La Mère Colère de Mouawad

Critique de Mère, de Wajdi Mouawad, vu le 18 décembre 2021 au Théâtre de la Colline
Avec Odette Makhlouf, Wajdi Mouawad, Christine Ockrent, Aïda Sabra et Emmanuel Abboud, Théo Akiki, Dany Aridi, Augustin Maîtrehenry

Pour ne rien vous cacher, je n’avais pas vraiment prévu d’aller voir Mère, au départ. J’avais été déçue par Fauves, Notre Innocence et Mort prématurée d’un chanteur populaire dans la force de l’âge et j’avais un peu l’impression que l’auteur-metteur en scène tournait en rond. Mais le spectacle a été mis en lumière malgré lui par les actions liées au #MeTooThéâtre qui demandait à le déprogrammer car la musique du spectacle avait été confiée à Bertrand Cantat. Ce n’était sans doute pas le but du collectif, mais le coup de projecteur a été très efficace : on a tellement parlé du spectacle que les bonnes critiques sont parvenues à mes oreilles. Et m’ont donné envie de retrouver l’auteur de Tous des oiseaux.

Comme souvent, Wajdi Mouawad s’inspire de sa propre histoire pour écrire sa pièce. Il nous propose donc un saut au début des années 80, lorsque sa famille fuit la guerre civile libanaise et vient s’installer à Paris. Sa famille, c’est sa mère, sa soeur, son frère, et lui, Wajdi, 10 ans. Son père est resté au Liban pour travailler. Le spectacle se concentre surtout sur les souvenirs que Wajdi a de sa mère, une femme constamment dans l’attente : des nouvelles de son mari, de la fin de la guerre, du retour au Liban… une femme qui ne vit plus dans sa réalité et qui s’enferme dans sa colère.

On dit que c’est peut-être l’une des plus grandes réussites de Wajdi Mouawad. C’est sûrement vrai. Je ne sais pas par où commencer. On se sent tout petit, lorsqu’on a vu pareil spectacle. Mouawad est un esprit brillant, mais sa pièce se veut tellement accessible. Il a d’abord écrit une histoire. Sur scène, cette petite famille qui crie beaucoup nous captive rapidement. La rudesse des échanges est contrebalancée par beaucoup d’humour. On s’implique dans cette histoire car cette famille nous parle, évidemment, car ce personnage est une mère et que cela éveille en nous quelque chose. Mais, dans le même temps, on est mis à distance car c’est une famille arabe qui a vécu la guerre, qui a vécu l’exil, et qui raconte une réalité qui n’est pas la notre. Ce double point de vue nous permet d’avancer avec eux, nous donne envie de comprendre, nous engage réellement dans ce qui se passe sur scène comme au Liban. Cette situation, qui m’est inconnue, et qui m’était jusqu’ici probablement indifférente, devient soudain fondamentale.

© Tuong-Vi Nguyen

Ce double point de vue se retrouvera tout au long de la pièce. L’odeur des mets libanais qui embaume tout le théâtre est un rappel constant des origines de nos personnages. Et pourtant, au-delà de sa propre histoire, Mouawad inscrit aussi sa pièce dans une époque. La variété française devient un personnage à part entière. C’est très beau, ce qui se passe autour de la musique, comme elle devient une clé de l’adaptation dans ce pays, comme chacun se l’approprie et comme elle répond aux angoisses et au vécu des personnages. Cette langue musicale, qui parle à tout le monde, personnages comme spectateurs, c’est peut-être ce qui nous relie vraiment, ce soir.

Ce spectacle n’aurait pas autant de force sans l’incroyable distribution réunie par Mouawad, Aïda Sabra en tête. Parler de sa puissance d’incarnation semble un peu dérisoire lorsqu’on a vu ce qu’elle donnait sur scène. Son jeu puise dans autre chose, probablement dans ce passé commun qu’elle partage avec Mouawad, elle qui a également dû fuir le Liban. Son personnage passe plus de deux heures à hurler sur tout ce qui passe devant ses yeux, ses enfants, la télé, Serge Gainsbourg, sans jamais une fausse note, sans jamais en faire trop, et sans jamais nous perdre. Sa violence a quelque chose de captivant car elle ne vient pas seule : elle traîne avec elle une souffrance intériorisée et pourtant bien visible. Quelle femme.

Quelque chose me marque tout particulièrement dans ce spectacle : c’est sa théâtralité. Je vais beaucoup au théâtre, et pourtant je ne me souviens pas avoir vu pareille utilisation de l’objet théâtral depuis un bon moment. Il utilise les ressorts classiques du genre dramatique avec beaucoup de simplicité, mais l’effet est renversant. Je me demandais ce que faisait Christine Ockrent dans ce spectacle. Elle joue son propre rôle de présentatrice télé. Mais comme on est au théâtre, on peut tout à fait dialoguer avec la journaliste alors même qu’elle est derrière l’écran. Et ce mélange de réalité et de fiction nous amène soudain autre part. Dit comme ça, ça n’est peut-être pas grand chose, mais scéniquement quelque chose se passe. C’est un peu la même chose quand Mouawad entre sur scène pour jouer le dialogue qu’il aurait aimé avoir avec sa mère. On aurait pu facilement tomber dans le cliché, le pathos, le superficiel. On est vraiment loin de ça. Il y a tellement de théâtralité dans ce geste, tellement de couches possibles de lecture, tellement d’authenticité et d’imaginaire à la fois dans cet échange que c’en devient fascinant. On entend l’auteur, le metteur en scène, le personnage, le comédien, l’enfant, et lui-même, Wajdi Mouawad, 53 ans. C’est pour ces moments-là que j’aime le théâtre.

Du grand théâtre. Du beau théâtre. ♥ ♥ ♥

© Tuong-Vi Nguyen

Françon nous saisit au tournant

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Critique des Innocents, Moi, et l’Inconnue au bord de la route départementale, de Peter Handke, vu le 5 mars 2020 au Théâtre de la Colline
Avec Pierre-François Garel, Gilles Privat, Sophie Semin, Dominique Valadié et Laurence Côte, Daniel Dupont, Yannick Gonzalez, Sophie Lacombe, Guillaume Lévêque, Hélène N’Suka, Joseph Rolandez, Sylviane Simonet, mis en scène par Alain Françon

Évidemment, je n’aurais raté ça pour rien au monde. D’abord, Françon à la Colline, c’est une association importante pour moi : c’était ma première fois dans ce théâtre, j’en ai le souvenir d’un spectacle unique qui mêlait mes deux mois entre science et littérature. Ensuite, le binôme composé de Françon et Handke, ce couple que j’avais découvert dans Toujours la Tempête, me promettait une expérience théâtrale différente de ce que je pouvais déjà connaître. Alors forcément, c’est presque pavlovien, mais je me sentais bien en franchissant les portes du théâtre, ce soir-là.

C’est un moment délicat de s’installer devant ma page blanche pour écrire sur ce spectacle. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire ? J’ai été, sans aucun doute, devant quelque chose de grand, de plus grand que moi. Cette troisième rencontre avec Peter Handke est probablement la plus difficile, et ce spectacle, son plus conceptuel. Je ne me vois pas conseiller ce spectacle à tout le monde ; je pense qu’il faut malgré tout un petit bagage, ou au moins une préparation psychologique, non pas pour rentrer dedans, mais pour arriver à apprécier quelque chose qui nous échappe en partie.

Rentrer dedans, ce n’est pas vraiment difficile. Certes, le texte pourrait être incompréhensible, mais n’oubliez pas qui est aux commandes : Alain Françon. Et, je ne le répèterai jamais assez, Alain Françon est un Grand Maître. Ce texte, étrange, abstrus, très intellectuel, il le façonne comme j’ai rarement vu des metteurs en scène le faire au théâtre. Il lui donne chair, il lui donne vie, il lui donne une consistance, il arrive à le mettre en relief. Donc, quelque part, on est obligé d’être happés.

D’abord, Alain Françon signe une mise en scène d’exception, accompagné de son décorateur de génie Jacques Gabel. Incontestablement, ce décor pose une situation, habille le texte et les personnages autant que faire se peut. Éclairé par les lumières de Joël Hourbeigt, magnifié par l’usage habile des miroirs disposés de part et d’autre du plateau, le résultat nous cloue sur place : la première tombée de la nuit sur la scène, notamment, est une image à la fois surprenante et forte pour les spectateurs. De même, l’aube qui se lève en fin de spectacle ne pourra laisser indifférent.

Et, évidemment ses comédiens qu’il a dirigés, comme à son habitude, à la perfection. De ma vie, je n’ai jamais vu un texte de théâtre aussi bien dit. Sur scène, les acteurs sont comme des prolongations de Françon et de Handke, chefs d’orchestre guidant leurs instruments, peintres étalant leurs couleurs, Frankenstein modelant ses monstres. Ils sont les doigts, la langue, les pensées de metteur en scène et de l’auteur. Gilles Privat est au sommet de son art – pour qui en doutait encore, nous sommes là devant un Grand de chez les Grands. Et je pèse mes majuscules. Chaque mot est transcendé, dit avec un souffle qui ne trompe pas : le souffle de la vie, de la nécessité, de l’urgence de crier au monde ce qui se passe.

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© Jean-Louis Fernandez

Mais alors, qu’est-ce qu’on crie dans ce spectacle ? De quoi on parle, exactement ? Difficile à dire. Devant le spectacle, j’ai eu comme des fulgurances, que j’ai partagées avec la personne qui m’accompagnait ce soir-là : nous n’avions pas la même interprétation de ce que nous avions vu. C’est le côté cool mais aussi un peu frustrant du spectacle : on est sur quelque chose de tellement abstrait que la liberté d’interprétation est quasi-totale. Mais je vais quand même revenir un peu sur ce que moi, j’y ai vu.

Dans ces Innocents, Moi et l’Inconnue du bord de la route départementale, on suit le personnage principal, le fameux Moi – qui en réalité est divisé en deux : le Moi dramatique et le Moi narrateur – qui est une sorte de Misanthrope qui s’accroche à sa route comme à tout ce qu’il ne veut pas perdre. Son bout de terrain, ce sont des habitudes qu’il ne veut pas changer, une époque qu’il refuse d’oublier, un mode de vie qu’il exclut de transformer. Mais ce spectacle est au-delà du regard critique sur une époque, c’est une réappropriation, une réflexion mené sur des strates différentes de celles dont on peut avoir l’habitude.

Néanmoins, plusieurs tableaux ont fait écho à mon quotidien. Les innocents, qui envahissent cette route que Moi conserve précieusement, et qu’il rejette directement, prennent plusieurs visages. Ils sont les autres, ceux qui consomment, les innocents qui admettent ce que d’autres encore décident à leur place. Ils sont le reste du monde. Ils sont les migrants, dans un tableau très puissant où ils avancent le dos courbé, portant quelques affaires dérisoires comme si elle représentait leur vie.

A travers leurs échanges avec Moi, ils montrent l’impossibilité de dire qui accompagne notre monde ultra-connecté et donc ultra-virtuel. Ils montrent que les mots n’importent plus, et le travail sur la langue a parfois des échos Novarinien qui n’étaient pas pour me déplaire. Ils montrent qu’aujourd’hui on ne connaît plus personne, qu’on ne fait plus l’effort de savoir qui est à nos côtés, ces fameux voisins qui font l’objet de toute une tirade, que les relations ne sont plus qu’en surface. Ils montrent tout ça, et bien plus encore, avec ardeur et poésie, avec finesse et engagement, mais surtout avec une vie que rien ne pourra leur enlever. Et donc, avec beaucoup d’espoir.

Un coup de fouet. ♥ ♥ ♥

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© Jean-Louis Fernandez

Serre à quoi ?

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Critique de Data Mossoul, de Joséphine Serre, vu le 20 septembre 2019 au Théâtre de la Colline
Avec Guillaume Compiano, Camille Durand‑Tovar, Elsa Granat, Estelle Meyer, Édith Proust, Aurélien Rondeau, Joséphine Serre, dans une mise en scène de Joséphine Serre

J’ai encore du mal à réaliser que ça ne fait que deux ans et demi que je fréquente ce théâtre. Moins souvent déçue qu’ailleurs, presque toujours intéressée, j’avoue ne plus du tout étudier ce que je vais voir et faire confiance à la programmation de Wajdi Mouawad. Je dois assister aux trois-quarts de la saison. Petite et grande salle, sans discrimination. Ça a des bons comme des mauvais côtés. Moi qui aime le côté rassurant de retrouver sur scène des visages connus, ce théâtre chamboule mes habitudes. Et voilà que je me retrouve dans une salle où je ne sais pas ce que je vais voir, où je ne connais ni les comédiens, ni l’auteur et metteur en scène, et que je découvre que le spectacle dure 2h45. Ambiance.

Au début de la pièce, on rencontre Mila Shegg, une data scientist travaillant pour une grande entreprise de data, Geolog. On apprend rapidement qu’elle a perdu la mémoire sur trois ans, de 2014 à 2017, mais qu’elle garde en mémoire le nom de Mossoul, alors même que la ville a été rayée de la carte du monde. Alors quand Geolog, sous l’impulsion du gouvernement, décide de supprimer du Web les pages antérieures à 2025 sous prétexte qu’elles contiendraient essentiellement des fake news, et qu’elle se retrouve en charge d’exécuter l’algorithme menant à la disparition, elle rajoute quelques lignes à son algorithme de façon à ce qui a été publié ces trois années ainsi que ce qui a un lien quelconque avec Mossoul soit sauvegardé. La pièce fera des sauts réguliers dans le temps pour remonter au VIIe siècle avant JC où a vécu Assurbanipal, fondateur de la première bibliothèque de l’humanité. En recherchant Assurbanipal et Mossoul sur internet, Mila Shegg va se retrouver dans un hotel occupé par des hackers et, passant de leur côté, va tenter de contrer le mouvement du gouvernement tendant à effacer purement et simplement des années de publications du Web.

Il y a d’abord la bonne surprise. Le sujet est plutôt intéressant, la mise en scène dynamique. Je me rends rapidement compte que je me plais à suivre cette histoire, et que, comme les scolaires qui ont envahi le premier rang et ont rapidement cessé leurs ricanements avec l’avancée de la pièce, j’ai envie de connaître la suite, je m’attache aux personnages. Le texte, souvent sérieux et suivant son fil directeur, n’oublie pas d’y insérer une dose d’humour bienvenue. Je découvre en Edith Proust une comédienne toute en subtilité, avec des regards d’une intensité rares et qui expriment bien plus que ce que le texte lui donne à jouer. On se perd dans ces regards d’enfance plein de désir de connaissance et d’espoir dans l’avenir. J’ai aimé ces regards.

Il faut quand même se rendre compte que l’autrice a choisi peut-être deux des mots les plus putaclics du moment… pour y cacher quoi, finalement ? Si le point de départ me semble réellement intéressant, c’est ce qu’elle en a fait qui me dépasse. Je ne comprends pas où elle va, je ne vois plus le rapport entre les scènes qui passent et l’intrigue originelle.Si tout se tient plus ou moins scientifiquement dans le point de départ, on s’écarte rapidement de la cohérence du début pour des scènes toujours plus farfelues, des mélanges d’époque, des nouveaux personnages, des histoires dans l’histoire de l’Histoire… Rapidement, j’ai compris que j’étais un peu perdue et, des nombreuses scènes qui s’enchaînaient sous mes yeux, j’ai décidé de ne m’accrocher qu’à l’histoire centrale qui, elle, me semblait encore à peu près claire.

Et puis il y a la très mauvaise surprise. Une très mauvaise surprise qui dure près d’une demi-heure, c’est une très LONGUE mauvaise surprise. Je dois reconnaître que je n’ai pas du tout compris ce qu’il se passait. Tout d’un coup tout se mélange. Les comédiens se mettent à hurler leur texte vainement : la musique est si forte que leur partition n’est plus du tout perceptible. Toutes les époques sont présentes sur le plateau, tout le monde parle à tout le monde, les personnages courent dans tous les sens, la lumière est aveuglante, le son désagréable, c’est une cacophonie sans nom et je me mets à ne souhaiter plus qu’une chose : que tout s’arrête.

On aimerait appuyer, nous aussi, sur DELETE pour cette fin cacophonique… 

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© Véronique Caye 2019

Interminables longues étreintes

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Critique d’Insoutenables longues étreintes, d’Ivan Viripaev, vu le 25 janvier 2019 au Théâtre de la Colline
Avec Pauline Desmet, Sébastien Eveno, Nicolas Gonzales, Marie Kauffmann, dans une mise en scène de Galin Stoev

Cela devait arriver : j’ai pris mes habitudes au Théâtre de la Colline. Des trois théâtres nationaux parisiens que je fréquente, c’est pourtant celui que j’ai découvert le plus récemment, avec un spectacle d’Alain Françon, il y a 2 ans – mais c’est aussi celui qui m’a le moins déçue, proportionnellement parlant. Me voilà donc à lui faire confiance aveuglément et à prendre mes places sans plus regarder ce que je vais voir. Cette fois, le simple nom de Galin Stoev, dont j’avais adoré la mise en scène du Jeu de l’amour et du hasard, a suffi à me décider. Me voilà donc dans la petite salle du Théâtre de la Colline, sans avoir la moindre idée de ce qui va se dérouler sous mes yeux.

Quand le spectacle commence, les quatre comédiens sont déjà sur scène. Ils incarnent Monica, Charlie, Amy et Christophe, quatre trentenaires dont les destins vont se croiser entre Berlin et New-York. Monica est mariée à Charlie, qui va coucher avec Amy avant que cette dernière ne rencontre Christophe dans un restaurant vegan côté de la Big Apple. Des trentenaires représentatifs de l’époque actuelle, dont les relations sont connectées sans être vraiment approfondies et qui vont découvrir que les véritables étreintes, celles qui connectent les cellules et non plus les smartphones, sont tellement puissantes qu’elles en deviennent insoutenables.

Tout commençait pourtant assez bien. Venue vierge de toute information sur le spectacle, j’ai d’abord été intriguée, intéressée même, par l’originalité de ce qui m’était présenté. Avant que le spectacle ne commence, je m’interroge sur le décor de la pièce : les murs sont faits de petites boîtes qui me font penser d’abord à des pixels, ensuite à un columbarium où chaque boîte devient une case renfermant une urne funéraire. Glauque, mais intrigant, cela fonctionnait assez avec l’idée émise en filigrane dans la pièce : pour « vivre vraiment » (comprendre : vivre une vie déconnectée où toutes les relations sont construites sur du concret et où on se connaît soi-même profondément), il faut d’abord tuer son ancien soi. Enfin, vous voyez l’idée.

Et puis il y avait ce mode narratif très particulier, où chaque personnage, au lieu d’interpréter directement l’action, la décrit à la troisième personne. Ça étonne, en premier lieu – ça n’est pas habituel et ça choque un peu l’oreille – mais finalement on s’y fait. Il faut dire que les quatre comédiens se donnent corps et âme et parviennent à rythmer au mieux cette énonciation spécifique. Mais il y avait surtout ce thème, entre mystique et science-fiction, qui me semblait nouveau au théâtre, et dont j’avais hâte de savoir où il pouvait nous mener.

Mais voilà, un peu comme en amour, ce qui avait d’abord plu finit par devenir lassant. La jolie scénographie tire vers le cliché quand toutes les boîtes tombent à terre au moment où on s’y attend le plus, permettant à la lumière de naître sur la scène. Le sujet devient alors très moralisateur et le côté mystique, d’abord étonnant, part complètement en cacahuètes et nous voilà à chercher le point bleu qui est en nous lorsque notre voix intérieure, notre voix intrinsèquement reliée à l’univers, nous parle. Et la fin, qu’on sent arriver de loin, s’étire de manière interminable pour arriver, en plus, à une conclusion qui me déplaît : finalement, l’absolue vérité se trouve dans la mort et il n’y a que là qu’on sera pleinement heureux. Tout ça pour ça.

En enlevant trois bons quarts d’heure, on tiendrait peut-être quelque chose…

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© Francois Passerini

Un A bien mérité pour Angelica Liddell

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Critique de The Scarlet Letter, d’Angélica Liddell, vu le 12 janvier au Théâtre de la Colline
Avec Joele Anastasi, Tiago Costa, Julian Isenia, Angélica Liddell, Borja López, Tiago Mansilha, Daniel Matos, Eduardo Molina,  Nuno Nolasco, Antonio Pauletta, Antonio L. Pedraza, Sindo Puche, dans une mise en scène de Angélica Liddell

J’ai vu mon premier et dernier Angelica Liddell il y a à peine plus de quatre ans. Je me rappelle avoir été assez fascinée par ce que je voyais, sans vraiment saisir tout le propos. Je relis aujourd’hui l’article que j’en avais sorti et je me rends compte que la perception de ce nouveau spectacle n’est finalement pas si loin de ce que j’avais ressenti alors. Et de la même manière qu’il y a quatre ans, je me demande bien ce que je vais pouvoir vous raconter, tant il est question dans ces spectacles de voir et de percevoir plutôt que d’intérioriser et de réfléchir. En tout cas, sur le moment…

Tout commence par le roman de Hawthorne. La lettre écarlate, c’est ce A inscrit sur la poitrine d’Hester, condamnée pour Adultère. Une condamnation dénoncée par Angélica Liddell, et qui lui sert de prétexte à épingler une société qu’elle considère trop puritaine. On se retrouve rapidement bien loin de #MeToo, sur ce plateau où tout semble permis, où une certaine forme de violence est revendiquée, et où l’immoralité fait loi. Si il y a bien encore un endroit au monde où on peut se l’autoriser, c’est bien au théâtre. Et la démonstration est convaincante.

Je n’ai pas lu The Scarlet Letter et je l’ai parfois regretté. Si le point de départ est le même, l’adaptation est par la suite très libre mais m’aurait peut-être permis d’éclaircir certains points. Pour une adepte du théâtre de texte, les propositions de Liddell peuvent avoir quelque chose de très déconcertant mais j’étais préparée. Préparée à ne pas intellectualiser, à ne pas toujours chercher la transcription verbale brute de ce qu’elle pouvait nous proposer visuellement. Et cette préparation psychologique a été une belle initiative, car voilà un spectacle qui ne m’a pas laissée indifférente.

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© Simon Gosselin

Le spectacle est inégal. Certaines scènes sont plus obscures que d’autres, et j’ai eu l’impression que Angélica Liddell expédiait, peut-être volontairement, les scènes entre Arthur et Esther. Ce ne sont d’ailleurs pas les scènes qui m’ont le plus scotchée. Mais ils y a des scènes qui vous prennent tellement aux tripes que c’est vite pardonné. Ce spectacle me laisse de nombreuses images phares en tête, et le mélange des corps tel que l’organise Angélica Liddell est d’une beauté à couper le souffle. Il se passe sur scène quelque chose de l’ordre du magnétisme.

L’envoûtement est d’autant plus total que la bande son qui accompagne le spectacle est totalement folle et m’a totalement emportée malgré les mélanges de rythme, de genre, les ruptures et les propositions toujours plus excentriques. Devant ces tableaux qui se succèdent, dont certains portent en eux quelque chose de grandiose, je me suis retrouvée dans un état second, avec parfois mon cerveau déconnecté. Tant et si bien que, lors d’une scène où retentit un morceau de Lully – que mon inconscient reconnaît comme attaché à un sentiment de vive émotion – je me retrouve soudainement émue, je n’en comprends pas tout de suite l’origine, puisque j’ai sous mes yeux Angélica Liddell serrant deux à deux les sexes de ses partenaires comme lors d’un encouragement sportif. Moment étrange que cette dichotomie intérieure révélant un état de quasi-transe.

Mais j’ai aussi entendu Angélica Liddell et ce qu’elle avait à dire du monde d’aujourd’hui. C’est peut-être le côté le plus frustrant de mon spectacle, car ses monologues, qui se transforment rapidement en dénonciation, sont subjuguant. Je pense notamment à sa description du vieillissement des femmes à la fois drôle, cynique, amer, instigateur mais surtout brillant. On en veut à nouveau, on en redemande. Et je suis frustrée car ces parties-là sont encore trop disséminées dans le spectacle. Elle n’a pas que le talent de la scénographie mais aussi celui de l’écriture et du message, d’autant plus audible qu’il va à l’encontre de tout ce qu’on peut entendre aujourd’hui. Etonnamment, elle s’autorise tout mais ne choque jamais. On est ici pour l’art. L’art transcende tout. CQFD.

A vivre (en étant conscient de la particularité de la performance). ♥ ♥

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© Simon Gosselin

Somnoler une heure

dormir-100-ans-final.pngCritique de Dormir cent ans, de Pauline Bureau, vu le 15 décembre 2018 au Théâtre de la Colline
Avec Camille Bernon, Lionel Codino, Alban Guyon, Murielle Martinelli, dans une mise en scène de Pauline Bureau

Je l’avais pressenti après Mon Coeur, ça s’était confirmé après Les Bijoux de Pacotille : j’adore le travail de Pauline Bureau. Simples et distinguées, les mises en scène de ces deux spectacles m’avaient touchée au-delà de ce que je pourrais écrire et j’avais alors placé Pauline Bureau quelque part dans mon Panthéon personnel. Seulement voilà, son adaptation de La Bohème de Puccini m’avait laissée de côté. Préférant accuser une musique qui ne m’émouvait pas, j’ai donné une nouvelle chance à Pauline Bureau dans ce conte pour enfant qu’elle a écrit et mis en scène. Une nouvelle fois, à côté.

Je lis rarement la bible avant de découvrir un spectacle. Je ne savais donc pas ce que j’allais voir, d’autant que le titre n’est pas évocateur. J’ai pensé à La belle au bois dormant, mais je n’y étais pas du tout. On suit l’évolution de deux enfants, Aurore et Théodore (ça rime !), respectivement 12 et 13 ans, dans leur vie quotidienne, la relation qu’ils ont avec leur parents mais également avec leurs réactions face à ces sentiments nouveaux qui apparaissent avec l’adolescence : la peur de grandir, le désir, la recherche de soi.

Comme c’est conceptuel, tout ça ! J’ai du mal à croire qu’un enfant se pose les questions qui sont soulevées dans ce spectacle. Moi, enfant, je crains que ça ne m’aurait pas parlé. C’est la vision d’un adulte que l’on observe, et je la comprends bien mieux aujourd’hui que je ne l’aurais comprise alors. Quand l’un des personnages écrit « Il y a une femme qui grandit en moi, je l’attends, elle prend son temps », je me tourne vers les filles assises à côté de moi et j’essaie de traduire leur visage. On se situe quelque part entre incompréhension et désintérêt. Et ennui, aussi, un peu.

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© Pierre Grosbois

Et puis, je suis un peu embêtée par les quelques clichés qui essaiment le spectacle. Le jeune garçon joue aux jeux vidéos à côté de son ami imaginaire tout droit sorti d’une bande-dessinée pendant que la jeune fille se prend en photo sous tous les angles pour essayer de comprendre ce qui change, chez elle. Alors oui, j’entends bien que cela fait en réalité l’objet d’une critique dans le spectacle, mais je n’ai pas été convaincue par la manière dont elle était amenée. Tout d’un coup, alors qu’ils se promènent dans leurs rêves, le garçon désire apprendre à pleurer et la fille apprendre à se défendre. Parce que leurs parents les ont cantonné à des stéréotypes et que ce n’est pas ce qu’ils sentent en eux. L’idée est bonne, mais le propos tombe un peu comme un cheveu sur la soupe.

En réalité, au-delà de cette partition qui ne m’a pas convaincue, le spectacle est d’une beauté froide inhabituelle chez Pauline Bureau. Il manque cruellement d’âme et ressemble bien plus à une succession de « trucs » scénographiques qu’à un ensemble pensé comme tel. Les vidéos projetées sur le décor, les plumes qui recouvrent progressivement la scène, les mouvements simultanés de certains personnages censés provoquer le rire sont finalement assez attendus et conventionnels.

Par contre, je dois reconnaître que les comédiens défendent leurs personnages avec ferveur. Si j’ai été un peu gênée par Murielle Martinelli, j’ai été bluffée par Camille Bernon qui incarne un Théodore plus vrai que nature et, par son interprétation, pose la vraie question du genre. Jusqu’au bout j’ai cru que deux acteurs différents interprétaient Théodore et la mère d’Aurore, alors que tout reposait sur les épaules de la comédienne. Une véritable transformation.

Un conte initiatique de l’adolescence… vu par un adulte.

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© Pierre Grosbois

 

Fais comme l’oiseau

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Critique de Tous des Oiseaux, de Wajdi Mouawad, vu le 12 décembre 2018 au Théâtre de la Colline
Avec Jalal Altawil, Jérémie Galiana / Daniel Séjourné, Victor de Oliveira, Leora Rivlin,  Judith Rosmair / Helene Grass, Darya Sheizaf, Rafael Tabor, Raphael Weinstock, Souheila Yacoub / Nelly Lawson, dans une mise en scène de Wajdi Mouawad

Tout avait pourtant très mal commencé avec Wajdi Mouawad. L’an dernier, je découvrais pour la première fois l’auteur en tant que metteur en scène dans Notre Innocence, déjà au Théâtre de la Colline. Au bout de vingt minutes, j’essayais de m’échapper mais mon placement en milieu de rang m’en empêchais, et j’ai alors subi ce que je considérais comme une logorrhée verbale qui me semblait interminable. Si j’étais allée découvrir ce spectacle, en réalité, c’était suite aux excellents retours de Tous des oiseaux qui avait marqué la première partie de saison, et que j’avais raté, un peu refroidie par la perspective d’un spectacle de 4 heures en 4 langues différentes. Quelle erreur !

Comment résumer ce spectacle ? Tout part d’un jeune couple, Eitan et Wahida. Alors qu’elle étudie pour sa thèse sur Hassan Ibn Muhamed el Wazzan, diplomate musulman du XVIe qui est obligé de se convertir au christianisme, dans la bibliothèque de son université, Columbia University à New-York, le jeune homme vient s’asseoir en face d’elle et cherche les mots pour la séduire. En vérité, ce jeune généticien allemand a quelque chose de fascinant même s’il se décrit lui-même comme hors du monde social. On croit à leur amour dès cet instant. Et on est alors pris dans leur histoire, lui qui veut présenter à sa famille israelite cette jeune Wahida, le couple qui part en Israel sur les traces de Hassan Ibn Muhamed el Wazzan et se retrouve pris dans un conflit qui jusqu’alors ne leur parlait pas. Pris dans leurs racines, pris dans quelque chose de grand auquel ils appartiennent malgré eux.

C’est un trop plein d’informations, ce résumé. Un peu à l’image de ce spectacle. Il y en a trop. Ça explose partout. Les sujets se multiplient : les racines, évidemment, mais également la religion, le rapport à la famille, le secret, le pardon, l’amour, la rationalité, l’instinct, la vérité… Et, à l’image d’Eitan et Wahida, on est pris comme des rats. Impossible de s’échapper. En apparence, je n’ai pas de lien direct avec cette histoire. Et me voilà pourtant à les suivre, à me reconnaître, à me prendre de plein fouet des vérités qui font mal et voir des espoirs disparaître.

Parfois, je me suis retrouvée en désaccord avec les décisions de certains personnages, contraires à mes convictions. Mais pas question de se braquer devant se spectacle. J’écoute d’abord d’un oeil distancié, celui qui n’est pas concerné par le propos mais qui lui laisse une chance. Mais bien vite la situation me rattrape, sans l’avoir vu venir. C’est fou cette propension à toujours voir des parties de soi dans un spectacle qui se veut bien plus grand. Mais se veut-il si global ? J’en doute. J’ai eu l’impression au contraire que cette histoire qui nous dépasse était aussi une excuse pour parler de quelque chose de plus intime. Ou alors était-ce simplement que j’étais rentrée dans cette histoire et qu’elle devenait mienne. L’écriture de Wajdi Mouawad est acérée mais donne à chacun une parole et un droit de réponse. Elle ouvre beaucoup de portes et ne donne aucune solution. Acérée, mais délicate.

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© Simon Gosselin

Eitan et Wahida. Ces deux prénoms résonnent ensemble comme une évidence. J’ai adoré entendre Eitan appeler Wahida, et Wahida appeler Eitan. Dans la bouche de Jérémie Galiana et Souheila Yacoub, l’authenticité de leur amour ne fait aucun doute. Une certitude ou un axiome, cela dépend des points de vue. Les comédiens sont impressionnants : ils lancent la pièce avec une force incroyable pour un propos pourtant très banal en apparence, et ne lâchent rien de leurs combats au cours de l’histoire. Ils sont beaux, incroyablement beaux, ils semblent porter sur eux l’avenir du monde et, au milieu de ces adultes qui bataillent, leur force et leur jeunesse se détachent sans tapage.

Mais le reste de la distribution suit cette excellence. La présence sur scène de Leora Rivlin et de Rafael Tabor a quelque chose de rassurant, malgré l’apparente méchanceté de l’une et l’attitude lisse de l’autre. Tous deux affichent un visage qui n’est pas le leur et l’on devine de ces blessures profondes qui vous rendent profondément humains. A l’opposé, Raphael Weinstock et Judith Rosmair forment un couple heureux en extérieur mais que l’on sent fondé sur des braises et prêt à exploser à tout moment. Les moments de confrontations sont durs mais puissants. Darya Sheizaf, qui ne fonctionne pas avec un binôme, est un personnage rempli de tristesse qui semblait porter avec elle toute la misère et le désespoir du monde. Symbole d’un conflit qui s’enlise, elle a été, malgré elle, le personnage repoussoir de mon spectacle. Bravo.

Ce que je redoutais d’abord était en fait la puissance même du spectacle. Ces quatre langues qui se répondent, se mélangent, se confrontent, ces quatre langues que je ne comprends pas, ou si peu, ces quatre langues qui sont l’essence même du propos éclatent sur scène dans une beauté auditive que je n’avais jamais connue au théâtre. Les sonorités nous portent, jamais n’écorchent nos oreilles mais trouvent en nous des échos lorsque certains mots se mettent soudainement à évoquer quelque chose. Mais par-dessus tout, on leur retrouve quelques accents voisins, à ces langues qui s’affrontent en se disant ennemies. C’est là la plus belle démonstration de ce spectacle.

Enfin, je dois aussi reconnaître que j’ai vu ce spectacle dans un contexte très particulier. Je l’ai vu le lendemain des attentats de Strasbourg. Impossible de ne pas faire certains parallèles. Je pense que cela planait au-dessus de nous, toute la soirée. Alors quand Eitan hurle qu’il ne se consolera jamais de ce déchirement familial et que les lumières s’éteignent, la salle de lève et applaudit, applaudit, applaudit. Pour combler un silence, pour faire entendre son approbation, ou pour faire comme le voisin et prouver qu’on peut aussi être ensemble. Applaudir. Ensemble.

De ces spectacles qui ne laissent pas indifférents.  ♥ ♥

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© Simon Gosselin

Anna et ses soeurs

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Critique d’A la Trace, d’Alexandra Badea, vu le 6 mai 2018 au Théâtre de la Colline
Avec Liza Blanchard,  Judith Henry,  Nathalie Richard et Maryvonne Schiltz, dans une mise en scène de Anne Théron

Journée particulière s’il en est puisqu’avant le spectacle j’ai été invitée par La Colline à partager un moment spécial avec d’autres spectateurs habitués du lieu ainsi que quelques blogueurs : nous nous sommes réunis autour d’une longue table pour confectionner ensemble un repas cher au coeur d’Alexandra Badea. Sorte de macédoine qui puise ses origines en Roumanie, le repas a été un moment de convivialité absolue et je remercie à nouveau le Théâtre de la Colline pour cela. Nous nous sommes ensuite rendus dans la grande salle de La Colline pour découvrir le texte de celle qui avait été notre cuisinière-en-chef durant ce beau moment – et comme pour le repas, je m’y suis rendue vierge de toute idée sur l’événement.

Dans A la Trace, plusieurs histoires se superposent. Le fil directeur se décompose en deux trames principales : d’un côté, les recherches généalogiques de Clara ; de l’autre, la vie d’Anna. Clara cherche celle qui a été la maîtresse de son père et dont elle n’a que quelques objets matériels et un nom pour seuls indices : une certaine Anna Girardin aurait oublié un sac et quelques affaires, retrouvées par Clara à la mort de son père. Mais des Anna Girardin, il y en a des centaines ! Elle se met alors en tête de trouver la vraie, celle qui pourra la renseigner sur cette mystérieuse relation qui lui était inconnue. De son côté, la véritable Anna Girardin semble fuir quelque chose : on la retrouve dans des hôtels toujours différents, occupant ses soirées sur des réseaux dans lesquels elle discute avec des hommes mais ne semble pas vouloir s’attacher. C’est à travers ces discutions que l’on va en apprendre plus sur Anna, sur son passé et sur les étranges ressemblances avec celui de Clara.

Je suis très partagée sur ce spectacle. J’ai eu du mal à m’intéresser vraiment à cette histoire de famille qui me paraissait assez surfaite : sans vouloir divulgacher certains rebondissements (qu’on voit venir assez rapidement cela dit), le texte est quand même empreint de clichés et le côté mélo-dramatique de ces trois générations qui se cherchent autant qu’elles cherchent à nous tirer des larmes me laisse les yeux bien secs. Cependant, une force mystérieuse m’a maintenue dans le spectacle et malgré mon intuition sur sa fin j’ai suivi le spectacle avec plus de curiosité que je ne voudrais l’avouer.

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© Jean-Louis Fernandez

Cette force, je pense pouvoir l’imputer à la scénographie renversante de Barbara Kraft. Le décor est un terrain de jeu incroyable : 6 cases empilées les unes sur les autres sur trois niveaux, chaque scène se déroulant dans une case spécifique. Seul défaut : une réelle distance est imposée entre les personnages et le spectateur, ce qui a certainement participé à me laisser de côté. Néanmoins, visuellement, ce dispositif est une belle réussite. Les interactions entre Anna Girardin et ses différents hommes suivent ainsi toujours la même forme : elle, dans une case, ou parfois sur le plateau, et son interlocuteur projeté sur le décor, conversant avec cette inconnue.

Ce sont les scènes les plus prenantes du spectacle : omniprésence des réseaux sociaux, soutien évident que les conversations peuvent représenter mais également distanciation imposée par de tels dispositifs, le sujet est primordial pour moi et j’y ai sans doute plaqué beaucoup de personnel mais il m’a littéralement happée. Lorsque le film est diffusé sur plus d’une case, projetant une tête sur très grand écran, cela jure avec la petitesse d’Anna alors présente sur le plateau, et je n’ai pu refouler cette image de Black Mirror dans laquelle un personnage est introduit physiquement dans le cerveau d’un autre et lui parle jusqu’à ce que celui qui a gardé son corps décide de lui couper la parole, de le mettre sur off, et ainsi de l’empêcher d’exister. Brillant.

Un texte assez creux soutenu par un dispositif percutant, je m’étonne moi-même d’avoir tenu le choc. Je salue quand même cette pièce qui emploie quatre comédiennes sur le plateau, chose qui n’est que trop rare au théâtre. Parmi elle, Judith Henry m’a particulièrement marquée. Elle incarne à elle seule les différentes « fausses » Anna Girardin que Clara rencontre et il serait réducteur de se contenter de dire qu’elle les incarne toutes différemment. Ce ne sont pas seulement des caractères changés qu’elle propose, mais littéralement des femmes spécifiques, avec des histoires qui leur sont propres. Sur le plateau, elle rayonne, si bien qu’à aucun moment son personnage ne peut être considéré comme secondaire. Des quatre personnages présents sur le plateau, en considérant que toutes ses Anna Girardin n’en font qu’un, elle est celle qui a le mieux transcrit sa part de mystère, en ne cherchant à aucun moment à le souligner.

Je ne peux m’empêcher de trouver dommage l’emploi d’un tel dispositif pour un texte qui manque de profondeur. 

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© Jean-Louis Fernandez

Virgin Suicide

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Critique de Notre Innocence, de Wajdi Mouawad, vu le dimanche 18 mars 2018 au Théâtre de la Colline
Avec Emmanuel Besnault, Maxence Bod, Mohamed Bouadla, Sarah Brannens, Théodora Breux, Hayet Darwich, Lucie Digout, Jade Fortineau, Julie Julien, Maxime Le Gac‑Olanié, Hatice Özer, Lisa Perrio, Simon Rembado, Charles Segard‑Noirclère, Paul Toucang, Étienne Lou, Mounia Zahzam, Yuriy Zavalnyouk, et , Inès Combier, Aimée Mouawad, Céleste Segard (en alternance), dans une mise en scène de Wajdi Mouawad

Je connais mal le travail de Wajdi Mouawad. Pour dire vrai, Notre Innocence est la première mise en scène de l’artiste que je vois, ayant raté Tous des Oiseaux qui a reçu nombre critiques dithyrambiques cet hiver. Je connaissais son travail plutôt à travers ses textes, et j’étais curieuse de découvrir ce que cela pouvait rendre sur scène. Bon, on ira quand même voir Tous des Oiseaux, hein…

Je suis assez attristée par ce que j’ai vu. Cela ressemblait à une grande caricature de ce qu’on peut faire de pire dans le théâtre subventionné. Il y a des « trucs » de mise en scène que déjà j’ai du mal à supporter lorsqu’ils sont isolés – l’effet choral, les comédiens alignés qui s’avancent un à un pour occuper l’espace, les projections des titres en gros plan sur le décor – mais lorsqu’on me présente un condensé de tout cela je perds rapidement patience. Alors j’essaie de me raccrocher désespérément lorsqu’un nouveau tableau se présente, mais à chaque fois se représente cette désagréable impression que l’on se fiche de moi…

Il faut me comprendre. D’abord, le spectacle s’ouvre avec une longue tirade d’une jeune fille. J’avais vu passer des avis négatifs sur les comédiens, je ne suis pas d’accord, elle parvient à bien saisir l’attention. Cela part bien. Puis elle est rejointe par 17 autres comédiens qui se placent autour d’elle de sorte à former un choeur. Et pendant une demi-heure, ils vont déclamer ainsi leur texte. Je reconnais la prouesse technique d’un tel ensemble, car les comédiens sont parfaitement synchrones. Mais je passe complètement à côté de l’intérêt d’une telle forme…

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© Simon Gosselin

Peut-être aussi parce que le fond me déplaît profondément. Peu à peu monte en moi une révolte face aux propos que j’entends. Ce que je vois manque d’authenticité : Mouawad pense parler pour la jeunesse, je l’entends parler pour lui-même. Ce qu’il dénonce me paraît pour beaucoup empli de cliché ; les combats qu’il mène ne sont pas les nôtres. Je ne me revendique pas de cette jeunesse-là. Au contraire. Cela sonne faux. Cela sonne vieux. Quant aux 10 minutes passées à déclamer « Je sais pas » sur tous les tons… Est-il vraiment nécessaire d’en parler ?

Une fois cette chorale close, les comédiens se changent à vue. Le sens d’un tel acte me manque. Mais passons. Commence alors l’histoire à proprement parler : les personnages sont confrontés à la mort d’une des leurs, Victoire, qui s’est défenestrée. On les verra essayer d’enregistrer la réalité impensable, et face à cette nouvelle se transformer, cracher ce qui est en eux et connaît soudainement un besoin irrépressible de sortir.

Autour de la table qui trône sur le plateau, les comédiens crient beaucoup. Des tirades pas très intéressantes, encore quelques clichés, des sujets qui s’ajoutent et dont on a peine à comprendre l’apparition soudaine. La direction d’acteur ne permet pas de faire entendre un propos qui s’étiole. Vous l’aurez compris : je n’ai pas réussi à entrer dans cette partie non plus. Mais le pire fut peut-être le dernier thème, où la prétendue fille de Victoire fait son apparition dans une scénographie qui rappelle beaucoup la Cendrillon de Pommerat. Sauf qu’ici, l’enfant semble se demander autant que nous ce qu’elle vient faire ici. Si le jeu du miroir était complet, on la verrait bientôt en train de regarder sa montre, dans l’espoir que les 2h15 annoncées ont été resserrées depuis la première. N’y comptez pas.

 Le prochain sera le bon ? pouce-en-bas

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© Simon Gosselin

Allons dîner en ville

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Critique de Dîner en ville, de Christine Angot, vu le 8 mars 2018 au Théâtre de la Colline
Avec Emmanuelle Bercot, Valérie de Dietrich, Noémie Develay‑Ressiguier ou Julie Pilod, Jean‑Pierre Malo et Djibril Pavadé, dans une mise en scène de Richard Brunel

On ne m’attendait pas à un tel spectacle ; j’en ai étonné plus d’un en réservant pour cette pièce, et moi la première. Je n’aime pas spécialement Christine Angot, et le personnage qu’elle représente médiatiquement me débecte particulièrement. Mais je ne connais pas du tout l’auteur. Après tout, il ne faut pas mourir idiot : je ne pourrai cerner entièrement la personne qu’en découvrant cet aspect-là de sa personnalité. Sans grande attente, je me suis donc rendue à La Colline pour son Dîner en ville, persuadée que j’allais y somnoler rapidement. Ce fut tout le contraire.

Christine Angot, lorsqu’elle est venue parler de sa pièce lors de la présentation de saison, s’est contentée de ces mots : « c’est un dîner en ville, donc ce sont des gens qui parlent. C’est tout ». On pourrait y déceler une pointe de supériorité, ce sentiment étrange qui émane toujours de l’autrice, comme une éternelle incomprise, comme si le seul dialogue possible entre elle et nous étaient ses mots. Énervants tout d’abord, ces quelques mots jetés sans grande considération, et finalement tout à fait justifiés : parler d’autre chose dans cette pièce, là serait l’arrogance. Un dîner en ville, donc. Une soirée mondaine organisée par Régis, producteur ouvertement homosexuel, à laquelle il a invité Cécile, comédienne de renom venue avec son compagnon Stéphane, noir, ingénieur du son au chômage, autour de qui gravitent Marie, chirurgien pour qui les codes sociaux ne semblent pas toujours acquis, et Florence, directrice d’un petit théâtre subventionné en quête de grandeur.

Que me restera-t-il de ce spectacle ? Une atmosphère surtout. Je ne sais pas si Angot accuse ou si elle juge, j’ai plutôt l’impression qu’elle se fait rapporteur d’une réalité qu’elle observe. On est dans son milieu, là, un milieu artistique assumé avec ses petites hypocrisies et ses codes à respecter. Néanmoins, même nous, personnes lambda, pouvons nous retrouver dans ces dialogues qui, s’ils sont quotidiens, sont loins d’être vides. Au contraire, ils sont ce tout empli de trous d’air qui nous environne constamment. Elle est réellement parvenue à saisir des échanges dont émanent à la fois une nécessité de plaire et de paraître, une éternelle quête de la bonne place, un refus de s’imposer tel que l’on est. On se surprend à être emporté par ses dialogues, incisifs, mordants, étonnamment captivants.

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© Jean-Louis Fernandez

Seul reproche que l’on pourrait faire au texte – mais peut-être est-ce parce que je suis très régulièrement les propos de Christine Angot dans les medias et commence à bien connaître son style – on entend parfois l’autrice par-dessus les dialogues. Particulièrement lorsque les sujets abordés deviennent réellement consistants, comme lorsqu’un débat politique prend place sur le plateau, on l’entend penser et cela jure avec le flou artistique qui régnait jusque-là dans les discussions. Elle réussit bien mieux dans les dialogues plus communs, où la valeur n’est plus mise sur les mots mais bien plus sur le jugement et la qualité qui en ressortent.

Je ne pensais pas dire cela un jour – mais tout arrive : enfin une utilisation intelligente de la forme par tableaux. Habituellement, ce format a tendance à m’énerver, témoin d’une échappatoire face à la difficulté de ce que j’appellerais le « plan séquence théâtral ». L’histoire linéaire se perd au profit de l’ellipse de facilité. Mais ici, enfin, le rythme saccadé instauré par les tableaux de Richard Brunel sied à merveille, pendant visuel des discussions parfois décousues qui se donnent sur scène. De manière générale, la mise en scène est excellente, parvenant avec beaucoup de simplicité à rendre les tensions et les rapports de force qui s’établissent au fil de la pièce, puisant sa force dans le sens et le placement plutôt que dans les mots.

On saluera également la direction d’acteurs de Richard Brunel, qui enferme habilement chaque personnage dans son cliché tout en laissant une ouverture au doute, petite marge d’évolution ou de rébellion accessible à chacun et qu’il utilisera à plus ou moins bon escient. En tête de la distribution, Emmanuelle Bercot est une Cécile dont la banalité jure avec la personnalité qu’elle représente. Touchée au coeur par une maladresse lâchée en début de pièce, le personnage qu’on sent blessée finira par exploser dans une scène orageuse. En face d’elle, Valérie de Dietrich, chirurgienne semblant dépassée par les mondanités qui se déroulent sous ses yeux, est parfaite de classe et d’humanité. Mention spéciale enfin à Jean‑Pierre Malo, irrésistible Régis à l’hyperbole facile, et aux allures à la fois hilarantes et traumatisantes.

Une belle surprise. ♥ ♥ ♥

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© Jean-Louis Fernandez