Un A bien mérité pour Angelica Liddell

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Critique de The Scarlet Letter, d’Angélica Liddell, vu le 12 janvier au Théâtre de la Colline
Avec Joele Anastasi, Tiago Costa, Julian Isenia, Angélica Liddell, Borja López, Tiago Mansilha, Daniel Matos, Eduardo Molina,  Nuno Nolasco, Antonio Pauletta, Antonio L. Pedraza, Sindo Puche, dans une mise en scène de Angélica Liddell

J’ai vu mon premier et dernier Angelica Liddell il y a à peine plus de quatre ans. Je me rappelle avoir été assez fascinée par ce que je voyais, sans vraiment saisir tout le propos. Je relis aujourd’hui l’article que j’en avais sorti et je me rends compte que la perception de ce nouveau spectacle n’est finalement pas si loin de ce que j’avais ressenti alors. Et de la même manière qu’il y a quatre ans, je me demande bien ce que je vais pouvoir vous raconter, tant il est question dans ces spectacles de voir et de percevoir plutôt que d’intérioriser et de réfléchir. En tout cas, sur le moment…

Tout commence par le roman de Hawthorne. La lettre écarlate, c’est ce A inscrit sur la poitrine d’Hester, condamnée pour Adultère. Une condamnation dénoncée par Angélica Liddell, et qui lui sert de prétexte à épingler une société qu’elle considère trop puritaine. On se retrouve rapidement bien loin de #MeToo, sur ce plateau où tout semble permis, où une certaine forme de violence est revendiquée, et où l’immoralité fait loi. Si il y a bien encore un endroit au monde où on peut se l’autoriser, c’est bien au théâtre. Et la démonstration est convaincante.

Je n’ai pas lu The Scarlet Letter et je l’ai parfois regretté. Si le point de départ est le même, l’adaptation est par la suite très libre mais m’aurait peut-être permis d’éclaircir certains points. Pour une adepte du théâtre de texte, les propositions de Liddell peuvent avoir quelque chose de très déconcertant mais j’étais préparée. Préparée à ne pas intellectualiser, à ne pas toujours chercher la transcription verbale brute de ce qu’elle pouvait nous proposer visuellement. Et cette préparation psychologique a été une belle initiative, car voilà un spectacle qui ne m’a pas laissée indifférente.

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© Simon Gosselin

Le spectacle est inégal. Certaines scènes sont plus obscures que d’autres, et j’ai eu l’impression que Angélica Liddell expédiait, peut-être volontairement, les scènes entre Arthur et Esther. Ce ne sont d’ailleurs pas les scènes qui m’ont le plus scotchée. Mais ils y a des scènes qui vous prennent tellement aux tripes que c’est vite pardonné. Ce spectacle me laisse de nombreuses images phares en tête, et le mélange des corps tel que l’organise Angélica Liddell est d’une beauté à couper le souffle. Il se passe sur scène quelque chose de l’ordre du magnétisme.

L’envoûtement est d’autant plus total que la bande son qui accompagne le spectacle est totalement folle et m’a totalement emportée malgré les mélanges de rythme, de genre, les ruptures et les propositions toujours plus excentriques. Devant ces tableaux qui se succèdent, dont certains portent en eux quelque chose de grandiose, je me suis retrouvée dans un état second, avec parfois mon cerveau déconnecté. Tant et si bien que, lors d’une scène où retentit un morceau de Lully – que mon inconscient reconnaît comme attaché à un sentiment de vive émotion – je me retrouve soudainement émue, je n’en comprends pas tout de suite l’origine, puisque j’ai sous mes yeux Angélica Liddell serrant deux à deux les sexes de ses partenaires comme lors d’un encouragement sportif. Moment étrange que cette dichotomie intérieure révélant un état de quasi-transe.

Mais j’ai aussi entendu Angélica Liddell et ce qu’elle avait à dire du monde d’aujourd’hui. C’est peut-être le côté le plus frustrant de mon spectacle, car ses monologues, qui se transforment rapidement en dénonciation, sont subjuguant. Je pense notamment à sa description du vieillissement des femmes à la fois drôle, cynique, amer, instigateur mais surtout brillant. On en veut à nouveau, on en redemande. Et je suis frustrée car ces parties-là sont encore trop disséminées dans le spectacle. Elle n’a pas que le talent de la scénographie mais aussi celui de l’écriture et du message, d’autant plus audible qu’il va à l’encontre de tout ce qu’on peut entendre aujourd’hui. Etonnamment, elle s’autorise tout mais ne choque jamais. On est ici pour l’art. L’art transcende tout. CQFD.

A vivre (en étant conscient de la particularité de la performance). ♥ ♥

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© Simon Gosselin

L’expérience Liddell

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Critique de You are my destiny, de Angelica Liddell, vu le 2 décembre 2014 au Théâtre de l’Odéon
Avec Joele Anastasi, Ugo Giacomazzi, Fabián Augusto Gómez Bohórquez, Julian Isenia, Lola Jiménez, Andrea Lanciotti, Angélica Liddell, Antonio L. Pedraza, Borja López, Emilio Marchese, Antonio Pauletta, Isaac Torres, Roberto de Sarno, Antonio Veneziano, dans une mise en scène de Angelica Liddell

Voici un changement radical pour moi en matière de théâtre : passer du classique à quelque chose de ultra-moderne, sans vraiment de transition. J’ai beaucoup entendu parler de Angelica Liddell, tant et si bien que j’ai fini par vouloir voir de mes propres yeux, vouloir découvrir, moi aussi, ce monde si particulier et si intense qui est le sien.

Dans You are my destiny, Angelica Liddell revient sur le viol de Lucrèce rapporté ainsi par Tite-Live : cela se déroule sous le règne de Tarquin le Superbe, le 7e roi de Rome. Son fils discute avec d’autres membres de la jeunesse romaine sur le thème de la vertu des femmes et chacun affirme que sa femme est la plus exemplaire. Mais un reste plus sûr que les autres : Tarquin Collatin, le mari de Lucrèce. Ils se rendent à l’improviste dans leur maison et s’aperçoivent qu’il y a finalement beaucoup de relâchement dans la conduite de leur femme en leur absence. La seule qui soit vraiment vertueuse est Lucrèce. Le fils de Tarquin le Superbe est enflammé de désir pour cette femme : il profite de l’absence du mari pour s’introduire chez elle et, sous la menace de son épée, la violer. Alors qu’elle est prête à mourir plutôt que de lui céder, il lui dit que si elle se refuse à lui, et qu’elle se tue, il mettra à côté d’elle un esclave mort de manière à souiller son image après sa mort. À cette idée d’une telle honte, elle lui cède, sous la menace de l’épée, et il s’en va le matin. Le lendemain, lorsque son mari revient, Lucrèce appelle tous les hommes de la famille et explique l’acte de la veille, puis se tue. C’est alors le déclenchement d’une grande révolte qui va mettre fin définitivement à la monarchie à Rome.

Angelica Liddell explique dans sa note d’intention qu’elle a finalement vu en Tarquin le seul homme qui ai jamais aimé Lucrèce. J’ai beaucoup de mal avec cette idée – contre-intuitive au possible, mais je l’ai tellement peu aperçue, ressentie, durant ce spectacle, que ça n’a pas pu me gêner. Il y a finalement très peu de texte dans cette pièce d’Angelica Liddell, et je crois que si je n’avais pas su qu’il s’agissait de Lucrèce avant d’y assister, je ne l’aurais pas compris. Car tout passe par les corps, et c’est en cela que cette forme de théâtre est nouvelle pour moi : le texte n’y est plus maître, il ne constitue plus la chair du spectacle. Liddell revient à des sensations plus brutales, plus intrinsèques, plus internes : plutôt que de toucher l’esprit, elle touche directement les sens par des images étonnantes, révoltantes, écoeurantes.

Je ne pourrais pas faire une analyse dans les détails de ce spectacle, pour la simple et bonne raison que je suis loin d’avoir tout saisi. J’ai passé une bonne partie de la soirée à être profondément touchée par ce que je voyais : Angelica Liddell est maître de son art, et de nombreux tableaux resteront longtemps ancrés en moi. Comme celui de tous ces hommes sur scènes, jouant de leurs tambours dans une ahurissante cacophonie, sans cadence, pendant plus de 10 minutes. Ou un autre, de ces mêmes hommes quelque instants plus tard, condamnés en position de chaise pendant un temps qui sont interminable, autant pour eux qui subissent que nous qui les observons, impuissants. Face à eux, Lucrèce les regarde sans bouger. Ils implorent, ils souffrent, et la souffrance se lit autant sur leurs visages qui se décomposent que sur leurs muscles qui commencent peu à peu à trembler. C’est extrêmement impressionnant, et ça prend aux tripes peut-être autant qu’un texte puissant.

Liddell se détache assez vite de son histoire, si tant est qu’il y en ait une, elle est loin d’être le fil directeur du spectacle. Durant toute une scène, elle est seule sur scène et nous dévoile son extravagance ; pour moi, sa folie. C’est peut-être la partie du spectacle qui m’a le plus déconcertée. Elle ne m’a semblé être reliée en rien au reste, comme sortie de nulle part. Elle entre avec une caisse de bière : elle les engloutit une par une, jusqu’à se faire vomir, et encore une fois à faire naître en nous, spectateurs, un sentiment qui frôle le dégoût de très près. Elle continuera à jouer avec les bouteilles, à se les renverser dessus, à se masturber avec : chaque bouteille constitue pour Liddell un partenaire direct, essentiel. Étrange.

C’est moins Lucrèce que Liddell qui a su capter mon attention, ce soir là. C’est d’ailleurs bien plus une histoire de corps, de déplacements, de lumières, qu’une histoire racontée, qui reste en moi. Malgré mon étonnement, j’en suis sortie avec une puissante envie de vivre. Un désir de croquer la vie à pleines dents évidemment lié à un spectacle qui provoque de puissants ressentis, ainsi qu’à un finale exceptionnel, empli de gaité. Ce spectacle m’est alors apparu comme une véritable ode à la vie, menée de main de maître par une troupe remarquable. Impressionnant.

Heureuse d’avoir découvert cet univers, et presque impatiente de revoir cette artiste. Un peu décontenançant cependant pour une amatrice de texte comme moi. A suivre. ♥ ♥ 

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