Jérémy Lopez au Max de son art

Critique de Max, de Stéphane Olivié Bisson, vu le 28 septembre 2022 au Théâtre du Rond-Point
Avec Jérémy Lopez, mis en scène par Stéphane Olivié Bisson

C’est évidemment pour le génial Jérémy Lopez que je mourais d’impatience de découvrir Max, un seul en scène autour de la vie de Max Linder, dont je ne savais rien, à part sa ressemblance avec le comédien qui allait l’interpréter. C’était la première fois que je voyais Jérémy Lopez seul en scène, je crois d’ailleurs que c’était la première fois qu’il l’était lui-même, et j’avais entièrement confiance dans son jeu, dans sa puissance d’incarnation, dans le don absolu de ses tripes sur le plateau, pour faire de cette rencontre avec Max Linder un grand moment de théâtre. Et qu’est-ce que c’est bon, un spectacle qui ne nous déçoit pas !

Ce qui marque, lorsqu’on rencontre Jérémy Lopez sur une scène de théâtre, c’est sa présence. C’est la première chose que je me suis dite lorsqu’il ouvre le spectacle. La salle est entièrement plongée dans la pénombre, c’est à peine si on l’aperçoit, et pourtant sa présence inonde immédiatement le plateau. Il l’englobe, il l’occupe, il est partout à la fois.

Ce spectacle est une grande performance. A l’annonce d’un seul en scène de 1h30, alors même que je connais le talent de Jérémy Lopez, j’ai un peu accusé le coup. J’avais peur que la fatigue reprenne le dessus. Mais c’était sans compter cette équation magique du théâtre qui permet au spectateur de puiser toute l’énergie vitale du comédien présent sur scène – et il en donne ! Le texte a bien quelques défauts, il est un peu verbeux par moments et en dit trop, ne laissant pas assez de place aux zones d’ombres du personnages, mais la mise en scène parvient à instaurer un rythme qui fonctionne et qui confère à chaque période de vie du personnage une atmosphère qui lui est propre – et puis, un texte verbeux, quand chaque mot est plus habité que nulle part ailleurs au théâtre, ça reste une leçon.

On entend parfois parler de ces comédiens qui habillent leurs personnages d’une gestuelle incroyable. On entend aussi parler de ceux qui font passer beaucoup simplement par la parole. Jérémy Lopez est l’un des rares comédiens qui possède ces deux qualités à la fois. Il accompagne son étonnante incarnation d’une gestuelle d’une extrême précision. L’artiste et le technicien se mêlent pour donner ce comédien complet qui semble jouer sa vie sur le plateau.

Car c’est de ça qu’il est question, ici. Jérémy Lopez incarne Max Linder avec la nécessité de la vie. C’est terrible pour lui, il doit y laisser des plumes, mais c’est pour moi ce qui donne la plus grande émotion de spectateur. La ressemblance physique avec le personnage, l’urgence vitale qui se dégage de cette incarnation, le fantôme qu’il convoque, on serait presque tenté de penser que la rencontre avec Max n’est pas un hasard. Et lorsqu’arrive le moment tant attendu, la scène muette, l’incarnation ultime, c’en devient une certitude.

Quand le théâtre nous donne l’occasion de passer un moment avec un fantôme. Bravo. ♥ ♥ ♥

© Giovanni Cittadini Cesi

Au Français, les écrans font écran

Critique des Démons, d’après Dostoïevski, vus le 20 septembre 2021 à la Salle Richelieu de la Comédie-Française
Avec Alexandre Pavloff, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Jennifer Decker, Clément Bresson, Claïna Clavaron et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française Vianney Arcel, Robin Azéma, Jérémy Berthoud, Héloïse Cholley, Fanny Jouffroy, Emma Laristan, dans une mise en scène de Guy Cassiers

J’essaie de mieux choisir mes sorties à la Comédie-Française : j’avais trop tendance à réserver tous les spectacles de la saison et à réfléchir après à ce qui pourrait vraiment me plaire. Maintenant je me renseigne un peu, sur la distribution, sur le texte, sur le style de mise en scène, afin d’éviter les déconvenues. Sur Les Démons, je ne saurais trop dire ce qui m’a convaincue : je suis encore probablement trop sensible aux pièces réunissant une grande partie de la troupe au plateau et j’ai pris mes places sur ce seul critère. Si je ne regrette pas d’avoir découvert le spectacle, je reste quand même très circonspecte sur ce que j’ai vu.

Je serai bien en peine de vous résumer la pièce. Je me vois obligée d’adopter une vision un peu binaire : quelque part en Russie, les anciens s’opposent aux jeunes qui veulent un peu tout faire sauter. Enfin c’est surtout Piotr, incarné par Jérémy Lopez, qui mène la danse. Conscient de l’influence que son ami Nikolaï (Christophe Montenez) exerce sur tout le monde, il souhaite l’utiliser pour en faire le leader de son parti et rassembler autour de sa figure. Et à partir de là je crois que j’ai vraiment perdu le fil.

D’abord, le souffle coupé. Le dispositif proposé par Guy Cassiers et d’une beauté renversante. La scénographie est absolument sublime, costumes et les décors se mettant tous deux au service de notre histoire. Les costumes évoquent la dualité des générations avec leur forme marquant clairement le 19e siècle et leur style fricotant davantage avec la modernité. Les décors suivent la même idée avec au plateau des propositions assez classiques surplombées par des écrans, dont, il faut bien le reconnaître, même la mise en place au début du spectacle a quelque chose d’assez gracieux.

Et c’est là que le bât blesse. Il faut se figurer trois écrans assez imposant, disposés au-dessus des décors, transmettant en direct ce qui se passe sur scène. Jusqu’ici, tout va bien, on commence même à savoir bien gérer la dualité écran/vivant au théâtre. Mais ce qui est nouveau, en tout cas pour moi, c’est la disposition des caméras : elles sont positionnées de manière à ce que lorsque deux personnages semblent se regarder à travers l’écran, ils se tournent le dos sur scène. Et cela va même plus loin : pour que ce qui se déroule à l’écran soit le plus réaliste possible, et comme les comédiens sont tous éloignés sur scène, certains jeunes comédiens de l’Académie de la Comédie-Française jouent les « doublures mains » afin de maintenir l’illusion de proximité sur les écrans : ainsi les personnages peuvent se toucher virtuellement.

© Christophe Raynaud de Lage

Esthétiquement, il faut dire que c’est vraiment réussi. Scéniquement, c’est déroutant mais cela reste tout de même assez intéressant. Mais, pour moi, théâtralement, ça ne fonctionne pas. Je pense avoir à peu près saisi la théorie derrière le dispositif : le monde des anciens et ses illusions est représenté sur les écrans et se délite à mesure que la jeune génération s’imposera. Le dispositif de départ évolue et se transforme en suivant ce schéma, proposant une nouvelle utilisation des écrans. La fin, que je ne comprends fondamentalement pas, a quand même quelque chose de fascinant visuellement. Sur le papier, je dois reconnaître que c’est brillant. Mais sur scène, c’est autre chose.

Car les comédiens ne se regardent pas ! Ils n’interagissent pas, ne se répondent pas, ne se voient même pas. S’ils parviennent à donner le change sur les écrans, car cette troupe ne cesse de nous étonner, pour un rendu absolument parfait, il faut quand même souligner que quelque chose est absent en scène. Le texte n’est déjà pas franchement simple, je doute de l’intérêt d’y ajouter une scénographie aussi complexe. On se perd, on reste à côté, hors jeu. On ne sent pas la révolution ni la violence qui devraient pourtant être sous-jacente. Et on finit par s’ennuyer un peu.

Pour moi, le spectacle connaît une fulgurance lorsque les écrans tombent et que les comédiens se regardent enfin pour la première fois. Je suis triste d’être aussi vieux jeu mais le changement est palpable : soudain quelque chose passe, quelque chose se passe… On rit même un peu – on aurait probablement ri davantage si on n’était pas complètement paumé dans l’histoire à ce moment-là de la pièce…

Le mieux est l’ennemi du bien.

© Christophe Raynaud de Lage

Les captifs amoureux

HauteSurveillance

Critique de Haute Surveillance, de Jean Genet, vue le 30 septembre 2017 au Studio-Théâtre
Avec Pierre Louis-Calixte, Jérémy Lopez, Sébastien Pouderoux, et Christophe Montenez, dans une mise en scène de Cédric Gourmelon 

Voilà une journée qui a bien mis en valeurs mes contradictions : alors que j’étais partie en traînant un peu des pieds pour cette Haute Surveillance et que je pensais enchaîner avec un spectacle léger et plus plaisant pour finir en beauté mon samedi, voilà que c’est le spectacle du Français qui m’a bien plus happée que mon second spectacle, finalement décevant. Pourquoi je traînais des pieds ? Parce que mes premières rencontres avec Genet ne s’étaient jamais avérées de belles réussites et que je craignais que la fatigue ne m’entraîne dans de sombres contrées… Et bien, pas du tout : j’ai été prise, happée par l’atmosphère à la fois fascinante et anxiogène, captivée par l’esthétique de Genet, remuée par sa vision de l’humain.

Résumer la pièce va sans doute être perçu comme une atteinte à Genet… Disséquer ce qui s’avère être un tout de pure poésie pourrait briser quelque chose, mais je vais m’y risquer. La pièce se passe en prison. Devant nous, trois hommes : Yeux-Verts (Sébastien Pouderoux), le criminel à l’état pur, celui qui n’a pas décidé de passer à l’acte mais qui a commis le crime comme un acte du destin. Respecté de tous dans la prison, tant ses camarades que le caïd Boule-de-Neige, et même les gardiens de la prison (Pierre Louis-Calixte). Il partage sa cellule avec Lefranc (Jérémy Lopez) – le seul lettré de la bande, plus réfléchi qu’instinctif, et que la jalousie amènera à renier sa véritable nature pour se faire bien voir par Yeux-Verts – et Maurice (Christophe Montenez), jouant constamment sur sur la séduction et de sa « belle gueule » pour essayer de se rapprocher de Yeux-Verts.

Sans aucune originalité : Jérémy Lopez y est magistral. Encore une fois il ne s’agit pas ici de jeu mais de vie, d’émotion, de tripes. En réalité, on le sent parfois au bord du gouffre, et la violence qu’il renferme en lui éclate jusqu’à nous donner la chair de poule. Sa souffrance, à fleur de peau, est palpable, et c’est presque gênant – voire insoutenable – pour le spectateur de le voir devenir celui qu’il n’est pas, au point de détourner les yeux. Christophe Montenez est éblouissant dans ce rôle qui lui sied à merveille : appuyant constamment l’ambiguïté sensuelle qui est la sienne, à la fois fasciné et fascinant, il semble adapter le moindre de ses mouvements à ceux de Yeux-Verts.

Seul Sébastien Pouderoux reste en-dehors de l’intensité et de la tension qui règnent sur la scène – mais après tout, n’est-ce le propre de son personnage d’être au-dessus de tout cela ? J’aurais tout de même aimé qu’on perçoive l’humanité derrière la carapace, là où il semble presque vide. Pierre Louis-Calixte, qui ouvre avec brio le spectacle, est un gardien de prison blasé, aussi prisonnier que le reste de ses congénères. Il est un « nous » intemporel et observe, à la manière du spectateur, les différentes actions qui se déroulent dans la cellule. Mais alors que nous y assistons impuissants, sans forcément prendre parti, lui se range au côté du reste des prisonniers et, à leur manière, semble montrer pour Yeux-Verts un certain respect.

Avec une mise en scène minimaliste et une scénographie millimétrée, esthétiquement très travaillée et mettant en valeur ce texte d’une richesse monstrueuse, Cédric Goumelon propose un spectacle exigeant intellectuellement et même physiquement : dans ma crainte d’interrompre cette espèce de cérémonial qui se déroulait sur scène, impossible de bouger le moindre membre pendant 1 heure. D’ailleurs, la salle semblait partager ma vision car le silence avait quelque chose de religieux. Cela permet d’entendre ce texte minutieux, et de se concentrer pour en percevoir les moindres nuances.

Une belle initiation à Genet qui donne envie de découvrir cet univers unique, sorte de clair-obscur poétique et philosophique. ♥ ♥ ♥

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L’irrésistible Arturo Ui de la Comédie-Française

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Critique de La résistible ascension d’Arturo Ui, vue le 31 mars 2017 à la Comédie-Française
Avec Thierry Hancisse, Éric Génovèse, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, et Julien Frison, dans une mise en scène de Katharina Talbach

Alors qu’on célèbre les 80 ans du Guernica de Picasso, et devant la découverte de l’immense texte qu’est Arturo Ui, une constatation s’impose : les périodes de très grandes crises produisent toujours de grands génies. Je connais mal Brecht, et ne l’ai vu monté qu’ici, à la Comédie-Française, il y a près de 6 ans maintenant. J’étais plus jeune, trop jeune peut-être pour percevoir l’intensité de la dénonciation, la puissance des mots, et le pouvoir du théâtre qui s’incarnent à travers ses textes.

Évidemment. Monter Arturo Ui aujourd’hui, à un mois du premier tour des élections présidentielles, est une nécessité. Mettre en scène l’effrayante montée au pouvoir d’un homme (il faut comprendre ici l’être humain, et si Arturo s’était appelé Artura cela n’aurait rien changé à l’affaire, mais bien entendu je ne vise personne) au moyen des pires bassesses qui existent ne peut qu’entraîner une résonance amère avec la situation actuelle. J’aurais voulu que Brecht ne soit pas un classique, car sa capacité de parler au présent est absolument déroutante. Comment a-t-on pu oublier si vite des mécanismes qu’on connaît si bien et qu’on a tant haïs ? S’il vous plaît, n’oubliez pas d’aller voter les 23 avril et 7 mai prochains. Mais je m’égare.

J’avais peur des codes brechtiens. Je sais par ma courte expérience de la Commedia dell’arte que le théâtre de code n’est pas forcément ma tasse de thé. Je sais aussi que je peux me tromper et le reconnaître assez vite pour entrer dans une pièce qui me laissait perplexe en premier lieu. A travers La résistible ascension d’Arturo Ui, j’ai compris à quel point les codes étaient essentiels au théâtre de Brecht, à quel point la distanciation permettait la réflexion du spectateur, par son absence totale d’identification tout au long du spectacle. J’ai compris que le rire, nécessaire tout au long de la pièce pour pouvoir reprendre son souffle face à tant d’horreurs, était l’une des dernières échappatoires face à notre monde troublé.

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Mais on ne rit pas toujours, dans ce spectacle. La mise en scène permet de mettre en valeur ce texte d’une force incroyable, en reprenant les codes du Volkstheater. Les personnages, grotesques, ridicules, se retrouvent dessinés si grossièrement qu’ils en deviennent des pantins. Ils ont si peu d’intériorité qu’il ne s’agit plus alors pour les acteurs de rechercher en eux pour construire les personnages, mais bien plus de baser la plupart du spectacle sur un millimétrage précis, des effets musicaux imparables, et une technique époustouflante. Si je recherche souvent l’âme au théâtre, il n’en est ici jamais question : il ne s’agit alors plus que de faire ressortir l’horreur, inhumaine et incompréhensible, des ces êtres qui sont pourtant présentés comme des êtres petits, bas, et sans grande importance à première vue.

Pour compléter son tableau sans faute, Katharina Talbach réunit une distribution impeccable, proposant des comédiens en très grande forme. On retrouve avec plaisir un Thierry Hancisse aux allures de Mackie de l’Opéra de Quat’sous, dont la voix, le port, l’habileté et l’intonation siéent si bien à Brecht. Il y a ces comédiens pour lesquels je manque de superlatifs, comme Serge Bagdassarian qui ne cesse de m’étonner et dont je sens une montée en puissance sur les derniers spectacles, où il semble s’épanouir de plus en plus dans de nouveaux types de rôles. Et comment ne pas trembler en le voyant chanter Ein Freund, ein guter Freund, lui qui nous proposait il y a quelques mois sa propre version d’Avoir un bon copain. Je pense aussi à Michel Vuillermoz, pour cette grande scène où il apparaît dans cet habit de comédien qui ne va pas sans me rappeler cet homme au long nez qui est un jour tombé de la Lune. Mais je devrais citer également Éric Génovèse aux allures repoussantes de Donald Trump, Bakary Sangaré qui ouvre et conclut le spectacle de manière remarquable, Bruno Raffaelli dont la puissance s’abaisse face à la cruauté. Seule Florence Viala semble encore se chercher dans cette distribution. Il faut dire qu’il est délicat de se faire une place de gentil parmi ces pourritures.

Il y a un duo que j’attendais tout particulièrement dans ce spectacle. Un duo composé de deux comédiens dont je ne parviens pas à percevoir les limites. Rien ne semble les arrêter, et l’un marche dans les traces de l’autre. Ceci dit, comme je suis persuadée qu’ils peuvent tout jouer, leurs traces sont aussi difficiles à cerner que leurs limites. Vous l’aurez compris, je parle ici de Jérémy Lopez et Laurent Stocker. Je ne m’étalerai pas ici avec des superlatifs qui ne suffiraient pas à décrire l’énergie, l’enivrement, et l’espoir qu’ils transmettent. Car malgré l’horreur qui se dégage de ce spectacle, les personnages sont résistibles, et c’est là tout l’intérêt de la pièce. Du plus jeune, je pense que le rire glacial, glaçant, et inquiétant résonnera longtemps en moi. Du plus ancien, c’est l’hystérie, la nervosité, et la peur, qui laisseront une trace indélébile dans mon esprit, et continuent de me donner la force de me battre. De résister. Ironiquement. Grâce à cet immense Arturo Ui.

Voilà une véritable claque théâtrale. Après La Règle du Jeu, je ne peux que m’incliner profondément devant la Comédie-Française qui me permet de découvrir des univers théâtraux extravagants, exceptionnels, et jusqu’alors inconnus. ♥ ♥ 

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La Comédie-Française sort le Grand Jeu

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Critique de La Règle du Jeu, d’après Renoir, vue le 10 février à la Comédie-Française
Avec Cécile Brune, Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Alain Lenglet, Jérôme Pouly, Laurent Natrella, Elsa Lepoivre, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Gilles David, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Danièle Lebrun, Jennifer Decker, Elliot Jenicot, Laurent Lafitte, Benjamin Lavernhe, Claire de La Rüe du Can, Didier Sandre, Rebecca Marder, Pauline Clément, Dominique Blanc, et Julien Frison, dans une mise en scène de Christiane Jatahy

Bon. Mettons-nous au point dès la première ligne de cet article : je n’ai encore jamais vu La Règle du Jeu de Renoir et ne prétends à aucun moment en faire une critique. Ici, je vais essayer de poser des mots sur une expérience unique et indescriptible, de rationaliser l’extravagance, de décrire l’impensable. Vous ne saurez pas tant que vous n’y serez pas. Mais je vais essayer. C’est vrai, je n’ai pas vu le film d’où est tiré le spectacle et je m’en moque. Parce que j’ai décidé de manière totalement imprévue de m’y rendre, m’empêchant de préparer ma soirée. Et parce que cette improvisation totale est en accord avec l’atmosphère qui règne dans la salle, je vous avouerai que je m’en fous.

Bien que la pièce soit assez déconstruite, on comprend facilement le propos et à aucun moment on ne se trouve perdu : Robert de la Chesnaye, riche bourgeois, invite de nombreux amis à fêter le retour de André Jurieux parmi eux, après qu’il a sauvé de nombreux migrants en Méditerranée. Si la relation entre André et Christine, la femme de Robert, semble ambiguë, il en va de même pour celle qui lie Robert à Geneviève, une autre invitée. Le monde de la transfiguration s’ouvre alors aux convives : Robert organise une grande fête, imposant à ses invités de se déguiser, de chanter, de danser et de s’amuser. Un spectacle en apparence explosif et joyeux mais dont l’implosion à retardement nous agresse petit à petit.

Pour nous présenter son adaptation, Christiane Jatahy a imaginé un dispositif encore jamais mis en oeuvre dans la Salle Richelieu : les spectateurs vont devenir acteurs de sa propre pièce. L’idée est de nous intégrer au mieux à l’histoire, au décor, au casting. Et pour cela, toutes les barrières sont levées : la notion de 4e mur n’existe plus. Les acteurs jouent dans la salle, avec le public, armés de caméra et jonglant entre théâtre et cinéma. Cela peut choquer au premier abord, mais pourtant dès que le film initial s’installe, plus aucun doute n’est possible : la précision des prises, son timing impeccable, les gestes millimétrés, presque insondables, et qui pourtant transpercent l’écran comme s’ils avaient été hurlés, annoncent la teneur du spectacle qui va suivre. Très vite, on oublie que l’on est au théâtre et qu’on regarde l’écran : lorsque les premiers invités arrivent, j’étais étonnée de ne pas voir une trentaine de convives s’installer sur scène. J’avais oublié la distribution.

J’ai été prise dans la fête, de manière très subtile : ça paraît immédiat et pourtant la transition est là. Lentement, on passe du film initial à la salle, et on se retrouve alors intégré au scénario. Si les premières minutes sont malaisantes, avec cette chasse à courre où les gibiers sont les femmes conviées à la soirée, on se retrouve très vite projeté en plein milieu de la soirée. Et, alors que le malaise était là l’instant d’avant, on est soudainement en train de chanter avec les invités, les bras levés, conquis. Nous sommes comme les autres convives, à rire, à chanter, danser et boire. La fête bat son plein, mais ce n’est qu’une apparence et toute la suite cherchera à nous le montrer. Les scènes finales, où un calme presque inquiétant règne sur le plateau, sont plus cruelles, de par le contraste qu’elle présentent avec ce qui a précédé mais également par l’absurdité des réactions qu’elles proposent : Robert, venant d’apprendre qu’il est trompé, entre dans la salle de fête soudainement désertée à la manière d’un paysage de guerre, le filmant de manière dérisoire et presque triste. L’expérience spectateur proposée lors de ce spectacle est unique : loin de ressentir depuis notre fauteuil l’émotion qui se dégage du plateau, il s’agit ici de vivre, et de vivre pleinement l’action, de prendre part à l’histoire. Suivez mon conseil : sortez de votre zone de confort, oubliez le cadre, lâchez-vous, et il ne s’agira alors plus simplement d’éprouver, mais de consommer à pleines dents cette proposition unique, extravagante, exceptionnelle.

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J’ai trouvé le spectacle très porté sur la distinction entre l’être et le paraître, d’une cruauté sans pareille. Certes, on est gai et on chante tous ensemble l’espace d’un instant suspendu. Mais l’instant d’après, notre hôte change du tout au tout. Il aperçoit sa femme qui le trompe et son regard trahit ses pensées. Jamais je n’ai vu pareille colère, pareille tristesse, transparaître ainsi, aussi soudainement, à travers un regard. Un peu malsain, un peu satanique, il est un maître de cérémonie étrange, dérangeant, à l’hospitalité inhabituelle. On connaît l’ampleur du talent de Jérémy Lopez, et une fois encore il parvient à nous surprendre : son effet réside en ce qu’à aucun moment il ne va tricher. Il ne joue pas, c’est à peine s’il incarne ; il est. C’est le même homme qui joue avec son public, le regarde droit dans les yeux et lui lance des punchline, et qui l’instant d’après sera déchiré et trahi par sa femme. Ce sont les mêmes yeux, les mêmes émotions, le même regard. Et la puissance de ce regard réside bien plus en la sensibilité et l’implication de l’homme qu’en la technique de l’acteur.

Tout nous rappelle le fossé qui sépare le monde de la figuration de celui du sentiment vrai. D’abord, par le personnage de Serge Bagdassarian : je sens bien que je me répète, mais il fait partie de nos Grands du Français et sa présence sur ce plateau s’avère absolument incontournable : à travers ses reprises de Paroles, paroles et Non ho l’eta, il souligne à lui seul le côté désabusé et parfois malheureux de telles soirées. Malgré leur présence, ils ne parviennent pas à être ensemble, et cette désillusion présente tout au long du spectacle laisse un goût amer chez le spectateur. On semble s’amuser et pourtant quelque chose dérange. Jérôme Pouly, déchirant lors des scènes finales, emprunte à l’Octave et au Coelio de Musset, et au Cyrano de Rostand. Désenchanté, il met des mots durs sur ce qu’il vient de vivre, et laisse la place à un Laurent Lafitte aux allures de héros de notre siècle.  Éric Génovèse, transformé et difficilement reconnaissable, est un Marceau séduisant ; et sa voix, inimitable et douce, qui amène une humanité évidente à son personnage, contraste avec celle de Bakary Sangaré, plus dure, qui se retrouve exclu de cette société qu’il contrôle à l’entrée. Du côté des femmes, on retrouve ce contraste entre Suliane Brahim, Christine fébrile et hors du Jeu, et Elsa Lepoivre, qui semble connaître les règles et jongler avec aussi facilement qu’avec les bouteilles d’alcool.

Ce spectacle, c’est également un travail de troupe absolument dingue. On les voit prendre un pied total, et on n’a parfois qu’une envie : se lever et les rejoindre sur scène. Le pari était risqué et fort, et si les acteurs ne faisaient que leur boulot, jamais cela ne prendrait. Ils sont au-delà de toutes limites, sur un fil si mince que la menace de tomber est présente à chaque réplique. Mais cela, on ne s’en rend compte qu’en sortant du spectacle. Faire des expériences pareilles à la Comédie-Française nécessite culot, courage, et maîtrise absolue. Il fallait oser, ils l’ont fait. Pour l’audace, pour l’enjaillement, pour l’excellence, et bien sûr pour cette soirée, merci. Je reviendrai.

Une expérience théâtrale comme je n’en avais jamais vécu. Incroyable, vivifiante, unique, paralysante. Totale. ♥ ♥ 

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La Mer, qu’on voit tanguer

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Critique de La Mer d’Edward Bond, vue le 5 mars 2016 à la Comédie-Française
Avec Cécile Brune, Éric Génovèse, Coraly Zahonero, Céline Samie, Laurent Stocker, Elsa Lepoivre, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Pierre Louis-Calixte, Stéphane Varupenne, Adeline d’Hermy, Jérémy Lopez, Jennifer Decker, et les élèves-comédiens Pénélope Avril, Vanessa Bile-Audouard, Hugues Duchêne, et Laurent Robert, dans une mise en scène d’Alain Françon

Je suis une grande fan du travail d’Alain Françon ; j’entends d’ici les détracteurs l’accuser de mise en scène trop classiques. Je ne sais pas quand un tel adjectif est devenu reproche, mais il n’en reste pas moins l’un des plus grands metteurs en scène du XXe siècle à mon humble avis. Grand connaisseur de Bond et de son univers, il a monté la plupart de ses pièces et revient dans la grande salle de la Comédie-Française avec La Mer. Mais le spectacle risque de ne pas attirer suffisamment de spectateurs pour remplir la salle Richelieu, à cause d’un public peut-être justement trop classique. Avec La Mer, Alain Françon signe une mise en scène qui semble inaboutie : à la manière de la mer lors de la première scène, le spectacle est déchaîné, successivement calme et effervescent, qui, à la manière de la houle, nous emporte puis nous laisse couler.

Elle se voudrait reflet d’une société au bord de la crise : la pièce précède et annonce la Première Guerre mondiale. Elle part d’un naufrage, d’une tempête provoquant la mort de Colin alors que son camarade Willy survit. Obligé de rester dans la ville pendant l’enquête, il se voit projeté dans une commune aux traits effrayants d’ordre, de hiérarchie, d’étouffement de ses habitants. Point de ralliement des différents membres de la ville, il finira par choisir de mener une nouvelle vie, et de partir, loin de cette cité prête à éclater. C’est une pièce britannique, et cela se sent : le souffle de Shakespeare la pousse. Alternant comique et tragique, voilà un spectacle qui m’a laissé une étrange impression.

Certains tableaux sont d’une beauté à tomber : la première scène, celle du naufrage, est une réussite absolue, nous faisant sombrer dans un chaos assourdissant. Mais elle n’est pas le seul moment phare du spectacle : les différentes scènes soulevant les rires de la salle sont menées d’une main de maître et transcrivent au mieux l’humour grinçant de Bond : comme cette scène de funérailles où les cendres du noyés sont jetés sans cérémonie par une madame Rafi hilarante malgré elle. Cependant, les scènes pour lesquelles le rire n’est pas de mise m’ont semblé bien plus difficiles, et bien moins claires : le message de Bond, que j’ai découvert plus tard en lisant le programme, n’est pas passé. Peut-être les transitions entre les pièces, un peu longues et monotones, coupant le rythme, cassant l’unité, jouent-elles dans cette incompréhension. Cette non-unité casse le spectacle, accrue par le manque de continuité entre les scènes compréhensibles et celles qui le sont moins. Fatigue, stress de première, ou premier échec de Françon à traduire l’auteur, seule une nouvelle soirée de spectacle pourrait y répondre.

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Pourtant, Françon s’est entouré des meilleurs comédiens du Français : Cécile Brune, qui retrouve en Madame Rafi un emploi semblable en plusieurs points à celui de Bernarda, excelle en reine Victoria locale, autoritaire, parfois cynique. Jérémy Lopez, fil directeur vivant de la pièce, réunissant malgré eux tous les personnages à travers les différentes scènes, apporte à son rôle une certaine candeur, comme s’il traversait une épreuve initiatique. Hervé Pierre excelle dans le rôle d’Hatch, cet homme étrange qui parle de Martiens, et dont les scènes de folie sont simplement parfaites. Laurent Stocker se transforme intégralement et compose un Evens usé par l’âge, blasé, mais dont la morale finale n’est pas parvenue jusqu’à moi. Son monologue, qui clôture presque le spectacle, m’a laissée de marbre, alors qu’il appelle la jeunesse à changer le monde.

Pour une première approche scénique de Bond, je suis plutôt restée sur ma faim, jusqu’à me demander si c’est vraiment la rôle de la Comédie-Française que d’essayer de mettre en lumière un tel texte. J’ai eu la même réflexion après avoir vu le Déa Loher la saison dernière – loin de moi l’idée de mettre en parallèle les deux spectacles, dont l’un se rapproche plus d’une vaste plaisanterie. Mais – j’ai ce côté conservateur en moi – la Comédie-Française doit-elle réellement monter des auteurs vivants ? Ne doit-elle pas rester proche de sa vocation première – monter des classiques ? Si j’en crois la rumeur et qu’Alain Françon monte généralement avec brio les pièces de Bond, pourquoi suis-je à ce point restée en dehors du spectacle ? Le problème viendrait-il alors des comédiens, peu habitués à jouer ce genre de registre, et qui ne parviennent pas à transcrire l’originalité, l’aspect britannique contemporain, si indigeste pour nous, habitués aux classiques français ?

Je reconnais la belle performance d’acteur et quelques grands moments, mais je reste déçue face à un texte qui n’est pas clarifié par la mise en scène. ♥ 

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Suliane et Jérémy

RoméoEtJuliette

Critique de Roméo et Juliette de Shakespeare, vu le 22 décembre 2015 à la Salle Richelieu
Avec Claude Mathieu, Michel Favory, Christian Blanc, Christian Gonon, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Pierre Louis-Calixte, Suliane Brahim, Nâzim Boudjenah/Laurent Lafitte, Jérémy Lopez, Danièle Lebrun, Elliot Jenicot, Didier Sandre, Pénélope Avril, Vanessa Bile-Audouard, Théo Comby Lemaitre, Hugues Duchêne, Marianna Granci, et Laurent Robert, dans une mise en scène d’Éric Ruf

Je me souviens d’un acteur montant Les Fourberies de Scapin simplement, classiquement, et répondant à un journaliste qui lui demandait comment il avait dépoussiéré Molière : « Ce n’est pas la peine puisque Molière n’a pas de poussière sur le dos. » C’est à mon avis le parti pris d’Éric Ruf lorsqu’il monte ce Roméo et Juliette sur la scène du Français. Oubliés, les a priori sur ce couple phare du théâtre, pourtant si peu monté dans le premier théâtre de France. Pas de petits oiseaux qui chantent, de soleil éclatant et de belles roses rouges pour enjoliver l’amour de Roméo et Juliette : ils le vivront au milieu d’une Italie ravagée par la violence ; mais l’amour, le vrai, celui qui naît de rien et qui survit à tout, cet amour simplement passionné est aveugle…

Dois-je réellement résumer Roméo et Juliette ? Certainement. Car si vous connaissez les noms des amants Shakespeariens, peut-être avez-vous raté les fioritures qui les entourent. S’il est vrai qu’ils tombent amoureux au premier regard, la violence est là, tout au long de la pièce. Les agressions, les querelles de rue, la tension sous-jacente se fait sentir. Les Montaigu et les Capulet ne peuvent se voir, et les rues trop calmes deviennent dangereuses lorsque des membres de chaque clan s’y rencontrent.

Laurent Lafitte, Christian Gonon et Pierre Louis-Calixte défendent avec brio leurs partitions respectives de Benvolio, Tybalt et Mercutio, nos trois brigands principaux des deux familles, ceux qui seront là lors des querelles, que ce soit pour les livrer ou les calmer. Mais ce soir-là, malgré le désir de Ruf de replacer Roméo et Juliette dans ce contexte violent, je n’avais d’yeux que pour nos jeunes tourtereaux. Je vois ce qu’il se passe, j’en ai conscience, mais ce n’est pas ce que j’ai envie de suivre, ce soir. J’accuserais une traduction un peu datée de l’oeuvre de Shakespeare, qui m’empêche d’être pleinement prise dans ces scènes de rue qui me parlent finalement peu. Mais une telle traduction ne peut porter atteinte à des scènes d’amour, intemporelles. Voilà pourquoi ce que je retiendrai essentiellement de ce spectacle sera son Roméo et sa Juliette.

On connaît tous la fin du spectacle. On sait. Mais comme dans toutes les mises en scène réussies, on oublie. Ça me rappelle Diplomatie : quand bien même on est au courant que Paris sera sauvé au final, on ne peut que douter 2h durant. Ici pas de doute possible : ces deux là sont faits pour s’aimer et la vie ne pourra que leur accorder ce plaisir. La mise en scène de Ruf est vivifiante : le spectacle s’ouvre sur la voix inimitable de Serge Bagdassarian qui nous entraînerait sans problème sur la scène aux côtés des autres comédiens qui s’y trémoussent déjà. C’est la fête, et durant ce spectacle, on célèbre la vie, la jeunesse et l’amour.

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Il y a quelque temps, je parlais de ma préférence en l’être plutôt qu’en le jeu. Je reconnais trop Claude Mathieu derrière la Nourrice, qu’elle n’a pas su composer aussi bien que Mairesse dans la mise en scène de Briançon il y a quelques années. J’aperçois encore Danièle Lebrun derrière les traits de Lady Capulet ; je distingue même les contours de Didier Sandre derrière Capulet, mais peut-être est-ce à cause de ses légers problèmes de prononciations ce soir-là, qui me font revenir à l’acteur et m’éloignent du personnage. Mais je tire mon chapeau à Serge Bagdassarian et Bakary Sangaré, ces Frères tout à fait complémentaires, dont la douceur de l’un équilibre l’entrain de l’autre, et qui confèrent à ces personnages un altruisme, une présence, et une importance qu’on ne leur accorde pas toujours suffisamment. Comment ne pas citer également Michel Favory, dont le Prince devient presque un personnage principal tant son humanité, à travers ses rares paroles, parvient à nous toucher. Lorsqu’il parle, le respect est là. Et le silence, religieux.

Du côté des plus jeunes, j’ai rarement vu une interprétation telle que celle délivrée par Jérémy Lopez et Suliane Brahim. Je ne peux que les citer ensemble, car ils ne sont que par leur jeu commun. L’évidence même, au premier regard, pour eux comme pour nous. Chez lui, des allures de mauvais garçon, un peu bourru, qui disparaissent vite pour laisser place à l’amour fou, le premier amour, le vrai, celui qui dévore. On comprend vite qu’il y a une certaine fragilité en lui. Il n’y a plus qu’elle, il l’aime à la manière des hommes, avec cette légère possessivité, cette fierté sans jalousie. Au-delà de l’amour qu’il lui porte, on descelle également un léger orgueil d’être aimé. Chez elle, l’innocence et l’insouciance laissent vite place à un amour entier, qui semble prêt à mûrir plus rapidement que celui de Roméo. Il n’y a plus que lui, mais elle l’aime à la manière des femmes, cet amour prêt à tout donner pour combler l’autre. Juliette est forte, sûrement plus que Roméo. Ou peut-être aime-t-elle comme j’ai aimé, moi aussi, au début. Peut-être y ai-je vu inconsciemment la Juliette que j’ai pu être. Quoi qu’il en soit, voilà un je qui a merveilleusement marché sur moi. Lorsqu’ils sont tous les deux sur scène, quelque chose se passe, indéniablement. Un lien, un sentiment, une émotion traverse la salle au son d’un mot, ou simplement lors d’un regard. C’est puissant et pourtant simple, c’est beau et si commun, aussi passionnel que l’amour des débuts. Roméo et Juliette, une passion dosée dans les règles de l’art.

Je dois encore ajouter quelque chose : heureusement qu’Éric Ruf, qui a ôté son costume de comédien, a gardé celui de metteur en scène, ou plutôt devrais-je dire : de scénographe. Il y a en effet de très belles scènes dans ce spectacle, qui marquent visuellement quand les mots touchent moins qu’ils ne devraient ; comme ces lumières très belles tout au long de la pièce. Je mentionnerai également une scène du balcon particulière, aussi vertigineuse pour Juliette que son amour l’est pour Roméo. Enfin, cette clôture très solennelle du spectacle, lors de laquelle les corps morts sont debout, habillés de leur plus belle tenues, les rendant presque plus beaux encore que de leurs vivants.

Ce couple là, on ne l’oubliera pas.  ♥ 

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Rencontre avec Jérémy Lopez

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Il y a 4 ans, j’écrivais mon article sur L’École des Femmes que Jacques Lassalle présentait à la Comédie-Français, et je découvrais en Jérémy Lopez une très bonne recrue du Français. Depuis, le pensionnaire n’a cessé de m’étonner, justifiant ce premier avis, à travers les nombreux spectacles auxquels il a participé : entre autres, Le Système Ribadier, La Princesse aux petits pois, Dom Juan, ou Peer Gynt. Cette année, toujours très distribué, on pourra l’applaudir dans La Mer ou Roméo et Juliette dans lequel il tient le rôle titre. Malgré le succès grandissant, l’artiste ne se prend pas la tête : l’accueil qu’il me réserve est des plus chaleureux et des plus simples, confortablement installés dans sa loge, et la conversation ne se réduit pas simplement à des réponses à mes questions ; il cherchera toujours à aller au fond des choses, quitte à dériver de la question d’origine et amener la conversation vers d’autres chemins, si bien que la discussion n’en est que plus passionnante et animée. Merci à cet acteur qui semble avoir autant à donner humainement que sur scène.

MDT : Vous décrire en 3 mots ?
Jérémy Lopez : Fort, faible, fragile.

Comment en êtes-vous venu au théâtre ?
J’ai grandi en banlieue lyonnaise, et je n’avais jamais fait de théâtre avant mes 20 ans. D’ailleurs, je n’étais jamais allé au théâtre à part avec le collège ; mais lors de ces sorties, je me sentais exclu ; on chahutait, je ne comprenais rien. Je pense qu’on ne voyait pas les bons spectacles. Scolairement, ça se passait assez mal : j’avais été renvoyé de plusieurs lycées, je suivais des cours par correspondance depuis la 2nde. L’année de mon bac, j’ai perdu quelqu’un de très cher, et ça m’a empêché de me concentrer pendant une partie de l’année. En réalité, je n’ai pas du tout ouvert un bouquin de l’année, en me disant que je referai une terminale plus tard. Finalement, comme j’étais inscrit au bac, je l’ai passé sans avoir révisé, et je l’ai eu aux rattrapages. J’avais 20 ans, mon bac, et je ne savais pas quoi faire. Enfin, si : au début, je voulais faire des films. Inconsciemment je voulais probablement être connu, être aimé, avoir l’impression de servir à quelque chose. Mais ma mère m’a dit que ça n’existait pas les écoles d’acteurs de cinéma : et qu’il fallait que je fasse du théâtre. Mais pour moi, c’était hors de question : je ne voulais pas jouer devant des gens, ça me faisait peur ! Finalement, sur le conseil de ma mère, j’ai contacté un petit cours de théâtre qui faisait passer des auditions… Fatalement, il fallait apprendre un texte de théâtre. Moi, je n’en avais jamais lu : j’ai appris 5 phrases mais j’étais totalement incapable de les dire. Ils m’ont pris quand même, je suppose qu’il n’y avait pas beaucoup de candidats. Mais au bout d’un mois et demi de cours, je n’’arrivais toujours pas à m’y mettre ; comme avant dans les lycées, ils ont voulu me renvoyer. Et ça a été le déclic : je me suis rendu compte que c’était ça que je voulais faire, qu’il fallait que j’arrête de déconner. Et dès le lendemain, je m’y suis mis. Puis le conservatoire de Lyon a ouvert ses portes 2 ans après. J’avais joué en amateur au théâtre de La Croix-Rousse à Lyon ; et Sihem Zaoui, qui est responsable des relations publiques, m’a vu jouer et m’a conseillé de faire les auditions pour le conservatoire. Je les ai passées, j’ai été pris, et dès la première année du conservatoire j’ai eu des énormes déclics, j’ai été pris à l’ENSATT, puis tout s’est enchaîné avec le Français…

L’ENSATT, c’est un parcours particulier ? Vous vous sentez plutôt lyonnais ou parisien ?
Je me sens très lyonnais, mais de plus en plus parisien. Et pourtant, je ne l’étais pas du tout avant de venir ; j’ai hésité longuement quand on m’a proposé de venir au Français. Je ne connaissais pas du tout Paris, et à vrai dire ça me faisait peur. Quand Muriel m’a contacté, j’étais encore à l’ENSATT, en fin de parcours, et j’avais eu la chance d’avoir déjà eu des propositions de théâtre ; je n’étais pas trop inquiet pour le futur. J’avais tellement peur de quitter Lyon que j’ai refusé des projets dans des théâtres comme La Tempête. Mais c’est plus compliqué de refuser le Français. J’ai beaucoup réfléchi, plusieurs personnes, dont des metteurs en scène, m’ont conseillé de le faire, de prendre ce risque là, car là-bas on ne me ferait pas de cadeau ; et c’est ce qu’il me fallait.
Nous sommes plusieurs de l’ENSATT : il y a aussi Suliane Brahim, Georgia Scalliet. On est arrivé à une période charnière de l’histoire de l’école ; les débuts étaient plus difficiles, on a un peu essuyé les plâtres. Puis on a tous trouvé nos marques et l’école aussi. J’y ai rencontré des gens formidables, comme Jean-Pierre Vincent, et même Alain Françon, que j’ai croisé à plusieurs reprises. Mais j’avoue que quand j’y étais, je voulais en partir ; et finalement je suis resté, et j’ai bien fait. Avec le recul, oui c’était bien, c’était même formidable.

Vous vous voyez à la Comédie-Française pour le reste de votre carrière ?
Ça fait exactement 5 ans que je suis là. Pourtant, quand Muriel me l’a proposé, j’ai dit à mes proches que je resterais 3-4 ans et que je m’en irais. Mais j’ai été agréablement surpris par la suite. Aujourd’hui, je n’ai pas du tout envie de partir : ici, il y a des gens extraordinaires, des metteurs en scène formidables, et c’est un luxe de travailler autant. Je pense que l’acteur avance plus vite ici qu’à l’extérieur, qu’il se construit plus rapidement. Le plus grand respect que je puisse avoir pour le Français, c’est de me dire que je ne sais pas combien de temps j’y resterai. Gilles David m’a dit, à mon entrée : « la meilleure chose à te dire, c’est qu’ici tu n’es que de passage. » Je refuse de penser à un plan pour les années à venir ; je n’anticipe rien. Je m’y plais.

Voudriez-vous travailler au cinéma ?
J’ai déjà fait un peu de cinéma : par exemple j’ai joué dans A coup sûr. Mais j’ai refusé plusieurs projets au cinéma, parce que je dois d’abord être au Français. Cette année par exemple, on m’a proposé un rôle assez important, et je n’ai pas pu le faire au dernier moment puisque j’étais pris au théâtre. Mais finalement, je n’y pense pas trop. J’aime bien l’ambiance qu’on peut trouver sur un tournage de cinéma ; le truc qui se produit quand on est sur une courte période avec une équipe, des acteurs, un réalisateur ; c’est spécial, c’est chouette, je me suis senti toujours à l’aise là dedans. Honnêtement, ça m’embêterait si on m’apprenait que je ne tournerai plus, mais je ne me lève pas le matin en pensant à ça. On est tellement pris ici qu’on n’a pas le temps de réfléchir, d’être frustré, ou d’être envieux.

Comment s’est déroulée votre entrée à la Comédie-Française ?
Je suis rentré en même temps que Pierre Niney ; mon souvenir est donc forcément lié à Pierre ; on était toujours ensemble. On est rentré pour jouer des petits rôles dans Le Fil à la Patte, donc finalement on passait plus de temps à regarder les acteurs répéter qu’à véritablement travailler. On n’avait pas trop de pression, et c’était un bon moyen de rentrer ici : c’était très agréable de rencontrer nos camarades doucement. D’un autre côté, on avait très envie de jouer, donc on était un peu frustré ; mais d’une certaine façon, ne pas être exposés tout de suite nous a protégés. J’étais très surpris par l’accueil des gens, par leur bienveillance, j’avais vraiment l’impression de rentrer dans une famille… Je me souviens qu’avec Pierre, on regardait des vidéos de Pierre Dux sur l’INA qui racontait l’histoire de la Comédie-Française siècle par siècle ; on avait encore beaucoup à apprendre.

Vous avez demandé un congé pour jouer dans le Scapin de Laurent Brethome. Comment avez-vous construit votre Scapin ? Avez-vous conscience de la puissance de votre scène de la justice ?
En fait, cette scène c’était pour moi LE moment de Scapin : il y parlait un peu de sa vie, il s’y livrait. Dans l’histoire du personnage qu’on s’est raconté avec Laurent Brethome, c’était évident que dans ce passage, il parlait réellement de lui, de ce qu’il avait vécu, et qu’il ne souhaitait à personne. Et c’était important de le dire aux gens, de le transmettre au public. Dans cette scène, quand il mentionne sa rencontre avec la justice, il y a quelque chose de très grave, très important ; on ne rigole pas avec ça. D’ailleurs dès le début, on sent que la justice est un thème important pour Scapin. Je trouve que souvent, au théâtre et particulièrement dans les pièces classiques, il y a des mots, des thèmes importants, mais qui font simplement sourire le public. Côté spectateur, c’est comme si on voyait de quoi il parle, mais qu’on s’en fout un peu. Mais si on prend ce mot, si on le sort et qu’on l’étudie un peu plus, on se rend compte qu’il y a quelque chose de plus qu’une simple allusion. Mais pour transmettre ça, il faut que ça coûte au personnage : si ça ne passe pas à travers le vécu du personnage présent sur scène, autant se contenter de lire la pièce.
En fait, je ne m’en rendais pas compte, mais ce rôle m’a beaucoup atteint. Actuellement, ce Scapin est en tournée dans la France, avec Antoine Herniotte pour jouer mon rôle. Lorsqu’il le répétait, il est venu chez moi pour que je lui parle du personnage. Pour travailler, il avait un DVD et je lui expliquais notamment mes déplacements, leur raison d’être. Et en lui montrant, en lui parlant, en lui expliquant mon travail, je me rendais compte à quel point c’était important pour moi, à quel point ça m’avait habité. Comme on travaille beaucoup ici, on n’a pas du tout le temps de se regarder, donc pas le temps de prendre du recul. Mais là, pour le coup, ça m’a beaucoup touché de revoir ça ; ce personnage est vraiment extraordinaire.
Certes, Scapin est un mec qui a vécu beaucoup de choses ; mais même la violence qui ressort est faite avec amour. Lorsque la pièce commence, il ne veut plus faire ses conneries, il ne veut plus aider personne parce que ça lui retombe toujours dessus : tout ça est terminé. Mais quand ses potes viennent et insistent, et lui demandent de l’aider une dernière fois, alors c’est reparti. Et de manière totale :  son aide peut aller jusqu’à la mort ; il fait partie de ces gens qui sont prêts à aller jusqu’au bout quand ils ont décidé quelque chose. C’est ça qui est beau, au théâtre, quand les choses peuvent toujours aller au bout ; dans la vie c’est différent.
Pour Scapin, comme pour Roméo, je n’ai pas du tout anticipé le premier jour de répétition : je ne sais pas pourquoi, j’avais peut-être confiance dans le texte, ou en moi, ou en Laurent, mais je suis véritablement venu sans rien. Je suis arrivé les mains dans les poches, et si ça a marché c’est peut-être justement parce que ça correspondait au personnage. Debout, mains dans les poches, et me laisser porter par ce qu’on me demande : c’est lui aussi, Scapin. Mais c’est le luxe aussi des grands rôles ; quoi qu’il arrive on va être porté par le texte, et il faut accepter de ne pas se cacher.

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Vous attendiez-vous à jouer Roméo ?
Toute la troupe a su en même temps qu’Éric Ruf allait monter Roméo et Juliette. Alors évidemment, on y pense : « peut-être que ça sera moi ». Je me disais : « c’est possible ». Je ne remercierai jamais assez Eric, parce que je ne pensais pas un jour jouer ça au Français, car malgré tout, il y a toujours une idée préconçue des rôles, c’est comme s’ils étaient distribués avant d’être joués. Au Français, il y a également un rapport à l’âge qui est très présent. J’avoue que je n’y avais pas du tout pensé. Eric Ruf m’a dit « Je te prends parce que je te connais : même quand tu fais le méchant, je vois que te n’es pas méchant. » Je ne savais pas trop quoi en penser, je n’étais pas forcément d’accord d’ailleurs. Mais après tout, je n’ai pas encore joué de rôle de grand méchant ici. Il m’a choisi parce qu’il voulait faire ressortir le concret de ce texte, et parce qu’il trouve que je suis très innocent. La jeunesse, ne se trouve pas dans la naïveté mais dans l’innocence, dans le crédit qu’on accorde aux événements vécu, et aux gens qui nous entourent. C’est ça, la jeunesse de Roméo ; il se refuse à penser, à préparer des choses, à les anticiper : il laisse la chance le guider. Il vit le moment présent, et lorsqu’il rencontre un problème, pour lui, c’est la fin de la vie.
Je pense qu’on est prêt. Hier, on a fait un filage qui s’est très bien passé. Il y a encore du travail, des choses à fluidifier, mais on a été tellement profondément dans les rapports humains, qu’à une semaine de la première, on peut se permettre de bouger une scène ou de modifier certains placements sans que cela soit un drame pour l’acteur, ce qui est rare.

Vous allez bientôt travailler avec Alain Françon…
Absolument. Pour l’instant, je suis tout entier dans Roméo et Juliette, mais dès la mi-décembre, je vais commencer à m’y mettre plus sérieusement. C’est une pièce que j’aime beaucoup, et étonnamment venant de Bond, c’est drôle. Surtout, je m’attends à apprendre encore, parce que Françon, c’est quand même quelqu’un.

Lisez-vous les critiques ?
Je dis aux gens que je ne les lis pas… mais en réalité je les lis ! Je les lis sur internet ; il y a des choses qui m’agacent, d’autres qui m’agacent moins. Je touche du bois, mais n’ai encore jamais été descendu ! En réalité, je lis les critiques en début de spectacle, puis à un moment donné ça commence à m’énerver et j’arrête de les lire, et ce jusqu’au bout du spectacle. Mais je ne les lis pas que pour moi : c’est aussi pour voir si ce qu’on a voulu faire passer a été compris. Par exemple, pour 20 000 lieues sous les mers, j’ai lu un blog qui m’a énervé : moi qui fais toujours attention à ne pas faire trop gag, à ne pas me mettre en avant ou déborder, je me suis vu reprocher de cabotiner, et j’ai eu un peu de mal à l’accepter.

Allez-vous au théâtre ?
Pas beaucoup, en ce moment, j’ai peu de temps pour moi. Mais sinon, oui ; je ne prends pas trop de risques, je vais voir ce que j’aime : des acteurs, des metteurs en scène en qui j’ai confiance.

Les attentats vont-ils changer quelque chose dans votre manière de jouer ? Dans votre conception du théâtre ?
Je n’ai pas rejoué depuis les attentats, et j’avoue que j’appréhende mon retour sur scène. J’ai passé 3-4 jours vraiment atroces après le 13 novembre, je ne suis pas sorti de chez moi pendant plusieurs jours. J’ai fait une grosse erreur, à cause d’un mélange de curiosité, de culpabilité, et de peur : j’ai vu et j’ai même cherché tous les reportages des gens qui étaient dans le Bataclan. En lisant ces témoignages, j’avais des mini paniques, comme des chocs momentanés. Je cherchais à comprendre ce qu’ils avaient vécu, mais évidemment ça m’effrayait.
Il faut absolument ne pas s’habituer à ça ; il faut rester choqué. J’ai bien sûr eu des souvenirs de Charlie et de l’hypercacher, mais ce qu’il s’est passé ce 13 novembre est pour moi bien pire, et j’ai peur qu’on s’habitue à l’horreur. Il ne faut pas. Quelque part, ça me fait penser à Roméo et Juliette : on sait que la pièce va finir par une horreur. Mais, pour moi, le spectacle sera réussi si, pendant une partie du spectacle, on arrive à faire oublier aux gens que tout se concluera dans l’horreur. Parce que c’est le début de la pièce n’est que joie, bonheur à l’état pur. Et c’est ce qu’il se passe en ce moment : les attentats sont une horreur parce qu’ils nous prennent au moment où on ne s’y attendait pas ; c’est ça qui marque l’horreur. Et il faut que ça le reste ; que lorsque cela se reproduira, car ça se reproduira, nous devons rester neuf par rapport à l’horreur.

A quoi peut servir le théâtre dans le monde troublé qu’est le notre actuellement ?
Les discours type « même pas peur » me mettent mal à l’aise. Il faut arrêter de dire ça : honnêtement, on a peur. Évidemment qu’il faut sortir, qu’il faut continuer ! Mais arrêtons de faire comme s’il ne s’était rien passé. Moi j’ai peur, je suis choqué et triste. Mais le théâtre fait partie de ces choses que ces gens veulent détruire. Donc évidemment, il faut qu’il vive. Mais je ne me sens pas particulièrement porteur d’une parole, je n’ai pas l’impression de faire un acte héroïque en disant ça. Je le fais, c’est tout.

Y a-t-il des rôles que vous aimeriez jouer ?
Oui et non ; je pourrais en citer, mais ce ne sont pas des rêves absolus. Je m’intéresse avant tout aux histoire, plus qu’aux rôles. Mais si je devais en citer, je penserais en premier à Richard III, Néron, ou encore Alceste. Mais également Tchekhov, que je n’ai jamais joué et qui m’attire beaucoup. J’aimerais jouer Ivanov.

Aimeriez-vous faire de la mise en scène ?
Absolument ! Quand je suis sorti de l’école, j’ai fait une co-mise en scène avec Damien Robert : on a monté des variations autour de Macbeth à l’école, et on en a fait un spectacle en sortant, juste avant de rentrer au Français. Ce qui m’intéresse – peut-être qu’il y a là dedans un manque de courage – c’est de mettre en scène à deux : j’ai besoin d’un échange, de débattre et de gérer une équipe à plusieurs. Le partage, ça m’intéresse énormément dans la mise en scène. Et peut-être que, inconsciemment, il y a aussi la peur d’être seul, que tout repose sur mes épaules. Je pense que je proposerai une mise en scène au Français, un jour.

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Carte d’identité littéraire :

Livre préféré : je n’en ai pas spécialement, mais il y a le premier livre que j’ai lu, quand j’avais 13 ans. J’ai fait une petite dépression, j’étais mal, alors je l’ai dit à ma mère, et elle m’a donné un livre pour que ça aille mieux : c’est La grande patience de Bernard Clavel. Il raconte son enfance pendant la guerre, où il était apprenti pâtissier dans le Jura. Ce n’est pas un livre qui a changé ma vie, je ne l’ai pas relu, mais je suis vraiment rentré dedans et ça m’a fait du bien. J’attendais le moment de me replonger dedans, j’attendais cette ivresse de la lecture.
Pièce de théâtre préférée : Roméo et Juliette ! J’aime aussi beaucoup Gertrude (le cri) de Howard Barker.
Compositeur préféré : Chopin et William Scheller, qui est un très grand musicien. Ce n’est pas de la variété, c’est un véritable compositeur.
Un grand acteur : Patrick Dewaere
Un grand metteur en scène : Enrique Diaz, qui est un des plus grands metteurs en scène sudaméricains, et grâce à qui j’ai eu les chocs théâtraux de ma vie, avec Répétitions Hamlet et La Mouette. C’est José-Manuel Gonçalvès, le directeur du 104, qui l’a amené en Europe. Je pense aussi à un jeune metteur en scène qu’il faut découvrir et qui va aller loin : Thierry Jolivet, qui a monté Belgrade de Liddell pour le festival Impatience, et a obtenu le prix du public. C’est quelqu’un de vraiment brillant.
Un grand joueur de foot : Juninho
Une belle citation de théâtre : « Ces sortes de péril ne m’ont jamais arrêté, et je hais ces cœurs pusillanimes qui, pour trop prévoir les suites des choses, n’osent rien entreprendre. » (Les Fourberies de Scapin, Molière)

 

Des étoiles de mer plein les yeux…

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Critique de 20 000 lieues sous les mers, de Jules Verne, vu le 3 octobre 2015 au Vieux-Colombier
Avec Cécile Brune, Christian Gonon, Christian Hecq, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Elliot Jenicot, et Louis Arène, dans une mise en scène de Christian Hecq et Valérie Lesort

On les connaît, les plans de Muriel Mayette pour faire quelques économies : proposer des mises en scène à des comédiens, qui parfois n’en ont jamais fait. Malgré quelques échecs la saison dernière, Eric Ruf semble reprendre ce plan d’action en confiant à Christian Hecq la mise en scène de cette oeuvre de Jules Verne. Et… quelle merveilleuse idée ! Christian Hecq nous fait une proposition tout à fait originale en montant 20 000 lieues sous les mers : il fait entrer les marionnettes au sein de la Comédie-Française, et nous prouve une nouvelle fois que les Comédiens Français ont de nombreux talents cachés.

L’adaptation est fidèle à l’oeuvre de Jules Verne : coupée, certes, mais fidèle. Elle nous raconte l’histoire de ces trois hommes faits prisonniers par le capitaine Nemo alors qu’ils recherchaient, sans le savoir, son sous-marin. Ils découvrent en la personne du capitaine un homme profondément seul, aux allures de misanthropes, au sens de l’hospitalité parfois douteux, mais au savoir impressionnant. Ces trois personnages, Ned Land, Aronnax, et Conseil vont vivre plusieurs mois en compagnie du capitaine et de son serviteur Flippos, à bord de ce sous-marin : cela va leur permettre d’observer les profondeurs sous-marines d’un oeil privilégié, mais également de vivre des aventures peu attirantes.

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Les comédiens sont formidables : l’esprit de troupe est là, sur la scène du Vieux-Colombier. Christian Hecq, le bras plâtré, campe un Capitaine Nemo mystérieux, intelligent et vif, peu soucieux des souhaits de ses hôtes. A ses côtés, nos trois prisonniers, puisque tel est leur état, vivent leur captivité de différentes manières : Jérémy Lopez, toujours merveilleux, campe un Conseil quelque peu terrorisé, aux airs naïfs et au grand coeur. Christian Gonon, le parler franc et presque brutal, est un Ned Land avide de liberté, parfois inquiétant. Enfin, Nicolas Lormeau est un Professeur Aronnax en constant émerveillement devant les créatures sous-marines qu’il découvre… au même titre que le spectateur.

C’est élégant, saisissant, et magnifique. Ça a quelque chose de féérique. Les marionnettes animées par les comédiens sont comme des intermèdes visuels tout simplement magiques. La précision avec laquelle les différents animaux prennent vie est absolument remarquable, et laisse des souvenirs impérissables : comment ne pas s’effrayer à la vue de cette pieuvre géante, ou s’émerveiller devant cette méduse géante. Et si les fonds marins prennent vie sur le plateau du Vieux-Colombier, c’est grâce à l’impressionnante maîtrise des comédiens, qui manipulent eux-même ces marionnettes. Alors un immense bravo à eux ; et pour celui qui devient marionnette en mimant un homme nageant en plein milieu de la scène, nous faisant carrément douter de la réelle présence d’air dans la salle, j’ai nommé monsieur Elliot Jenicot, je ne peux que m’incliner bien bas.

Une petite merveille. A ne pas manquer.  ♥ 

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Les brethomeries de Scapin

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Critique des Fourberies de Scapin, de Molière, vues le 8 novembre 2014 au Théâtre Jean Arp
Avec Morgane Arbez, Florian Bardet, Cécile Bournay, Yann Garnier, Benoît Guibert, Thierry Jolivet, Jérémy Lopez, Anne-Lise Redais et Philippe Sire, dans une mise en scène de Laurent Brethome

Ah, les Fourberies de Scapin ! Un de mes premiers grands coup de coeur au théâtre ! Qui n’a pas déjà ri à gorge déployée devant la scène des coups de bâtons, ou répété longuement après le spectacle,  Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? ? Cependant ici, c’est une version en apparence plus noire que nous présente Laurent Brethome. Lorsqu’on entre dans la salle, Scapin (Jérémy Lopez) est déjà installé sur un des container qui constitue le décor, et les autres personnages vont et viennent en attendant que la pièce commence. L’ambiance est glauque au possible, et on s’attend à être surpris, à découvrir le texte autrement, à un grand moment. Seulement la mise en scène ne tient pas toujours, et là où on aurait pu découvrir une idée réfléchie et correctement utilisée, on ne trouve qu’une pâle tentative de renouveler Scapin, en le situant dans une ville portuaire mal fréquentée, et, partant de cette base, de fonder un environnement sordide, oscillant entre inquiétude et grotesque.

Avant toute chose, je trouve cela dommage de se sentir obligé de dépoussiérer cette comédie : je me souviens d’un grand acteur disant qu’il n’est pas nécessaire de dépoussiérer Molière, tout simplement car il n’a pas un grain de poussière sur le dos. Mais sous prétexte que Les Fourberies de Scapin ont été jouées des centaines de fois, la mode est à la découverte de nouveaux horizons : monter Scapin comme personne avant soi devient un challenge. Soit. Après tout, pourquoi pas, si la mise en scène proposée est en accord avec le texte… Mais ici, on sent comme une appréhension du metteur en scène, qui n’ose pas appliquer pleinement son idée : ainsi, si l’atmosphère inquiétante du début de la pièce était prometteuse, elle se dissipe assez vite à travers des rajouts grotesques, qui visent à faire rire, comme si Laurent Brethome n’avait pas assez confiance dans le comique du texte de Molière. Des répétitions inutiles, en trop grand nombre, ponctuent des scènes qui n’en ont pas besoin : par exemple, dans la fameuse scène du que diable allait-il faire dans cette galère, Scapin comme Géronte répètent le mot turc dès qu’il est prononcé. Certes, cela fait rire les plus jeunes car les deux acteurs le disent avec soin, mais on s’en lasse très vite, surtout lorsque de tels moyens sont réutilisés pour chaque scène.

Pourtant, Laurent Brethome avait trouvé son Scapin. Jérémy Lopez, loin de la Comédie-Française où il est pensionnaire, révèle à nouveau son talent. Il compose un Scapin vulgaire et en apparence méchant garçon, mais par-dessus tout profondément humain. Les problèmes qu’on lui confie semblent le toucher au coeur, autant que l’abandon dont il est victime, ce qui donne lieu à une fin grandiose. Son Scapin semble terriblement seul face aux duos qui se créent autour de lui, aux familles dont il ne fait pas partie. Il a construit son personnage comme un homme qui a un passé, et qui vit tous les jours avec ; jamais le discours de Scapin sur la justice n’aura résonné de cette manière. La scène, habituellement bâclée par les acteurs, prend ici tout son sens : Scapin crache sur ce qu’il a vécu. Il dénonce. Toute l’énergie, toute la haine, toute la grandeur de Scapin autant que celle de Jérémy Lopez sont révélées lors de cette scène qui fait frissonner. On s’incline à nouveau devant un acteur qui ne cesse pas de nous surprendre.

Et on ne peut pas dire qu’il soit toujours aidé dans ce spectacle, car autour de lui, tout est plus délicat. S’il se détache aisément du reste de la distribution, certains acteurs restent tout de même très honorables, mais d’autres font tache. Les femmes, surtout. Heureusement peu présentes, leurs apparitions sont tout de même des moments faibles du spectacle. Par exemple, l’arrivée de Hyacinthe (Morgane Arbez) est un échec : mais finalement, peut-être moins à cause de l’actrice que de la Hyacinthe qu’elle interprète. Laurent Brethome en fait une fille à papa pleurnicharde, soit, puisqu’elle s’oppose à une Zerbinette bien plus gaie, mais dont les actes prennent des proportions démesurées. Ainsi, bien vite, elle sort de son sac de collégienne un pistolet dans le but de tirer sur son amant. La signification d’un tel geste m’échappe encore… D’autres extravagances de mise en scène restent inexpliquées, comme la trop longue entrée en scène d’un Léandre drogué dont l’attitude exagérément explicite agace. Heureusement, d’autres personnages, traités plus classiquement peut-être, nous convainquent davantage : comme ce Géronte (Benoît Guibert) aux allures de vieux loup de mer qui incarne dureté et la puissance paternelle, qu’aurait peut-être pu accentuer un peu plus Philippe Sire (Argante).

Cependant, il faut reconnaître que certaines scènes de ce Scapin sont parfaitement réussies. A commencer par la scène finale, point culminant de la pièce, est un véritable déchirement. C’était la première fois que je voyais la scène ainsi : la mort de Scapin n’est plus feinte mais réelle, et la parole finale Et moi, qu’on me porte au bout de la table, en attendant que je meure résonne gravement dans le théâtre. Un véritable déchirement de voir cette âme qui durant près de 2 heures a tout donné pour ces jeunes gens, et dont le dévouement est trop vite oublié. Les intermèdes sont également très réussis : portés par des lumières jaunes intenses et une musique agressive, Scapin est comme possédé, entraîné dans des danses effrénées : il semble surmonter un à un tous les obstacles que la vie lui impose, les enjamber, les détruire, les réduire à néant.

C’est finalement plus une déception due à une trop grande attente qu’un ratage en lui-même, car je garde de ce spectacle des images marquantes qui, je pense, resteront longtemps gravées en moi. A commencer par celle d’un Scapin remarquable, incarné avec puissance et maîtrise par un Jérémy Lopez toujours plus prometteur. ♥ ♥ 

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