Tout va très bien pour Victor Duez

Critique de Tout va bien, de Victor Duez et Nicolas Depye, vu le 16 mai 2023 au Théâtre Essaïon
Avec Victor Duez, dans une mise en scène de Victor Duez et Nicolas Depye

Il y a des spectacles qui tombent dans le bon mood. Des messages qui arrivent au bon moment. Des dossiers sur lesquels on s’arrête un peu plus longtemps. Des plannings qui tombent juste. Des questions qu’on ne se pose pas. C’est peut-être parce qu’il s’appelle Tout va bien, mais ce spectacle s’est invité avec une telle simplicité dans ma vie qu’il est un peu tombé comme une évidence.

On est pris dès la première scène. Pas besoin de multiplier les moyens pour instaurer une ambiance. Dans la pénombre du théâtre de l’Essaïon, le voyage commence. On se retrouve quelque part dans des abysses futuristes, peu inspirantes mais réellement intrigantes. Dans cette société, il est nécessaire d’avoir un problème pour exister. On trouve sa place par le malheur. Sauf que voilà : notre personnage, lui, a toujours pris la vie du bon côté. Il va devoir creuser dans ses souvenirs pour essayer de noircir un peu le dessin…

Je suis amusée, mais je reste d’abord sur ma faim. Je sors ma moue de critique. Ce début est peut-être un peu démonstratif. J’ai fait l’erreur de lire le résumé – ça ne m’arrive pourtant jamais – et je sais donc à peu près où le spectacle veut nous emmener, et je trouve que le chemin qu’il prend n’est peut-être pas le plus intéressant. C’est comme un exercice de style. Les personnages sont maîtrisés, très bien trouvés, parfaitement dessinés, tous évoquent quelque chose en mois et les transformations sont hyper efficaces. Mais ce n’est pas ce que je suis venue voir. Et ça me semble un peu détaché du reste. C’est comme si Victor Duez nous montrait tout ce qu’il savait faire. Mais je n’ai déjà plus de doute : il sait faire. Et la suite suffit amplement à le prouver.

Quand la promesse arrive, quand le propos s’installe vraiment, quelque chose se passe. L’atmosphère devient plus dense. Comme si jusqu’ici, on avait tourné autour de notre sujet sans oser l’affronter de face, comme si tous ces tracas qui nous avaient été présentés étaient finalement plein de légèreté. Est-ce voulu ou nous, c’est assez original que l’ambiance s’alourdisse lorsque c’est l’optimisme qui prend possession du plateau. Le twist est parfait. On ressent cette urgence. L’urgence d’exister. De dévorer la vie. De s’accorder au reste du monde. De rentrer dans les cases. Et d’être soi, malgré tout.

Victor Duez a tout pour lui. Son personnage est si chouette. Insouciant. Libre. Généreux. Et son spectacle lui ressemble en tout point. Il multiplie les styles, mais rien n’est gratuit : tout participe à cette introspection auquel le spectateur s’invite. Il passe du poétique au pragmatique avec une aisance absolue. Il se balade. Et nous avec. La bande-son est un petit bonheur pour les oreilles. L’examen de ses souvenirs s’enchaîne, mais aucune scène ne se ressemble. La fantaisie est au rendez-vous. Et les émotions aussi. On rigole beaucoup, mais on entend aussi ce qui gratte, là, en creux. Et on va même jusqu’à l’entendre à travers un rap juste remarquable. On vous l’a dit : Victor Duez a tout pour lui. Même le flow.

Comme l’impression d’avoir fait partie d’un autre monde le temps d’une soirée. Et déjà hâte de voyager à nouveau. ♥ ♥

Aime comme Maladie

Critique de La Maladie de la Famille M, de Fausto Paravidino, au Studio Hebertot
Avec Avec Léna Allibert, Gaspard Baumhauer, Marie Benati (en alternance), Daniel Berlioux (en alternance), François Clavier (en alternance), Alex Dey (en alternance), Yoachim Fournier-Benzaquen (en alternance), Bérénice Olivares (en alternance), Taddéo Ravassard et Guillaume Villiers-Moriamé

Par JB

Le collectif « Nuit Orange » propose « La Maladie de la famille M » au Studio Hébertot. J’avais aimé les petites scénettes loufoques que les membres du collectif avaient jouées d’un balcon du XIIIème arrondissement et postées sur Youtube durant le confinement ; le « balconfiné » c’était une très belle idée ! Je suis allé voir cette pièce de Paravidino souvent jouée par les jeunes compagnies avec une certaine curiosité et je n’ai pas été déçu. C’est une réussite.

La pièce traite des problèmes de communication qui se posent inévitablement entre les gens qui s’aiment, qu’ils soient ou non de la même famille – mais ici c’est bien d’abord d’une famille qu’il s’agit, et d’une famille malade, blessée, peut-être principalement parce que la mère n’est plus. La famille M est bancale. Ils sont tous, les trois enfants et le père, comme laissés à eux-mêmes et bien maladroits lorsqu’il s’agit de vivre ensemble… Cela d’autant plus que le père, vieillissant, n’a plus toute sa tête, que la fille cadette a des problèmes de cœur un peu complexes avec deux lascars du voisinage, que le fils se perd lui-même dans un flux de paroles qu’il n’arrive pas à tarir et que la fille ainée se lasse manifestement de s’occuper de tout ce petit monde détraqué. On pourrait s’attendre à passer une soirée plutôt déprimante – et c’est tout le contraire, cette soirée m’a donné le moral.

D’abord la pièce est rudement bien écrite, c’est comme si Paravidino s’était donné le défi de démontrer, dans toutes les situations possibles, à quel point il est difficile de dire à l’autre qu’on l’aime. Que l’on parle à sa sœur, son frère, son père ou à l’un de ceux qui, en dehors de la famille, sont plus ou moins aimables, on est avant tout malade de ça peut-être : ne pas arriver à se dire les uns les autres ce que l’on éprouve, sauf par effraction, et souvent quand ce n’est pas le moment. Ce problème est diagnostiqué dans la pièce par un singulier médecin de famille, narrateur désabusé de toute cette histoire. Il ne quitte pas un seul instant la scène, spectateur et acteur aussi de cette maladie de famille dont il se ressouvient sans aucune amertume, je crois, mais avec une profonde nostalgie et quelques regrets.

Ensuite les comédiens sont épatants. Les 4 membres de la famille M sont superbement incarnés. François Clavier (en alternance avec Daniel Berlioux) joue un père dépassé, en plein naufrage, qui soudain décide de tout régimenter dans la famille, décision qui emporte la pièce dans une sorte de comédie faite de malentendu et de drame tragi-comique. Perpétuellement titubant, il semble perdu dans des souvenirs et des rêves dont il peinerait à s’extraire, cherchant de loin en loin à ressaisir la barre d’un bateau ivre qu’il ne comprend plus. Marie Benati est Marta (en alternance avec Bérénice Olivares). Dans ce rôle de la sœur aînée qui maintient le navire à l’eau, elle est impressionnante de justesse. C’est une figure superbe du devoir : on fait ce qu’il faut, ce qu’il y a à faire, non pas sans cœur, mais sans pathos. La relation avec le médecin, évoquée tout au long de la pièce, complexe et émouvante, donne lieu à une scène très forte entre elle et Gaspard Baumhauer, qui joue un médecin à la fois détaché et omniprésent, pour qui toute l’histoire est au passé, mais pas encore, quoi qu’il en dise, dépassée. Cette distance du médecin prend de multiples figures et Gaspard Baumhauer les faits toutes surgir par petites touches à chaque fois heureuses. La mise en scène, signée Marie Benati, lui donne une place discrète et constante, de façon très subtile.

Léna Allibert-My est une Maria très impressionnante de retenue et de questionnement. Elle joue sans aucune surcharge un personnage pour qui rien ne va de soi – et surtout pas les relations dans lesquelles ses deux amoureux veulent l’enfermer. Ces deux amis-acolytes, Fulvio, joué par un Alex Dey très mobile, brut de décoffrage et touchant de bout en bout (en alternance avec Yoachim Fournier-Benzaquen) et Fabrizio, joué par Taddéo Ravassard qui interprète avec une belle délicatesse l’amoureux maladroit, plein d’espoir mais sans grande imagination, ces deux acolytes donc vont pas mal secouer tout le bateau par leur maladresse, avant un vrai naufrage – mais je ne raconterai pas la fin de la pièce –, qui tient au destin de Gianni, joué par Guillaume Villiers-Moriamé. En frère bavard, volubile, perdu dans ses paroles, il est épatant lui aussi. Je pense tout particulièrement à la scène où, dans un long monologue, son personnage soudain parvient à dire ce qu’il éprouve. Se dévoile alors, dans ce personnage qui semble d’abord cynique, une compréhension profonde du déséquilibre de la famille. Cette scène est un moment très fort d’une pièce qui en comprend beaucoup d’autres.

J’ai beaucoup aimé, enfin, la mise en scène – sur le plateau est installé un résumé des quelques pièces où vit la famille ; par moments, lorsqu’il est question des deux amoureux de Maria, l’action déborde dans le public (ce qui renforce encore l’impression de clôture que l’on a en regardant la scène). On se dit : où cela va-t-il aller ? – et l’on est surpris de la façon dont tout se boucle. On ne cesse de repenser ensuite à ces personnages et même l’on découvre que l’on est attaché à chacun d’eux. Ils sont tous dessinés magistralement par une troupe manifestement soudée et redoutablement efficace. Je ne suis pas prêt d’oublier la maladie de la famille M.

PS : J’ai appris que ce spectacle a gagné le Grand Prix du Jury au festival de Nanterre-sur-Scène 2021, cela ne m’étonne pas du tout ! ♥ ♥ ♥

A star is morne

Critique de Une Etoile, d’Isabelle Le Nouvel, vu le 1er avril 2023 au Théâtre Montparnasse
Avec Macha Méril, Marc Citti, Laurent d’Olce, et Claire Magnin, dans une mise en scène de Stefan Druet Toukaieff

Tout part d’une petite anecdote rigolote. J’ai reçu, la même semaine, deux réactions aux quelques lignes écrites sur Une Étoile dans ma sélection des spectacles à voir à Paris en 2023. J’y avais inscrit le spectacle, en précisant que j’aimais beaucoup l’un des comédiens, Marc Citti, mais que j’avais du mal avec l’écriture d’Isabelle Le Nouvel – et donc que j’hésitais encore un peu. Et les deux intéressés m’ont écrit, à quelques jours d’écart, l’un un mot charmant pour me proposer de venir, l’autre un mot bien moins charmant et bien plus agressif pour me demander qui j’étais pour oser juger ainsi son écriture. Il ne m’en fallait pas beaucoup plus pour me décider à venir voir le spectacle. Un premier avril, en plus, je trouve ça génial.

Lena est une ancienne danseuse étoile qui vit seule depuis la mort de son mari, un célèbre artiste de music-hall. Elle reçoit la visite de son fils Paul, et on comprend assez rapidement que ce genre de visite n’arrive pas souvent. Leurs échanges nous en apprennent davantage sur le quotidien de Lena, qui reçoit depuis quelques temps la visite hebdomadaire d’un journaliste qui rédige à la fois une biographie sur son mari et un article sur elle. Mais plus le spectacle avance et plus on perçoit des petits signaux d’alerte : à quel point les souvenirs évoqués par Lena sont-ils raccords avec la réalité ?

Alala. Vous savez, non seulement je commence à bien me connaître, mais je commence à bien connaître le microcosme théâtral parisien dans lequel j’évolue depuis un petit moment maintenant. Et quand je pense qu’un spectacle n’est pas pour moi, il est rare que je me trompe. Et là j’avais visé juste… en partie. Comme je le pensais, l’écriture d’Isabelle Le Nouvel n’est toujours pas ma tasse de thé. Cette espèce de déconstruction fabriquée m’évoque Zeller – et je n’ai jamais aimé son écriture non plus, pas de chance – mais un Zeller vieillot et mélodramatique. Ça manque de vie, ça manque de panache, ça manque d’ardeur et de nécessité ! C’est une pièce qui se voudrait profonde mais qui reste en surface, en essayant de maintenir un semblant de mystère jusqu’à la fin avec une espèce de tension artificielle qui ne prend pas. Non, vraiment, rien à faire, pas ma came.

Ce que je n’avais pas anticipé en revanche, c’est la qualité de jeu qui est proposée. Je découvrais Macha Meril, et je dois dire qu’elle donne à Lena toute la consistance et le relief possible. Elle la fait exister au-delà des mots, elle lui donne un passé qu’on lit dans son regard, qui a quelque chose d’à la fois nostalgique et très enfantin. Il est beau ce regard, il est doux et digne, légèrement ailleurs. Le duo qu’elle forme avec Marc Citti fonctionne bien. Ils défendent leurs personnages avec une vraie envie, ça se sent, et tant mieux. Ils ont tous les deux une approche très différente des cassures liées à la déconstruction du texte, elle dans une douce fluidité, lui dans une brutale colère. Ça met du rythme et ça permet de nous maintenir à flot.

Je ne peux même pas dire que je suis déçue, car c’est à peu près ce à quoi je m’attendais…

Ici Gregory

Critique de Ici Nougaro, de Charif Ghattas, vu au Théâtre de l’Atelier le 10 mars 2023.
Avec Grégory Montel et Lionel Suarez, mise en scène Grégory Montel et Charif Ghattas

Par complice de MDT

Grégory Montel s’est fait connaître par son rôle d’agent dans la série Dix pour cent. Il a un physique latin de petit taureau qui rappelle celui de Claude Nougaro, ainsi qu’un reste d’accent du sud, et entretient une vraie passion pour le chanteur. Charif Ghattias lui a écrit un monologue, qui le transforme en un artiste de troisième ordre, Mathias, vivotant de galas où il campe le sosie de Nougaro. Lâché par les deux femmes de sa vie : sa compagne et son agente -qui n’a pas donné son nom pour un biopic sur Nougaro, il est harcelé par les huissiers. Grégory Montel est accompagné sur scène par un musicien, auquel il s’adresse mais qui reste muet, au point qu’on se demande s’il n’est pas une vision de l’esprit troublé de Mathias. Cet (excellent) accordéoniste l’accompagne dans les courts passages chantés et dans les transitions entre les tableaux.

Le spectacle a été créé à Marseille, peut-être sur une scène plus modeste que celle de l’Atelier, qui n’est pas vraiment appropriée pour une scénographie si sobre, voire pauvre. Le texte est très bien écrit, dans un style « nougaresque », avec des scansions, un vrai goût de la langue, et même des passages brillants. Il est un peu moins bien construit qu’il n’est écrit, car il y a peu de progression : la fin est un retour en arrière par le souvenir, qui aurait pu s’insérer ailleurs.

Le sujet est davantage Mathias que Nougaro, même s’il y a une brève évocation biographique. Et c’est là que le bât blesse, car on est frustré sur le plan de la chanson : alors même que Grégory Montel chante extrêmement bien, qu’il s’approprie la gestuelle scénique de Nougaro de manière très juste, et sans rien de parodique, il ne dispense que quelques mesures de ces chansons magnifiques, qui décupleraient pourtant l’émotion qui sous-tend le texte. Peut-être y a-t-il là un problème de droits ?

Donc la soirée est frustrante, on a l’impression d’une cote mal taillée : si le chanteur est à ce point important pour le personnage, il aurait fallu renforcer la relation entre les deux, et faire un spectacle vraiment musical.
Pour autant, j’ai apprécié ce spectacle, et la raison en est Grégory Montel, qui le porte avec une sincérité énorme, nougaresque, et beaucoup de talent : se révèle un acteur capable d’occuper la scène presque seul, avec une impressionnante force de communication pour faire partager sa passion.

Un spectacle qui gagnerait à être donné dans une salle plus intime.

© Pierre Gondard

Des Parents pas terribles

Critique des Parents Terribles, de Jean Cocteau, vus le 3 mars 2023 au Théâtre Hébertot
Avec Muriel Mayette-Holtz, Charles Berling, Maria de Medeiros, Émile Berling, Lola Créton, mis en scène par Christophe Perton

Ça doit faire deux ans que j’attendais ce spectacle ! Tout semblait réunit pour me plaire. La distribution était plus qu’alléchante – retrouver Charles Berling et Muriel Mayette m’enchantait autant que découvrir Maria de Medeiros sur scène – la dernière mise en scène de Christophe Perton m’avait énormément plu, et la perspective de découvrir Cocteau au théâtre m’intéressait beaucoup. Bref, j’étais un public quasiment acquis. Tout est dans le quasiment.

Des parents terribles… terriblement frappés, oui. La pièce tourne autour d’Yvonne (Muriel Mayette), qui voue un véritable culte à son fils Michel, à la limite de l’indécence. Il n’est pas rentré de la nuit et elle s’imagine tout sauf l’évidence : il est probablement avec une autre femme. Cela lui semble inenvisageable. C’est pourtant ce que pensent aussi les deux autres habitants de la maison : Georges (Charles Berling), son mari qu’elle délaisse et qui a pris pour amante qui s’avèrera être celle chez qui son fils a découché, et Léo (Maria de Medeiros), sa soeur, toujours amoureuse de Georges et qui va progressivement se transformer en chef d’orchestre pour dénouer cet imbroglio.

J’ai pris peur lors des premiers échanges. La scène sonne faux, les comédiens ne jouent pas ensemble, le texte peine à se faire entendre. Mince. Ça ne dure pas très longtemps et le spectacle se met finalement en place, mais quelque chose reste malgré tout de ce début boiteux. C’est impalpable, mais c’est là. C’est toujours étonnant de se retrouver face à ce genre de spectacle. Tout est pourtant très bien en apparence : les comédiens sont bons, les dialogues fusent, le rythme s’installe bien, et pourtant. Un « et pourtant » que je commence à bien connaître. Un « et pourtant » qui ne nécessite pas de creuser bien loin. Un « et pourtant » qui trouve son origine dans les difficultés rencontrées avec un matériau fondamental, probablement même le matériau de base, sans lequel rien ne peut être construit : le texte.

Moi qui avais hâte de découvrir l’écriture théâtrale de Cocteau, me voilà bien déçue. Ça m’évoque Giraudoux : c’est lourd, il y a trop de mots, tout est explicité, dit, redit, trop dit. C’est une écriture chargée de dialogues mais trop vide d’intérêt et légèrement artificielle. La situation met du temps à s’installer et même une fois le mécanisme posé, c’est comme si l’action était figée, qu’elle n’avançait pas réellement. Alors on se raccroche à autre chose.

La chance du spectateur, c’est qu’il y a une merveilleuse branche à laquelle se raccrocher et qui s’appelle Muriel Mayette-Holtz. On l’a peut-être trop côtoyée en tant que metteuse en scène, jusqu’à presqu’oublier la formidable comédienne qu’elle était. C’est un rôle taillé pour elle, indéniablement – et c’est aussi le plus intéressant de la pièce. Elle est faite pour ce genre de personnage délirant de femme quasi-incestueuse, de drama queen à la fois complètement théâtrale et débordante de naturelle. Sur scène, c’est une lionne qui porte une grande fragilité. Une femme-enfant impétueuse et délicate. Elle est fascinante. Et, il n’y a pas à dire, elle sauve le spectacle.

Partagée entre la déception du texte et l’enthousiasme de la performance.

Ainsi soit-elle

Critique de Femmes en colère, de Mathieu Menegaux et Pierre-Alain Leleu, vu le 28 février 2023 au Théâtre de la Pépinière
Avec Lisa Martino, Gilles Kneusé, Hugo Lebreton, Nathalie Boutefeu, Fabrice De La Villehervé, Sophie Artur, Clément Koch, Magali Lange, Aude Thirion et Béatrice Michel, mis en scène par Stéphane Hillel

J’avais beaucoup de raisons de voir Femmes en colère. D’abord la curiosité devant ce titre qui m’intriguait beaucoup, évoquant chez moi (comme chez tout le monde, non ?) le célèbre film avec Henry Fonda, qui a d’ailleurs lui aussi été adapté au théâtre et connaît un succès public depuis plusieurs années maintenant. J’étais impressionnée par le nombre d’artistes sur scène : c’est rare aujourd’hui de voir onze personnes partager un plateau et je voulais non seulement le voir mais l’encourager. Et puis j’adore La Pépinière, sa programmation, son exigence, j’adore Lisa Martino et j’ai confiance en Stephane Hillel. Suffisamment de raisons pour trouver un créneau dans l’agenda et y aller.

Il y a plusieurs pièces qui se jouent en une, en réalité. Il y a cette femme jugée pour le crime qu’elle a commis, et dont les différents tenants et aboutissants nous seront livrés au fil de la pièce. Il y a la cour d’assise composé de jurés populaires, qu’on va découvrir et apprendre à connaître au fil des échanges et des débats qui devront aboutir au jugement. Et il y a, en filigrane, le crime pour lequel on est là. On tourne autour un peu au début, il est présent comme un personnage à part entière et il finit par s’imposer tout à fait dans ce qui est peut-être le point culminant de ce spectacle.

C’est un spectacle qui fonctionne bien. L’alternance entre les deux points de vue instaure un vrai rythme – au-delà même de la fréquence qu’il implique, intrinsèque à ce changement de narrateur, les sensibilités sont si différentes qu’on a une véritable impression de renouveau. Lisa Martino est très ancrée dans le réel, très terre-à-terre, quand la cour est le monde du conditionnel qui laisse toutes les possibilités ouvertes. C’est à la fois légèrement déroutant et complètement prenant de sauter ainsi d’un monde à l’autre.

Ce qui est peut-être un peu dommage, c’est de n’avoir pas assez utilisé cette divergence de points de vue. On ne change pas de camp (en tout cas, moi) durant tout le spectacle. Les personnages sont peut-être un peu trop caricaturaux et manquent de complexité. On prend parti très rapidement, et on a presque l’impression d’être du côté du bien quand les méchants sont du côté du mal. Un peu plus de suspens aurait pu être bienvenu !

Mais si on ne change pas de camp, c’est peut-être aussi grâce à la performance de Lisa Martino. Elle est saisissante. Je n’ai pas d’autre mot. Légèrement cynique, légèrement pinçante, elle est incroyablement droite. On sent le poids qu’elle porte, on sent la force qui appuie sur tout son corps, on la sent lutter pour rester debout. Toutes ces forces en présence qui s’opposent, elle les rend visible. Elle les rend palpable. Elle fait passer tout ce qui n’est pas dit, ce qui s’est passé avant, la femme qu’elle est profondément.

J’ai mis du temps à écrire ce papier parce que quelque chose m’a profondément gênée dans ce spectacle et que je ne savais pas comment l’aborder. Je vais donc l’aborder ici. L’explication va comprendre des spoilers donc pour ceux qui voudraient éviter de connaître la fin de l’histoire, je conseille de s’arrêter ici. Globalement, vous l’aurez compris, j’ai passé un bon moment. Mais je ne peux pas juste dire ça. Dans l’une des dernières scènes, une femme juré raconte le viol qu’elle a subie étant plus jeune et dont elle n’a jamais parlé à personne. Elle le raconte alors que le jury se trouve face à un mur et ne parvient pas à prendre de décision sur le jugement à donner. On n’a pas l’ensemble des débats, mais on peut supposer que son intervention aura influencé le jury vers une peine plus courte. Dans la dernière scène, on comprend que cette femme a menti, que ce viol n’a pas existé. On pourrait y voir la volonté de l’auteur de prendre du recul par rapport à l’ensemble du jugement. On pourrait y voir une note d’humour pour conclure le spectacle sur quelque chose de plus léger. J’y vois plutôt un acte anti-féministe assez maladroit et très compliqué à accepter. Je me demande si ce retournement de situation existe aussi dans le roman. Et je me demande comment l’ont ressenti les autres spectateurs. Moi, il m’a un peu coupée net dans mon élan. Je l’ai eu en tête tout le reste de la soirée. Et même aujourd’hui, quelque chose continue de me gêner. Dommage.

Une chouette proposition, gâchée par une fin incompréhensible.

Celui-là, on ne l’oubliera pas

Critique de Oublie-moi, d’après Matthew Seager, vu le 21 février 2023 au Théâtre du Petit Saint-Martin
De et mis en scène par Marie-Julie Baup et Thierry Lopez

Oublie-moi, c’est un peu mon acte manqué de cet été à Avignon. J’avais évidemment mis le spectacle dans ma sélection, Marie-Julie Baup oblige, mais ma place n’a pas été correctement réservée et le spectacle affichant complet (et mon planning aussi), je n’ai pas réussi à le voir à ce moment-là. Mais j’étais quasi-sûre que le spectacle viendrait à Paris. Plus qu’à prendre mon mal en patience… Et voilà. 7 mois après, c’est bon. Enfin !

Oublie-moi, c’est une histoire d’amour. La première chose à laquelle j’ai pensé en découvrant le titre et en comprenant le sujet, c’est à ce film avec Ryan Gosling, N’oublie jamais. Deux oeuvres qui parlent d’Alzheimer, deux manières différentes d’utiliser le verbe oublier. Oublie-moi, c’est l’histoire de Jeanne et d’Arthur, depuis leur rencontre jusqu’à leur séparation. Ils étaient pourtant follement amoureux et leur chemin semblait tout tracé. Mais la vie en a décidé autrement.

J’ai été conquise dès la première scène. Avec moi c’est simple, il suffit que les comédiens se mettent à danser sur scène pour que je sois comblée – je suis une spectatrice facile en fin de compte ! Sachant que la rencontre entre nos deux personnages se passe en boîte de nuit, autant vous dire que j’étais aux anges. D’autant que Thierry Lopez est un danseur absolument délicieux, sensuel et drôle à la fois. Cette entrée en matière est très réussie, c’est un moment vraiment plein, beau et léger à la fois. Un début de relation magique et niais, décalé, facétieux, plein d’humour et d’amour. On s’attache immédiatement aux personnages et à l’histoire qu’ils vont construire à deux.

La grande force de ce spectacle, c’est sans doute la sincérité qui émane du plateau. Ils pourraient chercher à tirer les larmes, et jouer le drame de manière bien plus grandiloquente : ils n’en font rien. Au contraire, la détresse retenue de Marie-Julie Baup est bien plus déchirante que tous les pleurs qu’elle aurait pu jouer. Son naturel est bouleversant. Leur complicité au plateau est palpable et permet de faire passer des émotions bien au-delà de ce que les mots seuls peuvent exprimer. La composition de Thierry Lopez touche au coeur, et ces yeux ahuris, vides, qui cherchent une réponse qui ne vient pas, deviennent presque douloureux pour le spectateur. On vit cette histoire avec eux. Près d’eux. Et les émotions en sortent décuplés.

Un vrai beau moment de théâtre. ♥ ♥ ♥

© Frédérique Toulet

Merci pour ce moment ?

Critique de Un président ne devrait pas dire ça… de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, vu le 17 février 2023 au Théâtre Libre
Avec Thibault de Montalembert, Scali Delpeyrat, Hélène Babu et Lison Daniel, mis en scène par Charles Templon

Un Président ne devrait pas dire ça, c’est vraiment le genre de spectacle qui joue avec mes contradictions. Je suis vraiment partagée entre l’intuition qu’adapter un tel livre à la scène n’est pas une bonne idée, la curiosité de savoir ce qu’ils ont pu en faire malgré tout, et l’envie de revoir Thibault de Montalembert sur scène, quand même. On voit ce qui a fini par prendre le dessus. Je ne peux pas dire que j’ai été totalement convaincue, mais je ne peux pas dire non plus que j’ai passé une mauvaise soirée.

L’idée était donc d’adapter le livre des journalistes Gérard Davet de Fabrice Lhomme écrit à partir des rencontres organisées pendant la quasi-intégralité du mandat de François Hollande lors desquelles chacun semblait avoir un but précis : d’un côté, s’assurer une petite promotion en faveur d’une potentielle réélection, de l’autre, arriver à rapporter du croustibail de qualité. L’adaptation a fait le choix de conserver fidèlement les dires du Président, mais s’est accordée une plus grande liberté sur tout ce qui entoure ces presque cinq ans d’échanges réguliers.

J’étais vraiment circonspecte, je dois dire que je suis finalement plutôt agréablement surprise. L’adaptation fonctionne : ce qui nous est proposé à été pensé pour la scène. C’est dramatisé autant que possible, les dialogues font avancer l’action, le propos est tangible. On pourrait croire que c’est la base, mais j’ai vu trop de créations basées sur du vide pour ne pas me méfier. Alors autant saluer l’effort et le travail, ça ne fait pas de mal.

Ceci étant, on sent quand même les deux parties distinctes du spectacle. D’un côté, l’aspect journalistique, basé sur la fiction. De l’autre, l’aspect politique, entièrement constitué de verbatim. Le premier se tient bien, Thibault de Montalembert porte son personnage avec un bel aplomb, son duo avec Lison Daniel fonctionne tout à fait, les interventions d’Hélène Babu sont un régal. Je dois reconnaître que j’ai suivi ces échanges avec une vraie attention.

Mais le second est plus compliqué à faire exister théâtralement. Les rencontres journaliste/président sont d’abord projetées sur la porte du cabinet présidentiel – on les suppose filmées en direct juste derrière – avant d’être jouées réellement devant nous dans un second temps. Je comprends le besoin de dynamiser cette forme, compliquée à théâtraliser, mais les vidéos sont lourdes et l’effet est manqué. Cette grande porte qui sert de support aux projections a peut-être une autre fonction cachée : occuper un peu l’espace. Parce que finalement, compte tenu du propos du spectacle, avait-on véritablement besoin d’un si grand plateau ?

Le spectacle est finalement battu par ce qui fait sa force. C’est parce que nous avons tous entendu parler du livre, par les personnages qu’il met en scène, par ce qu’il a impliqué politiquement parlant, qu’il nous attire. Mais c’est aussi lui qui le contraint. Ce matériau ne semble pas avoir trouvé sa place. Trop honnête pour nuire à l’homme politique, mais pas non plus assez flamboyant pour donner un grand spectacle. François Hollande ne se lâche à aucun moment. L’enjeu de l’interview, les rapports de pouvoir qui pourraient s’instaurer entre les personnages au fil des discussions ne se ressentent pas vraiment. Peut-être la fiction aurait-elle été plus intéressante – mais alors on aurait perdu le côté marketing, et peut-être quelques producteurs au passage. Triste réalité du spectacle vivant.

C’est plutôt un bon travail, mais au bout du compte, quel intérêt ?

Le big spectacle de Melody Mourey

Critique de Big Mother, de Mélody Mourey, vu le 15 février 2023 au Théâtre des Béliers Parisiens
Avec Patrick Blandin, Pierre-Yves Bon, Ariane Brousse, Guillaume Ducreux, Marine Llado et Karina Marimon, mis en scène par Mélody Mourey

J’ai vu Les crapauds fous de Melody Mourey il y a quelques années. Il y avait déjà une patte, c’est indéniable. Aujourd’hui, le style s’est amélioré, affiné, affirmé, pour donner un spectacle juste complètement dingue, sorte de page turner théâtral. J’avais visé juste en me disant que le sujet abordé correspondant à merveille à l’énergie de la jeune metteuse en scène. On aurait envie de dire qu’on sent l’influence de Michalik, mais Melody Mourey semble s’en démarquer avec une narration plus intense, l’intuition que quelque chose restera en nous au sortir de ce spectacle. Qui est juste une bombe théâtrale.

Je dois reconnaître qu’à la vue du sujet, j’étais déjà emballée. Le big data, la surveillance numérique, la fausse gratuité du net sont des sujets qui me passionnent. Et on est complètement là dedans. Big Mother a des airs de Cambridge Analytica. Il y est question de jeux d’influence, d’élections politiques, de conflits d’intérêts et, évidemment, de business de données. Mais c’est avant tout un thriller haletant, alors autant ne pas trop en dévoiler.

C’est un spectacle qui commence à toute allure. J’ai l’impression de commence par une pure banalité. Et pourtant ce début n’a rien de banal. Cette puissance n’a rien de de banal. Cette énergie-là, ce coup de fouet qui nous emporte à la seconde où le rideau s’ouvre, c’est quelque chose qu’on ne voit pas tous les jours. Il ne suffit pas de courir partout sur un plateau en hurlant pour insuffler de l’énergie à un spectacle. Il faut parvenir à nous faire croire que l’urgence est sur le plateau, à cet instant-là, pour éclipser tout le reste en un millième de seconde. Il faut que ce soit simple. Une simplicité à couper le souffle, voilà ce que nous propose Melody Mourey dans ce Big Mother.

L’équipe réunie sur le plateau est absolument fascinante. Ils ne relâcheront pas la pression d’un millibar durant tout le spectacle. C’est un spectacle en hypertension. Mais tout n’est pas non plus qu’une histoire de technique. C’est un spectacle sérieux et intense qui s’autorise des pas de côté avec beaucoup de style. Qui balance des punchlines comme des bombes. Qui multiplie les ambiances, qui soigne sa scénographie, qui met en valeur ses personnages secondaires. Bref, de l’ultra-généreux d’ultra-qualité. Qui se hisse directement sur le podium de mes recommandations pour les mois – voire les années – à venir. Bravo.

Ce n’est pas Big Mother mais bien moi qui vous regarde et vous juge si vous manquez ce spectacle. Courez-y ! ♥ ♥ ♥

Françon is a God, oh !

Critique de En attendant Godot, de Beckett, vu le 8 février 2023 à la Scala Paris
Avec Éric Berger , Guillaume Lévêque, André Marcon, Gilles Privat et Antoine Heuillet, mis en scène par Alain Françon

Françon, toujours Françon. J’y reviens toujours. Comme si mon univers théâtral tournait un peu autour de lui. Ce Godot a un goût tout particulier pour moi, car j’ai découvert Beckett avec Françon, et Françon avec Beckett. C’était il y a plus de dix ans, et j’ai toujours en moi des bouts de cette soirée d’exception. Ce soir, il y a quelque chose de cette ambiance-là. C’est mon premier Godot, et je l’aborde avec toujours cette excitation folle qui précède la découverte d’un nouveau texte, la même qu’il y a dix ans. Une gamine, prête à attendre Godot, et à être éblouie.

C’est la tradition, donc je vais mettre deux mots sur la pièce, mais vraiment, on se sait : En attendant Godot est impossible à résumer. Il faut se figurer deux gars (et ils resteront des hommes tant que Beckett ne sera pas passé dans le domaine public, il l’a bien précisé et ses ayant droit veillent au grain) sur un plateau quasiment nu, avec un arbre et un rocher, qui font passer le temps en attendant Godot. Qui est Godot, on ne le saura jamais vraiment. Ils vont rencontrer deux autres gars à un moment, ça va leur faire passer un peu de temps aussi, alors ils sont contents. Ils attendent, et on attend avec eux.

Comme toujours, après avoir vu un spectacle de Françon, je me demande ce que je vais bien pouvoir écrire. Comme on se sent petit, après avoir assisté à un spectacle comme celui-là. Ça commence dès l’entrée dans la salle. Bouche bée devant le décor de Jacques Gabel. C’est d’une beauté sans nom, et ça s’impose comme une évidence. C’est d’ailleurs le sentiment que j’aurai durant tout le spectacle. L’impression de voir la pièce telle qu’elle a été pensée. C’est le seul metteur en scène qui me donne une telle sensation de vérité absolue. Je savoure cette chance.

C’est une impression récurrente chez Françon, mais qui m’a semblé avoir une tonalité toute particulière ce soir-là. La langue de Beckett est sans doute en cause : un dialogue pareil, il faut pouvoir le faire passer. Et justement, Françon le fait passer avec une facilité déconcertante. On se retrouve avec l’impression d’assister aux dialogues les plus clairs qu’on ait jamais entendu. Comme si ces échanges, pourtant absurdes et étranges à bien des égards, devenaient limpides. Comme si on était branché sur la traduction de la pensée de Beckett en temps réel. L’évidence, à nouveau.

Cette évidence découle aussi du merveilleux duo qu’il a su composer. André Marcon et Gilles Privat sont fascinants. Leur complicité habite leur plateau. Ils jouent, au-delà même de leurs personnages : ils jouent comme des enfants. C’est cette connexion entre eux, ce sentiment d’une compréhension absolue de l’un avec l’autre, qui rend cette attente aussi captivante. Ils font exister un monde au travers de leurs échanges. Ils arrivent à mettre de la légèreté dans cette attente sans rien lui ôter de son existence pesante, jouent à un rythme effréné sans jamais occulter la sensation de temps qui passe, font se côtoyer leur incroyable humanité avec la mort qui semble rôder autour. La vie est là, qui laisse aussi de la place à une dose de théâtralité assumée et réjouissante, dosée juste à point pour être vraiment savourée. Tout y est.

Mon premier Godot, donc. C’est bon, c’est fait, je ne l’attends plus. ♥ ♥ ♥