré Illumination(s) au Off 2013 et parce que IoGazette, formidable quotidien qui accompagne pour la première fois le Festival, en donnait deux critiques assez divergentes, ce qui m’avait intriguée.

Il s’agit d’un montage de textes pris dans un récit autobiographique de la romancière québécoise Nelly Arcan (1973-2009), que j’ai découverte à cette occasion. La narratrice y raconte comment elle en est venue à se prostituer, et analyse de manière très dérangeante (sans cesser d’être poétique) le phénomène de la prostitution : celui-ci serait l’aboutissement de l’obéissance à l’injonction d’être belle et excitante qui concernerait toutes les femmes, incapables de vivre autrement que du désir de l’homme. Le parcours de vie de Nelly Arcan, tragique, est d’ailleurs celui d’une femme prise dans la contradiction insurmontable d’une aliénation à la fois consentie et dénoncée.

En fait, j’apprécie davantage ce spectacle a posteriori, après m’être informée sur Nelly Arcan, que je ne l’ai apprécié sur le coup. Peut-être manque-t-il quelque chose dans le montage effectué qui nous permettrait de mieux saisir cette contradiction tragique, et d’être plus ouvert à ce texte. Pour ma part, je ne me suis pas vraiment sentie concernée par les références à la psychanalyse, et l’aspect accusateur à l’endroit des femmes m’a agacée. Mais je conçois que la réaction de chaque spectateur à ce texte dérangeant puisse être très différente.

Ahmed Madani a choisi une scénographie très sobre, et une profération hiératique du texte, afin que nous soyons tout écoute. La comédienne ne joue absolument pas sur la beauté sensuelle qui est la sienne : au contraire, elle l’éteint, en arborant, dans la première partie du spectacle, un sourire lisse, quasi commercial –celui de Nelly Arcan lui-même à en croire les vidéos. Ensuite, du ton de la conversation on passe à une profération, beaucoup plus âpre, qui se fera dans le noir, d’où son visage émergera progressivement par un beau jeu de lumière.

Beaucoup est donc demandé à Véronique Sacri, dans ce monologue qui dure plus d’une heure, face public. Peut-être trop : il m’a semblé que l’énergie de l’actrice faiblissait par moment, qu’elle n’accompagnait pas assez rythmiquement le texte pour qu’il nous parvienne dans son intensité. Mais peut-être est-ce toujours le parti de sobriété imposé par le metteur en scène auquel elle obéit.

En fin de compte, ce spectacle m’aura permis de faire la connaissance d’une oeuvre qui n’est pas indifférente, et Ahmed Madani aura surtout été un passeur vers la lecture. J’attends avec impatience le spectacle prévu pour faire pendant à Illumination(s), qui portera sur les femmes des « cités », et qui éveillera certainement le souvenir de celui-ci.