Bienvenue en enfer

Critique de Huis Clos, de Jean-Paul Sartre, vu le 11 février 2022 au Théâtre de l’Atelier
Avec Marianne Basler, Maxime d’Aboville en alternance avec Guillaume Marquet, Mathilde Charbonneaux, Antony Cochin en alternance avec Brock, dans une mise en scène de Jean-Louis Benoît

Enfin ! Enfin, j’ai pu découvrir ce Huis Clos manqué en 2020 lors de sa création au Théâtre de l’Épée de bois, faute de place dans l’agenda. Je m’en étais voulu de n’avoir pas suffisamment anticipé et gardé une place pour ce spectacle qui me faisait de l’oeil, avec ce texte que je brûlais de découvrir, avec ces comédiens que j’admire, avec ce metteur en scène en qui j’ai confiance. C’est donc impatiente et pleine d’attentes que je me suis rendue au Théâtre de l’Atelier ce soir-là. J’avais visé juste sur la qualité artistique de ce spectacle, mais je n’attendais pas ma déconvenue devant ce texte si particulier.

De Huis Clos, vous connaissez forcément cette phrase : « l’enfer, c’est les autres ». Il faut dire que Sartre situe sa pièce en enfer, dans une pièce qui comprend trois canapés, et dans laquelle entreront successivement un homme, Garcin, puis deux femmes, Inès et Estelle. On comprendra rapidement que tous les trois sont morts et condamnés à se côtoyer dans cette pièce sans issue pour l’éternité. Tel est leur châtiment.

J’étais assez fan du point de départ de la pièce, de cette idée d’enfermement avec ces « autres » avec qui il allait falloir composer. Mais je ne m’attendais pas à ce que la philosophie prenne le pas sur la théâtralité. Je me suis retrouvée face à une pièce très abstraite sans réel enjeu. On comprend que les personnages n’étaient sans doute pas très fréquentables mais ce qu’ils racontent de leur vie, ce qui leur est arrivé, ce sur quoi ils raisonnent se révèle sans grand intérêt, et légèrement démodé. La pièce manque cruellement d’humain : les personnages n’existent pas vraiment, ce sont des représentations, des prétextes, on ne peut pas vraiment s’y raccrocher.

Ma chance, dans cette légère déception, c’est d’avoir découvert ce texte dans cette mise en scène-là, avec cette distribution-là. C’était probablement la meilleure manière de découvrir cette pièce pour en tirer tout le suc en un coup gagnant. Jean-Louis Benoît est parvenu à dramatiser autant que possible des dialogues qui auraient facilement pu me perdre sinon. Il fait exister l’enfer et le monde réel grâce à une alternance de jeu avec l’avant-scène – proche du public, qui peut représenter la vie ou la réalité, donc – qui fonctionne bien. Et surtout il a su diriger le trio d’acteurs avec minutie.

Au sein du trio, il met particulièrement en lumière les trois duo : Garcin/Inès, Inès/Estelle, Garcin/Estelle. Ces trois duo sont trois nouveaux personnages, trois entités qu’il crée et à qui il donne des consistances très différentes : diabolique pour le premier, électrique pour le deuxième, langoureux pour le troisième. Lorsque les duos sont défaits, lorsque Garcin, Inès et Estelle tentent d’exister par eux-même, Jean-Louis Benoît parvient à les décorréler tout à fait, les rendant soudain très indépendant, jusqu’à avoir la sensation que tous trois jouent dans des espaces différents.

On saluera évidemment le beau travail des comédiens : Marianne Bassler, à la fois fascinante et inquiétante, qui fait passer autant dans ses silences que dans ses paroles ; Maxime d’Aboville, l’impression qu’il est constamment « au bord », faisant exister l’enfer dans son regard d’une intensité folle, et Mathilde Charbonneaux, dans cette agitation constante du paraître qui se délite progressivement pour laisser place à une perfidie insoupçonnée.

Jean-Louis Benoît nous ouvre les portes de l’enfer le temps d’une soirée de haut vol. ♥ ♥ ♥

Good Bye L’ennui !

Critique de Berlin Berlin, de Patrick Haudecœur et Gérald Sibleyras, vu le 27 janvier au Théâtre Fontaine
Avec Anne Charrier, Maxime d’Aboville, Patrick Haudecœur, Loïc Legendre, Guilhem Pellegrin, Marie Lanchas, Claude Guyonnet,  Gino Lazzerini, mis en scène par José Paul

Quand j’ai découvert le générique de ce spectacle, j’ai été pour le moins surprise : réunir José Paul et Maxime d’Aboville pour un même projet théâtral, c’était vraiment une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Issus d’univers très différents, ce sont deux artistes que j’affectionne particulièrement et que je suis depuis plusieurs années. C’est donc non sans un soupçon de crainte mais surtout avec une grande curiosité que j’ai découvert ce Berlin Berlin au thème au moins aussi inattendu que la réunion des deux créateurs. Inattendu… et réussi.

Nous voici à Berlin Est avant la chute du mur, chez Werner Hofmann, agent de la Stasi, qui engage Emma pour s’occuper de sa vieille mère. Seulement, Emma n’est pas l’aide-soignante qu’elle prétend être, mais une jeune femme qui souhaite passer à l’Ouest avec son compagnon et qui a appris que l’entrée d’un souterrain secret se fait dans l’appartement de cet agent du contre-espionnage. Déjà, comme ça, ça sent déjà pas super bon, mais ajoutez à ça le coup de foudre de Werner pour Emma, et la découverte du voisin-espion pour les américains, et vous comprendrez que tout tourne rapidement en eau de boudin.

Je n’avais rien lu sur le spectacle, mais en grande perspicace que je suis, je me doutais un peu qu’il y aurait de la Stasi dans l’affaire. J’ai d’abord eu un peu peur que derrière Berlin Est, sa pauvreté, son communisme, se cache l’excuse d’un spectacle au rabais. Pas du tout, au contraire : cette atmosphère de privation est un vivier de blagues étonnantes, politiques mais pas que. Cela permet de renouveler le genre et c’est vraiment chouette ! Le scénario est tellement original – comprendre : rarement vu dans une comédie au théâtre – qu’on ne sait pas du tout où on va, et on se surprend à suivre l’histoire avec attention, au-delà même de l’attente de l’effet comique. Loin d’un classique le mari, la femme, l’amant, ici on est dans l’inconnu et cette fraîcheur est bienvenue. Et comme la Stasi se cache dans les détails, on appréciera particulièrement le fait que les a-côté, toutes ces choses qui existent sans faire avancer l’action, ne sont jamais de trop. C’est fait avec finesse, mais avec suffisamment de doigté pour provoquer un vrai rire franc qui fait du bien.

Au-delà du texte, le spectacle fonctionne aussi grâce à une mise en scène bien ficelée et une distribution de choix. L’ouverture est particulièrement réussie, avec un effet vidéo d’une rare efficacité ! Les décors sont malins, l’intermède pendant le changement est bien mené, le rythme est bien en place même si on pourrait resserrer un peu la deuxième partie. Il faut dire que l’équipe ne se ménage pas. On attendait de voir ce que donnait Maxime d’Aboville dans le registre comique, on n’est pas déçu : si on retrouve de la noirceur dans la composition de son personnage, il la met cette fois au service du ridicule pour un résultat burlesque qui fonctionne à merveille. Anne Charrier a su trouver l’équilibre parfait pour rendre cette action suicidaire réaliste et mène son personnage avec beaucoup de finesse. Dans un style plus brute de décoffrage, Marie Lanchas est une membre de la Stasi épatante, bourrue à souhait. Patrick Haudecoeur campe un mari ahuri et lâche tout à fait exquis même s’il a pu avoir une légère tendance à se faire plaisir en tant que coauteur de la pièce.

Pas de rationnement de rire pour ce Berlin Berlin, c’est généreux et drôle, on y court ! ♥♥♥

D’Aboville au carré

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Critique des Jumeaux Vénitiens, de Goldoni, vus le 20 septembre 2017 au Théâtre Hébertot
Avec Maxime d’Aboville, Olivier Sitruk, Victoire Bélézy, Philippe Berodot, Adrien Gamba-Gontard, Benjamin Jungers, Thibault Lacroix, Agnès Pontier, Luc Tremblais, Margaux Van Den Plas, dans une mise en scène de Jean-Louis Benoît

Cela fait quelques saisons maintenant que je suis une habituée du Théâtre Hébertot et de l’excellente programmation de Francis Lombrail. Pour moi, il reprend quelque part le rôle que jouait le Théâtre de l’Oeuvre en proposant un théâtre exigeant mais néanmoins accessible. Présente à l’ouverture de saison début juillet, j’avais déjà eu la chance d’apercevoir quelques extraits du spectacle : décors, combats à l’épée, scènes de quiproquo… Malgré tout, c’est toujours aussi impressionnant de voir tant d’acteurs réunis sur la scène d’un théâtre privé, et je leur souhaite une franche réussite pour cette belle production.

L’histoire se base sur un beau quiproquo : deux frères jumeaux devant épouser deux femmes différentes sont présents dans la même ville, Vérone, au même moment, sans le savoir. Si ces jumeaux sont semblables d’aspects, ils sont en revanche complètement disparate de caractère et de mentalité : le premier, Tonino, est un homme intelligent, vif, et courageux, alors que son frère Zanetto est bien plus simple d’esprit, et se laisserait avoir par le premier venu. Tonino doit épouser Béatrice, une vénitienne qu’il a fait s’échapper exprès de la ville pour l’épouser sans le consentement paternel ; Zanetto doit épouser Rosahora après un arrangement avec son père. Tonino, qui craint d’être reconnu, adopte alors le nom de Zanetto sans savoir que son frère est engagé pour les mêmes motifs que lui dans la ville, ce qui entraînera bien sûr une série de quiproquos jusqu’à un dénouement plutôt sombre.

Je ne le cache pas : je ne suis pas une grande fan de Goldoni, et surtout de sa période de Comedia dell’arte. Certes, on sent que Les jumeaux vénitiens est une pièce d’entre-deux, et qu’il se dirige déjà un peu vers ses futures grandes comédies sérieuses telles que La Trilogie de la Villégiature. Malgré tout, la pièce reste très codée, très agitée, un peu « bruyante » : les allées et venues pourraient devenir lourdes si la mise en scène ne fluidifiait pas le tout, rendant le plus léger possible un ensemble parfois trop chargé. Par ailleurs, elle permet d’amener ce dénouement tragique – attendu pour des raisons pratiques – en le rendant le plus vraisemblable possible (il pourrait en effet passer pour bien trop excessif sans la main habile de Jean-Louis Benoît). Pour ce faire, il faut reconnaître que l’adaptation du metteur en scène est moderne et dynamique, et que la traduction choisie est éclatante, sans jamais trahir l’auteur.

Il faut bien le dire : Maxime d’Aboville porte ce spectacle avec brio. Sans lui, l’intérêt serait moindre. D’ailleurs, son absence de la scène se fait sentir, et je n’ai eu d’yeux que pour lui lorsqu’il y était présent. Et pourtant il est bien loin de cabotiner ; non, simplement, il joue, et sa composition est tellement minutieuse, tellement rythmée, tellement drôle, qu’il nous ravit à chacune de ses apparitions. Ne l’ayant pas vu depuis quelque temps sur scène, j’avais presque oublié à quel point l’acteur était surprenant et parvenait à constamment renouveler son jeu. Sa performance impressionne, convainc, et ravit totalement !

Même s’il éclipse parfois – sans le vouloir – ses camarades, la troupe qui l’entoure est également brillante. À commencer par Olivier Sitruk qui campe un faux vertueux au ton douceâtre, détestable à souhait. Les jeunes valets, brillamment incarnés par Agnès Pontier et Benjamin Jungers – qu’on a plaisir à retrouver depuis son évincement de la Comédie-Française – animent ce spectacle avec un dynamisme très efficace. Une pointe de déception peut-être devant le jeu de Victoire Bélézy, un peu monotone – mais il faut reconnaître que ce rôle de jeune première n’est pas évident…

Malgré un texte parfois poussif, la mise en scène de Jean-Louis Benoît offre une belle soirée au Théâtre Hébertot. ♥ ♥