Laurent Pelly, l’oiseau rare

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Critique de L’Oiseau Vert, de Carlo Gozzi, vu le 26 mai 2018 au Théâtre de la Porte Saint-Martin
Avec Pierre Aussedat, Georges Bigot, Sabine Zovighian, Emmanuel Daumas, Nanou Garcia, Eddy Letexier, Régis Lux, Olivier Augrond, Marilú Marini, Jeanne Piponnier, Antoine Raffalli, Fabienne Rocaboy, dans une mise en scène de Laurent Pelly

Quelles belles retrouvailles ! Avec Carlo Gozzi d’abord, l’auteur qui signa ma première rencontre avec le théâtre, il y a 18 ans de cela. Je n’en conserve qu’un vague souvenir de costumes et de décors féériques, mais la légende dit que, du haut de mes quatre ans, j’avais été d’une sagesse absolue, happée par le conte qui m’était proposé. C’était le début d’une grande histoire d’amour ! L’Oiseau vert signe aussi mes retrouvailles avec Laurent Pelly dont j’enrage d’avoir raté certains spectacles ces dernières années, tant L’Opéra de quat’sous monté il y a 7 ans à la Comédie-Française me laisse un grand souvenir. Mais au milieu de ces souvenir, L’Oiseau Vert s’impose aussi et surtout comme l’un des plus beaux spectacles de cette saison.

Difficile de résumer cette pièce pléthorique. Oublions d’abord toute notion de réalisme : ici les pommes chantent, l’eau danse, et les statues parlent – et sont bonnes conseillères ! Elles viendront murmurer à l’oreille des deux jumeaux dont on suit l’histoire, Renzo et Barbarina. Abandonnés par leur père, le roi Tartaglia, à leur naissance, ils seront recueillis par Truffaldino et Smeraldine dont ils se séparent au début du spectacle, enorgueillis par une passion pour la philosophie qu’ils appliquent un peu trop à la lettre : pour eux, toute action découlerait de l’amour propre – et ils refusent de se faire berner par l’apparent altruisme de leurs parents… Mais toute morale sera bien vite oubliée quand les deux jeunes gens se retrouveront riches grâce à un tour de l’Oiseau Vert, qui semble vouloir les tester autant qu’il les éduque. Conte philosophique, fable enchanteresse, et surtout beau moment de théâtre, L’Oiseau Vert saura convaincre petits et grands.

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Ce spectacle est un enchantement d’un bout à l’autre. Laurent Pelly a réussi à créer une nouvelle dimension dans laquelle il nous entraîne deux heures durant : on fait un saut dans ce pays où l’on parle aux oiseaux, où la magie existe et où l’on a enfermé une reine sous un évier… La pièce est complexe, elle a quelque chose de bizarre, elle part dans tous les sens : à mon avis, elle doit être très difficile à monter. D’ailleurs la scène d’exposition a tendance à effrayer en mettant en place trop rapidement les liens de filiation et les histoires en jeu dans le spectacle. Mais passé ce moment d’inquiétude, on se raccroche très vite aux branches d’une grande clarté animées par la main de maître de monsieur Laurent Pelly.

D’abord, chapeau bas à ce grand artiste qui à lui seul signe également la scénographie, les décors, et les costumes. On pourrait craindre un melon démesuré, mais ici, c’est surtout son talent qui l’est : tout est pensé au millimètre, et le rendu est magnifique. Le décor, finalement assez sobre mais à la forme bien particulière, révèle ses différentes fonctions au fil du spectacle. La scénographie rappelle les spectacles de Mnouchkine, où à une base simple viennent s’ajouter différents éléments de décor au fil du spectacle : là encore, Laurent Pelly fait preuve d’une belle inventivité, et les différents tableaux s’enchaînent pour le plus grand bonheur de nos yeux.

Outre un metteur en scène d’exception, un scénographe de génie, un décorateur prodige et un costumier de goût, Laurent Pelly ajoute à son arc une direction d’acteur au poil. Il faut dire qu’il a su s’entourer des plus grands : voir Marilú Marini sur scène est un réel privilège et je l’ai compris dès son entrée en scène. Elle compose une Tartagliona aux airs de Sorcière de Blanche-Neige simplement hilarante, chacune de ses entrées en scène soulevant la salle de rire. Bien que très marqué dans sa gestuelle et dans ses mimiques, elle a su trouver le juste équilibre pour laisser toujours son personnage à sa place et on ne pourra lui reprocher à aucun moment de cabotiner. Une excellence de jeu que suivront tous les comédiens, empruntant à la Comedia Dell’Arte sans jamais tomber dans les exagérations liées au style. Quelque part, ils réinventent le genre. Chapeau bas.

Simplement l’un des plus beaux spectacles du moment. Voire de la saison. Voire de ma vie. ♥ ♥ ♥

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L’Opéra de Quat’sous, Comédie-Française

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Critique de L’Opéra de Quat’sous de Bertold Brecht, vu le 21 juin 2011 à la Comédie-Française
Avec  Véronique Vella, Thierry Hancisse, Sylvia Bergé, Bruno Raffaelli, Jérôme Pouly, Laurent Natrella, Christian Gonon, Léonie Simaga, Serge Bagdassarian, Marie-Sophie Ferdane, Stéphane Varupenne, Nâzim Boudienah, Félicien Juttner, Pierre Niney, Jérémy Lopez , et les Élèves-comédiens de la Comédie-Française : Armelle Abibou, Marion Lambert, Ariane Pawin, Antoine Formica, Samuel Martin, François Praud, Florence Pelly, Angélique Rivoux, Mélody Marie-Calixte, mis en scène par Laurent Pelly ; et l’orchestre ous la direction de Bruno Fontaine, avec Mathieu Adam, Jean-Philippe Audin, Osvaldo Calo, Lester Alexis Chio-Alonso, Daniel Ciampolini, Yannick Deborne, Hélène Dusserre, Marie Gondot-Abdoun, Daniel Gremelle, Olivier Innocenti, Marthe Moinet-Audin, Georges Porte, Mathieu Reinert

Quelle chance j’ai eue ! Car oui, vous l’avez vu, la pièce n’était à l’origine pas prévue dans mes choix (plus à cause de la difficulté d’obtenir des places que de l’envie – je ne demandais pas mieux qu’un billet qui tombe du ciel). Or, voilà que mardi, comme je vais réserver mes places pour l’année prochaine, une dame arrive, qui vend deux places (corbeille). Nous achetons, nous nous rendons donc à la Comédie Française le soir même, 21 juin, fête de la musique : nous ne pouvions mieux tomber ! J’ai été absolument ébahie par la voix des comédiens – et de tous ! Pas un ne fait tache, pas un ne reste en retrait ! Ils sont tous formidables.

Bertold Brecht a cette particularité, de toujours mettre une distanciation entre la pièce et les spectateurs – voilà par exemple l’explication à la « double fin » (ceux qui connaissent la pièce comprendront). Nous sommes à Londres, au moment du couronnement d’une reine (années 1920 – contemporain de l’écriture de la pièce), période très fournie en brigands de toute sorte : L’Opéra de Quat’sous semble être un « contre-opéra », dans le sens où il nous présente les bas-fonds du Londres de son époque, Londres qu’il aurait pu connaître (il était allemand). C’est donc avec l’aide de Kurt Weil, grand musicien allemand, qu’il met en scène divers malfrats : voleurs, voyous, et même putains.

Bien sûr, comme ça, l’histoire peut ne pas paraître alléchante ; mais je vous assure, que présentée par les acteurs du Français, il en résultait un bonheur intense – peut-être même trop par rapport à ce que désirait Brecht : le malaise du spectateur.

C’est donc dans cet environnement glauque et austère que Mackie Messer, chef de gang, enlève et épouse Polly, la fille de Mr Peachum, qui « fait profession d’accoutrer en infirme des hommes valides et de les envoyer mendier dans les rues de Londres » (on ne peut mieux dire : cela vient du fascicule donné par les Ouvreuses de la Comédie-Française). Polly, une fois mariée à Mackie, se voit confier par lui le soin de gérer sa « bande » en son absence (Mr Peachum le fait rechercher).  Ainsi, Polly, d’abord discrète devant ces hommes, associés de son nouveau mari, tous habillés de noir, un revolver sous leur manteau, change de profil et gère avec fermeté ces truands. Et pour changer aussi radicalement de caractère tout en restant crédible, il faut une très bonne actrice. Ils ont su la trouver : Léonie Simaga. Elle possède un talent … quelque chose d’indescriptible. Je l’avais vu dans Andromaque, où elle jouait Hermione, et où elle nous touchait dans sa tristesse et nous effrayait dans sa folie. Et là, elle revient, meilleure que jamais : sa voix est magnifique, comme si elle avait, derrière elle, une carrière de chanteuse. Sa gestuelle, son port, sa diction sont parfaits : et elle nous fait penser à une statue grecque tant elle a de charme. Son talent a-t-il des limites ? Pour l’instant, je n’en vois aucune. Son partenaire est également excellent, il s’agit de Thierry Hancisse, un acteur que je n’avais jamais vu mais que je connaissais de réputation (on me l’avait présenté comme quelqu’un d’extraordinaire) : et bien, je confirme, cette réputation est méritée. Tout comme Léonie Simaga, il a une très belle voix, à sa manière – baryton, je dirais. Il joue parfaitement les bandits séducteurs, les « mauvais-garçons » ; on a beau chercher, on ne peut rien lui reprocher. Ainsi, le couple principal est tout simplement rayonnant de justesse.

Mais les personnages « secondaires » n’en sont pas moins bons ! Au contraire, chacun parvient à se détacher ; on retient particulièrement Celia et Jonathan Peachum (Véronique Vella et Bruno Raffaelli) pour leur interprétation éclatante du couple caricaturé [mais aussi Jérôme Pouly en Matthias, et Marie-Sophie Ferdane en Lucy).

Enfin, ajoutons à tout cela un merveilleux orchestre, dirigé par Bruno Fontaine, et comprenant grand nombre d’instruments de la guitare-banjo aux percussions en passant par le piano et le bandonéon.

En conclusion ; quelle belle fête de la musique j’ai passé ! C’était également  la meilleure soirée de ces trois jours « Comédie-Française » [avec Agamemnon et Badine] : je me serais mordu les doigts si j’avais su ce que j’ai failli rater !

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