Merlin : toutes les cordes de Lear

Critique du Roi Lear, de William Shakespeare, vu le 24 mai 2013 au Théâtre de la Ville
Avec Serge Merlin, Pauline Bayle, Andrew Bennett, Magali Bonat, Olivier Borle, Paterne Boungou, Clément Carabédian, Philippe Duclos, Philippe Dusigne, Christophe Maltot, Mathieu Petit, Clara Simson, Philippe Sire, Julien Tiphaine, Vincent Winterhalter, et Marc Zinga, dans une mise en scène de Christian Schiaretti

Dans son Petit lexique amoureux du théâtre, Philippe Torreton écrit, à l’article Shakespeare : « Voir Dieu ». De même, à l’article « Dieu », il écrit « Voir Shakespeare ». Je ne comprenais pas. Mais c’est comme si je n’avais jamais vu Shakespeare, avant. Et pourtant, cette année, l’auteur n’a pas cessé d’être joué. Mais c’est comme si chacune des mise en scène restait en surface, comme si aucune n’atteignait réellement le fond de la chose. Comme si Christian Schiaretti, Serge Merlin, et le reste de la troupe avaient tout éclairé.

Le Roi Lear, c’est l’histoire d’un vieil homme qui offre à chacune de ses filles une part de son royaume après avoir décidé de quitter ses fonctions. C’est pourquoi, au début du spectacle, il réunit ses filles Goneril, Régane et Cordélia, ainsi que les maris des deux premières, le duc d’Albany ainsi que Cornouailles, et il leur tient le discours suivant : il réservera la plus large part de son royaume à celle qui lui témoignera le plus grand amour. Ses deux filles aînées lui assurent alors qu’il est l’amour de leur vie, et récoltent chacune la moitié de son royaume, après que la plus jeune a simplement affirmé que son père a tout son amour, mais qu’une moitié de celui-ci sera réservée un jour à son mari. Piqué au vif, Lear déshérite sa fille et la chasse de son royaume. Outré par cette décision, le comte Kent s’oppose alors au roi et tente de lui montrer son erreur, ce qui contribue à l’agacement de Lear qui le bannit également de son royaume, suite à quoi il annonce qu’il vivra alternativement entre les royaumes de sa première et sa seconde fille, lui ainsi que ses quelques chevaliers. Cordélia, quant à elle, règnera sur la France sans jamais revoir son père. Mais comme la simplicité est rarement de mise chez Shakespeare, une autre intrigue a lieu parallèlement : le comte de Gloucester a deux fils, un légitime, Edgar, et l’autre pas, Edmond. Edmond est ambitieux et pour atteindre son but, pour obtenir l’héritage de son père, il ira jusqu’à trahir frère et père, et forcera Edgar à quitter le royaume, ce qu’il fera. Mais ni Kent ni Edgar ne quitteront réellement le royaume : l’un comme l’autre seront présents durant toute la pièce, déguisés, changés. L’amour filial, la folie, la vieillesse, la mort sont autant de thèmes abordés dans ce chef-d’oeuvre de Shakespeare. 

Merlin. Serge Merlin. Le Roi, Merlin. Qui d’autre que Serge Merlin, ce vieux fou, cet acteur de génie, cet homme qui incarne plus qu’il ne joue, ce comédien qui semble hors du temps, qui ne semble pas être soumis aux mêmes lois de la gravité que nous, qui d’autre que l’immense Serge Merlin pour incarner ce roi Lear, ce vieil homme dévasté lorsqu’il n’entend pas les mots qu’il aimerait de la bouche de Cordélia, ce roi qui devient fou sous nos yeux – fou, ou simplement vieux ? -, qui d’autre qu’un acteur de cet acabit, de cette expérience, pour interpréter la fin de la vie d’un roi ? Il transcende le rôle de Lear. Il réinvente le mot de « jeu ». Il y a des personnalités comme ça, chez les acteurs, c’est inexplicable. Il se transforme sur scène, d’abord la puissance d’un roi, puis la fragilité d’un vieil homme. Sur scène, on ne voit que lui, malgré l’excellente troupe qui l’entoure. 

Et ils sont excellents. A commencer par le comte de Kent, incarné par Vincent Winterhalter. Il faut une carrure pour incarner un homme aussi loyal, noble et fidèle, aussi droit et intelligent que Kent. Et ce comédien a dans le regard quelque chose d’honnête, il a des airs de gentilhomme, des tendances chevaleresques. Il respire la sincérité, et il devient dans ce spectacle comme un pilier sûr, un homme de confiance, un personnage à qui on peut s’accrocher et dont on sait qu’on peut lui faire confiance. Il devient pour nous ce qu’il était aux yeux du roi. Un personnage suit cette attitude loyale, c’est le comte de Gloucester. Mais pour lui, c’est plutôt une évolution qu’on constate : celle d’un homme qu’on croyait bas et qui s’avère d’une honnêteté imparable. Cette évolution lente aux yeux du spectateur, Philippe Duclos l’incarne avec talent.

Et comme la fausse noblesse est aussi de mise dans ce spectacle, l’hypocrisie d’Edmond est magistralement interprétée par Marc Zinga : de la droiture dans le regard mais un sourire diabolique, il apparaît alternativement comme un ange puis un démon. Suivant le personnage à qui il s’adresse, il change de visage avec une habileté et une facilité digne des plus grands. Il apporte à ce personnage de la noirceur, une forme de haine et de jalousie, mais aussi une profonte humanité. Ce n’est pas seulement un grand méchant Shakespearien, c’est un homme, plus que tout. Enfin, il y a les filles de Lear. Elles me rappellent d’abord les soeurs de Cendrillon, puis elles vont plus loin encore dans la cruauté. Elles glacent les mots de Shakespeare, elles ont sur leur visage une gentillesse mal feinte que seul l’amour d’un père peut parvenir à ignorer. Magali Bonat comme Clara Simpson donnent vie aux rôles de Régane et Goneril. Pauline Bayle enfin, a la jeunesse et l’innocence de Cordélia sur son visage. L’insouciance, la naïveté, et la pureté se reflètent dans ses regards et ses gestes. 

Mais un spectacle ne peut-être parfait si l’un des trois piliers manque : troupe, texte, mise en scène. Et ici, je pense qu’il fallait un esprit clair pour mettre en scène brillamment plus de 3h d’un texte sublime – certes – mais difficile, de Shakespeare. La réussite de Schiaretti vient sûrement de son approche simple et précise du texte : il le rend limpide. Il n’y ajoute aucun artifice, aucun complément, aucune trouvaille qui ne vienne pas du texte. En guise de décor, une salle ronde et des portes. Pour figurer les différents lieux de l’action, de la terre et de la paille viennent s’ajouter au sol. Seules les lumières semblent traduire la pensée du metteur en scène : en mettant en valeur un certain détail, on laissant la scène dans l’ombre ou en l’illuminant jusqu’à nous aveugler. En jouant sur un certain clair-obscur, on passe d’un esprit droit à celui d’un homme machiavélique. Ce spectacle nous donne à voir Shakespeare comme une évidence, et c’est évidemment lié au talent de metteur en scène de Schiaretti.

Troupe, décor, texte. Shakespeare, Schiaretti, Merlin, Winterhalter, Duclos, Zinga, et tous les autres : c’est grâce à l’alliance de leurs différents talents que le spectacle donné au Théâtre de la Ville est grandiose. Un Shakespeare inoubliable, porté au plus haut par une troupe, sublimé par un homme qui semble prendre autant de plaisir à incarner ce rôle qu’un enfant à se déguiser. Un homme dont la vie semble se passer, finalement, sur scène. ♥ ♥ ♥

Fin de Partie, Théâtre de la Madeleine

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Critique de Fin de Partie, de Samuel Beckett, vu le 21 mai 2011 au théâtre de la Madeleine
Avec Serge Merlin, Jean-Quentin Châtelain, Michel Robin, et Isabelle Sadoyan, mise en scène d’ Alain Françon

Pour qui ne connaîtrait pas Beckett, cela pourrait être très déroutant … Je ne connaissais pas bien Beckett (j’avais juste étudié des extraits d’En attendant Godot), j’ai été déroutée.

Tout d’abord, il faut se faire à l’idée qu’il n’y a pas d’histoires réelle ; on part d’un rien, et je ne sais même pas si l’on peut dire que l’on arrive à quelque chose … Le temps a passé entre le début de la pièce et la fin, les personnages en sont conscients, ils nous le font d’ailleurs remarquer par des phrases, répétitives, comme « C’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » ou encore « quelque chose suit son cours » … Tout tourne autour d’une fin, probable (et même certaine), dans un avenir plus ou moins proche … Les personnages attendent cette fin, la désirant parfois, ou repoussant le moment à plus tard … Il n’y a donc pas de réelle histoire, on attend, on se demande à quoi l’auteur essaie de nous mener, on est étonné par le manque de sentiments dans la pièce … Pas d’amour, pas de gaieté, même pas d’amitié … Je ne saurais même pas « classer » la pièce ; elle n’est pas tragique car on rit, parfois ; mais elle n’est pas non plus comique, à cause notamment des thèmes abordés, de la vie morne des personnages, de leur lassitude, de leurs problèmes, de leurs maladies. La mort rôde, elle emporte même un des personnages …

Il faut aussi préciser que, chez Beckett, et c’est un de ses « marqueurs différentiels », les personnages mis en scène sont souvent des SDF, quelquefois avec un fort taux d’alcool dans le sang (pour ne pas dire bourrés), et qui mènent une vie de misère ; ici, 4 personnages : Hamm, un homme aveugle, dans l’incapacité de se lever, en fauteuil roulant, magistralement incarné ici par Serge Merlin ; cet homme, qui m’était tout à fait inconnu, est un véritable monument du théâtre … Il semble créer la misère autour de lui alors qu’il attend la vie … Son jeu, et tout particulièrement son jeu de main (il agite beaucoup ses doigts, c’est très particulier à expliquer, mais cela rend très bien sur scène), a retenu mon attention ; il se montre extrêmement autoritaire (comme le veut son rôle) envers Clov, qui sort d’on ne sait où (son fils, peut-être ? Ce n’est pas très clair), qui l’aide dans sa vie quotidienne, et qui est un peu son opposé ; en effet, contrairement à Hamm qui ne voit pas et doit rester assis, lui ne peut se poser sur une chaise et ses sens sont en parfait état de marche, voilà pourquoi il est au service de Hamm depuis un bon nombre d’années, à ce qu’on peut comprendre. Jean-Quentin Châtelain m’a beaucoup étonnée, il semble souffrir le martyre, plié en deux pendant 2 heures, avec des mouvements de l’ordre de ceux d’un rat, ou d’une souris, enfin de ces animaux qui bougent très vite, et dont on ne peut prévoir les intentions. Il est presque le dernier élément qui paraît « en vie » dans cette sorte de trou, de puit, de vide où les personnages vivent. Cette sensation de vide est renforcée par un décor gris, très haut, mais dont les murs sont bien fermés, et qui ne semble laisser aucun échappatoire. Les parents de Hamm sont également présents, Nagg et Nelle, Michel Robin et Isabelle Sadoyan, très naïfs, très âgés, très pâles, affamés, sortant de poubelles, dormant une bonne partie du temps, attendant la mort, ou des confiseries qui ne viendront jamais.

On participe à la misère de ces gens, à leur vie monotone, toujours dans les mêmes tons, enfermés, coupés du monde et de la lumière, quelque part, sur Terre.

En clair, c’était totalement … Absurde.

Notons également que toutes les mises en scène de Beckett se ressemblent beaucoup, car cet auteur a la particularité d’indiquer absolument tous les détails dans ses pièces ; on peut ainsi lire « Clov va se mettre sous la fenêtre à gauche. Démarche raide et vacillante. Il regarde la fenêtre à gauche, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête, regarde la fenêtre à droite. Il va se mettre sous la fenêtre à droite. Il regarde la fenêtre à droire, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête et regarde la fenêtre à gauche. » Cela met déjà dans l’ambiance de répétitions de la pièce !

Malgré tout, il me semble que j’ai assisté à une excellente mise en scène, qui ne laisse pas indifférent.