Mariage au bout de l’enfer

Critique du Mariage Forcé, de Molière, vu le 11 juin 2022 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
Avec Sylvia Bergé, Julie Sicard, Christian Hecq, Benjamin Lavernhe et Gaël Kamilindi, mis en scène par Louis Arène

J’ai découvert Louis Arene lorsqu’il était pensionnaire à la Comédie-Française. J’ai été tout de suite fascinée par sa conscience du corps au plateau, sa démarche de danseur, sa gestuelle habitée. Je ne crois pas l’avoir reçu sur scène depuis son départ, mais je continue de suivre son travail au sein du Munstrum Theatre. Dégoûtée d’avoir raté Le Chien, la nuit, et le couteau, qu’il avait monté en 2016, je m’étais un peu précipitée pour rattraper mon retard avec 40° sous zéro au Monfort l’année dernière. J’étais passée complètement à côté. Le Munstrum additionné à Copi, c’était peut-être trop pour moi d’un seul coup. Et j’avoue que même si Le Mariage forcé était un titre plus susceptible de me plaire, je n’étais pas complètement sereine en entrant dans la salle.

Sganarelle, déjà bien installé dans la cinquantaine, s’apprête à épouser la jeune et jolie Dorimène. Quelques heures avant le mariage, il est pris de doute : avec une telle union, ne risque-t-il pas de finir cocu ? Tous ceux à qui il demandera conseil ne feront qu’amplifier ses doutes – et son angoisse. Une conversation entre Dorimène et son amant finira de le convaincre entièrement : il doit annuler ce mariage. Il en parle donc au père de sa promise, qui ne l’entend pas de cette oreille et décide de faire intervenir son fils et ses arguments violemment persuasifs, forçant le pauvre Sgaranelle à se lier malgré tout à Dorimène.

A la base, donc, c’est une farce. Je ne connaissais pas celle-ci, mais j’ai d’excellents souvenirs d’enfants riant à n’en plus pouvoir devant d’autres pièces de Molière du même genre – Le Médecin Volant, La Jalousie du barbouillé… J’étais donc un peu étonnée – pour ne pas dire énervée – de découvrir que le spectacle était déconseillé aux moins de 15 ans. Avant que la pièce commence, je pestais déjà contre ces metteurs en scène qui font passer leurs lubies avant le texte qu’ils devraient servir. Bref, je n’étais pas franchement dans les meilleures dispositions. Et bien, croyez-le ou non, j’ai quand même été embarquée.

© Brigitte Enguérand

Evidemment, j’ai lutté un peu, au début. Les comédiennes distribués dans les rôles d’homme et vice-versa, les ajouts de texte, la gestuelle graveleuse, ça va deux minutes. Ma mauvaise tête aussi. J’aime trop me laisser emporter au théâtre pour tenir ma bouderie. Et même si je n’arrive toujours pas à savoir si j’aime ou non le style de Louis Arène, il faut bien reconnaître que devant pareille maîtrise, on ne peut que s’incliner bien bas.

On retrouve les éléments familiers du Munstrum : ces masques chauves qui font des visages si particuliers, ces costumes de peaux nues qui semblent faits de coussins, ce travail approfondi sur les corps. Mais je mentirai si je disais que ces éléments écrasent Molière. Ils concentrent la lumière sur le tragique du texte, sur sa noirceur, ils en tirent tout le terrible, et c’est fait avec un tel brio que c’en devient glaçant. On rit, mais pas du rire d’enfant qui se moque du malheur du protagoniste. On rit pour essayer de s’échapper de ce cauchemar.

Scéniquement, c’est un excellent travail, certes original mais totalement cohérent, et qui a un contrôle absolu sur la progression de la situation. Là où probablement la farce jouée de manière « classique » maintiendrait un rythme à peu près constant, on subit ici une montée en puissance qui nous écrase sur notre siège. Le tempo s’accélère progressivement jusqu’à s’emballer totalement lorsque le piège se referme sur Sganarelle – et sur les spectateurs. Le sentiment de pitié qui m’a saisie face aux misères de Sganarelle est totalement inattendu face à un texte que j’imaginais léger. Être ainsi impliquée émotionnellement devant une farce de Molière, je m’en souviendrai longtemps.

Il faut dire que les comédiens se révèlent de véritable virtuoses dans cet exercice. Moi qui soupirais d’abord en découvrant Julie Sicard sous les traits de Sganarelle, me voilà bouche bée. Sa composition, au-delà même de ce qu’elle demande d’énergie et d’implication physique, est tout bonnement étonnante. La lente descente aux enfers du personnage, qui se présente en conquérant au début du spectacle, se traduit dans le moindre mouvement qu’elle initie. Elle parvient à nous clouer sur place en extrayant toute la puissance pathétique de ce texte aux apparences pourtant falotes. Bravo, bravo, bravo. Mais ils sont tous formidables. Tous excellent dans ces rôles de silhouettes qui empruntent à la fois aux mimes, aux clowns et à la Commedia dell’arte. Mention spéciale à Christian Hecq et Benjamin Lavernhe, absolument délicieux en philosophes douteux.

Sur scène l’horreur prend progressivement toute la place mais Molière est toujours là, tapi dans l’ombre. Il rit. ♥ ♥ ♥

© Brigitte Enguérand

L’Avare tourne à vide

Critique de L’Avare, de Molière, vu le 20 avril 2022 à la Salle Richelieu de la Comédie-Française
Avec Alain Lenglet, Françoise Gillard, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Serge Bagdassarian, Nicolas Lormeau, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Elise Lhomeau, Clément Bresson, Adrien Simion, et Jérémy Berthoud de l’académie de la Comédie-Française, mis en scène par Lilo Baur

Un running gag. Voilà ce que m’évoque la Saison Molière de la Comédie-Française. Après avoir vu quatre spectacles célébrant le Patron, je me demande si je vais vraiment me rendre aux trois prochains que j’avais réservés. Molière ne m’a jamais paru aussi triste que lors de cet anniversaire. Et pourtant, cet Avare mis en scène par Lilo Baur avait de quoi me mettre l’eau à la bouche : Laurent Stocker en Harpagon, c’était quasi gagné pour la groupie que je suis. Hélas !

Harpagon a un vice qui régit toute sa vie : il est avare. Il ne voit tout qu’à travers le prisme de l’argent, tout ce qu’il entreprend étant par avance calculé, limitant les dépenses et accentuant les recettes : il veut marier sa fille à un vieillard qui ne demande pas de dot, et son fils à une veuve afin que ces mariages ne lui coûtent pas trop. Il semble aimer son argent plus que ses enfants, et a caché un trésor de dix mille écus dans une cassette qu’il a enterrée dans son jardin, devenant complètement parano à l’idée que quelqu’un ne la vole.

J’ai hésité à faire un papier tant ce spectacle me laisse froide. Il ne m’en restera pas grand chose, il ne m’a pas vraiment dérangée et me laisse une impression fade et déjà lointaine. La scène d’exposition, qui n’est pas des meilleures de Molière, donne le la à ce qui sera un spectacle que je qualifierai de suisse. C’est LENT. C’est étiré. C’est mou. Le tempo moliéresque est quasi-inexistant, rétabli de temps en temps par les interventions heureuses de Jean Chevalier, qui révèle à nouveau son grand talent comique, ou Laurent Stocker, mais cela ne suffit pas. Le choix de Lilo Baur de faire d’Harpagon un banquier suisse est à la limite du contresens : là où le personnage affirme limiter toute dépense, vivant avec le strict nécessaire, le voilà habitant une grande maison donnant sur les montagnes suisses, jouant au golf, multipliant les signes extérieurs de richesses…

Je n’avais rien lu sur le spectacle mais j’avais vu passer quelques retours, évoquant pour certains un show Stocker. Compte tenu des premiers spectacle de la Saison Anniversaire, je ne m’attendais pas forcément à être convaincue par Molière, mais un show Stocker avait des chances de me faire passer une bonne soirée malgré tout. Mais même le show n’y est pas. Laurent Stocker – évidemment très bon, son talent n’est pas en cause – est quand même en-dessous de ce qu’on pourrait attendre de lui, se contentant de ce qu’il sait faire, « hecquisant » son avare sans vraiment le magnifier. La scène de la cassette, dont j’entends encore les échos de la mise en scène de Catherine Hiegel il y a plus de dix ans, perd ici sa substantifique moelle en jouant non pas avec le public mais avec les personnages en scène alors même que le texte appelle à un jeu avec les spectateurs (« Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. […] N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire« ). Encore une fois, sous prétexte de vouloir se démarquer, on perd le rythme, on perd le rire, on perd Molière.

On en vient à espérer que la Comédie-Française n’ait pas prévu une saison anniversaire pour la mort de Molière… l’année prochaine.

© Brigitte Enguérand

Juan sans Dieu

Critique de Dom Juan, de Molière, vu le 9 février 2022 au Vieux-Colombier
Avec Alexandre Pavloff, Stéphane Varupenne, Jennifer Decker, Laurent Lafitte, Adrien Simion, mis en scène par Emmanuel Daumas

Cela fait plusieurs fois que je retrouve le travail d’Emmanuel Daumas à la Comédie-Française. D’abord avec son Candide puis plus récemment avec son Heureux stratagème, tous deux bons souvenirs de théâtre. De quoi me mettre en confiance pour ce Dom Juan qui s’installe au Vieux-Colombier dans le cadre de la saison Molière fêtant les 400 ans du Patron. Une confiance toute relative puisque ce Dom Juan pour seulement cinq artistes m’inquiète un peu, surtout après le Tartuffe pétri de contresens de Van Hove : aurait-il donné le ton de cette saison ? Rien ne serait donc épargné à celui qui est pourtant célébré en sa Maison ? Difficile à dire.

Lorsque je résume Dom Juan, d’habitude, je parle de cet homme qui se joue du Ciel et des femmes, comme de tous ceux qui l’entourent. J’évoque ses méfaits, sa noirceur, son absence totale de scrupule. Il ne me semble pas juste de résumer ainsi la pièce aujourd’hui, car tel ne semble pas être le parti que prend Emmanuel Daumas. Il s’agit plutôt d’un homme léger, qui certes multiplie les conquêtes mais de manière presque naïve, prenant les femmes comme elles viennent, sans chercher beaucoup plus loin.

C’est étrange, mais on ne prête pas à ce Don Juan de mauvaises intentions. On ne va pas jusqu’à tout lui pardonner, mais enfin il semble faire du mal presque malgré lui. Il s’amuse, semble se lasser vite, et c’est ainsi que, blasé, il passe à la conquête suivante. Le Ciel, dont il se joue ordinairement, devient ici presque secondaire. Il ne le défie pas, ce n’est simplement pas un sujet pour lui. Bref, c’est un Don Juan un peu superficiel et c’est assez déroutant dans un premier temps – déroutant, mais pas inintéressant, surtout grâce au talent de Laurent Lafitte qui fait exister ce Don Juan aux contours pâles. Charmeur mais pas gouailleur, beau dans sa sobriété, fin sans non plus être brillant, il parvient à joliment mettre en valeur ce « Don Juan normal » qu’il compose. Etonnamment, le duo qu’il compose avec son Sganarelle, interprété par un Stéphane Varupenne de haut niveau, évoque deux clowns complices alors qu’on les connaît d’ordinaire antithétiques. C’est surprenant dans un premier temps, mais il faut bien reconnaître que la paire fonctionne vraiment bien.

Ce qui est peut-être plus décontenançant encore, c’est ce qui entoure notre duo maître et valet. Aussi inattendus soient nos deux clowns, ils parviennent à nous saisir et à donner vie à leurs personnages ; c’est moins le cas de ceux qui gravitent autour d’eux. C’est comme si le metteur en scène s’était désintéressé de ce qui n’était pas le duo principal. Il ne semble pas avoir de vision sur ces autres personnages, passe à côté de quelques scènes géniales comme celle des paysans, use d’artifices théâtraux comme pour détourner l’attention du texte.

Il multiplie et mélange les styles, n’hésitant pas à utiliser le travestissement, faisant parfois appel au cartoon, ou tirant le trait jusqu’à évoquer la farce, pour un rendu final assez flou. Alexandre Pavloff, Jennifer Decker, et Adrien Simion, dont le talent n’est pas en cause, deviennent des pantins au service d’une histoire dont l’enjeu nous échappe. C’est dommage, parce certaines idées prises individuellement fonctionnaient bien, comme cette première scène très explicite de la relation Don Juan-Elvire, ou encore ce ring autour duquel tournent les personnages qui donne vraiment une impression de voyage et d’avancée dans l’histoire. C’était simple et efficace, mais ça manque de s’inscrire dans une vision globale de la pièce.

Don Juan perd de sa superbe dans cette version édulcorée. ♥

© Christophe Raynaud de Lage

Et Tartuffe ?

Critique du Tartuffe, reconstruction d’après Molière, vu le 15 janvier 2022 à la Comédie-Française
Avec Claude Mathieu, Denis Podalydès, Loïc Corbery, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Julien Frison, Marina Hands et les comédiennes et comédiens de l’Académie de la Comédie-Française Vianney Arcel, Robin Azéma, Jérémy Berthoud, Héloïse Cholley, Fanny Jouffroy, et Emma Laristan

Joyeux anniversaire Molière ! Pour fêter les 400 ans du plus connu des dramaturges français, les mises en scène de ses spectacles se multiplient depuis septembre dernier. C’est le moment de montrer que Molière n’a pas pris une ride ou au contraire de lui enlever toute cette poussière qu’il a sur le dos, et c’est surtout le moment pour certains de montrer leur vision novatrice et transgressive de ces pièces dont on pensait avoir tout tiré et qui pour Ivo Van Hove, par exemple, ne semblent pas avoir jusque-là révélé leurs secrets les plus intimes. On aurait sans doute préféré plus bel anniversaire pour le Patron, mais bon, après des siècles de visions plus ou moins extravagantes de ses pièces, il doit avoir l’habitude, et on ne doute pas que notre cher Molière s’en remettra ! Moi, par contre, c’est pas dit.

Pour l’occasion, ce n’est pas l’habituelle version de Tartuffe en cinq actes qui nous est présentée, mais une réécriture de ce qu’aurait pu être la première version de Tartuffe, en trois actes, interdite dès sa sortie – réécriture permise grâce à une technique de « génétique littéraire » mise au point par le spécialiste des études théâtrales du XVIIe siècle, Georges Forestier. Ce n’est donc pas « la pièce originale » comme on l’a beaucoup lu, mais bien une reconstruction hypothétique de ce qu’elle aurait pu être. L’ambition était louable, le résultat un peu décevant, la pièce révélant quelques défauts de construction dommageables pour sa compréhension – heureusement, elle reste semblable par bien des aspects aux actes I, III et IV du Tartuffe que l’on connaît bien, et on peut s’y raccrocher si jamais on se perd un peu trop. De toute façon, dans ce spectacle, ce n’est pas la seule chose qui cloche, loin de là.

On va tout de suite mettre les choses au clair. En terme de spectacle, on y est totalement. La scène d’ouverture est une grande réussite visuelle, avec cette narration imagée qui nous raconte la rencontre entre Tartuffe et Orgon, les soins que ce dernier prodigue à notre faux dévot, et sa quasi-adulation pour lui. Cette scène donne le ton du spectacle : ce qui compte, c’est l’image, c’est la musique, et c’est Van Hove. Mais de Molière, dans ce show, il ne reste rien.

Ce qui me laisse songeuse, c’est cette impression que le metteur en scène avait des idées de rapports entre personnages, de thèmes à aborder, de représentation scénique avant même de choisir un texte, et qu’il a vainement tenté de caler ce désir sur Tartuffe. Le voilà donc qui fait joujou avec Molière, recréant dans la famille d’Orgon la décadence qui régnait dans celle des Damnés, calquant un modèle déjà éprouvé sur une pièce qui n’en a pas vraiment besoin. Et c’est là que le bât blesse. Ce n’est pas le premier spectacle de Van Hove que je vois et, sans être non plus une habituée de ses trucs de mise en scène, je peux faire la part des choses entre l’artifice et le fond réel de la proposition. Et là, j’ai vraiment essayé. La scène d’ouverture, longue, où l’on présente Tartuffe comme un SDF, permettant à Christophe Montenez (le dit Tartuffe) de se retrouver nu au bout de seulement quelques minutes, aurait pourtant pu me mettre la puce à l’oreille. Et ce n’est pas ça qui m’a gênée, finalement. Ce qui m’a gênée, c’est Molière piétiné, c’est le contresens érigé en principe, c’est la suprématie totale du metteur en scène sur le texte qu’il prétend monter.

© Jan Versveyweld

Pas besoin d’avoir un doctorat sur Molière pour se rendre compte qu’il y a un problème. Rapidement, on se retrouve totalement dépassé par ce qui se déroule sur scène. Il faut se figurer un texte, qui est celui qu’on connaît en partie – ne conservant que les actes I, III et IV avec quelques changements ici ou là – qui dit une chose, et des comédiens qui jouent l’inverse. Et ça, rien à faire, au théâtre, ça ne fonctionne pas. Vous avez beau avec la meilleure troupe du monde devant les yeux, ça va forcément entraîner des problèmes de compréhension. C’est juste logique.

Je peux comprendre qu’on soit lassé par ces scènes où Elmire repousse Tartuffe. Mais si c’est ce qu’on joue depuis 400 ans, c’est parce que c’est limpide dans le texte. Je peux comprendre qu’on soit blasé devant Orgon se cachant sous la table, écoutant Tartuffe faire la cour à sa femme Elmire, je peux comprendre qu’on ne rit plus lorsqu’elle tousse afin qu’il intervienne avant que celui-ci ne la viole, je peux comprendre que ces mécaniques de théâtre classiques puissent déplaire. Mais je ne peux pas comprendre comment en rend Elmire consentante dans son jeu tout en la faisant repousser textuellement Tartuffe. On pourrait prétexter l’ambivalence féminine si cela ne se produisait qu’une fois – belle vision de la femme au passage – mais c’est un discours qu’Elmire tient tout au long du spectacle. Cela crée des scènes totalement absurdes, incohérentes, mais qui ne vont pas non plus chercher du côté de l’humour. C’est fait avec beaucoup de sérieux, et ça donne un spectacle qui se veut transgressif de manière totalement gratuite, sans s’appuyer sur rien, sans transmettre grand chose, sans aller nulle part. Le rire, Van Hove va le chercher grâce à des petits commentaires, comme des surtitres qui accompagnent le début des scènes. Au cas où Molière ne fonctionne pas, au moins, on reliera ce qui se passe sur scène à ces petites annotations.

En bref, ça valait vraiment le coup de proposer une version inédite si c’est pour qu’on ne l’entende ni ne la comprenne ! Du côté des comédiens, difficile d’émettre une critique sur des propositions qui vont constamment contre le texte. Ceux qu’on retient sont ceux dont l’interprétation reste cohérente avec le texte, et donc lisibles pour les simples d’esprit comme moi – tant qu’on y est, on aurait pu aussi imaginer que Dorine souhaite coucher avec Tartuffe ou que Madame Pernelle soit l’amante cachée de Damis. Estimons-nous heureux donc de pouvoir saluer le jeu de Dominique Blanc et Claude Mathieu, toujours très justes, ouvrant de petites aérations moliéresques dans cet ensemble van hovien. Saluons écalement Denis Podalydès qui tire complètement son épingle du jeu en interprétant un Orgon somme toute assez classique, mais complètement magistral. Comme quoi, il ne faut pas oublier qu’on peut être époustouflant tout en restant conventionnel.

Van Hove trahissant Molière le jour de son hommage à la Comédie-Française, c’est peut-être là que réside la plus belle tartufferie de ce spectacle.

© Jan Versveyweld

Au Français, les écrans font écran

Critique des Démons, d’après Dostoïevski, vus le 20 septembre 2021 à la Salle Richelieu de la Comédie-Française
Avec Alexandre Pavloff, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Jennifer Decker, Clément Bresson, Claïna Clavaron et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française Vianney Arcel, Robin Azéma, Jérémy Berthoud, Héloïse Cholley, Fanny Jouffroy, Emma Laristan, dans une mise en scène de Guy Cassiers

J’essaie de mieux choisir mes sorties à la Comédie-Française : j’avais trop tendance à réserver tous les spectacles de la saison et à réfléchir après à ce qui pourrait vraiment me plaire. Maintenant je me renseigne un peu, sur la distribution, sur le texte, sur le style de mise en scène, afin d’éviter les déconvenues. Sur Les Démons, je ne saurais trop dire ce qui m’a convaincue : je suis encore probablement trop sensible aux pièces réunissant une grande partie de la troupe au plateau et j’ai pris mes places sur ce seul critère. Si je ne regrette pas d’avoir découvert le spectacle, je reste quand même très circonspecte sur ce que j’ai vu.

Je serai bien en peine de vous résumer la pièce. Je me vois obligée d’adopter une vision un peu binaire : quelque part en Russie, les anciens s’opposent aux jeunes qui veulent un peu tout faire sauter. Enfin c’est surtout Piotr, incarné par Jérémy Lopez, qui mène la danse. Conscient de l’influence que son ami Nikolaï (Christophe Montenez) exerce sur tout le monde, il souhaite l’utiliser pour en faire le leader de son parti et rassembler autour de sa figure. Et à partir de là je crois que j’ai vraiment perdu le fil.

D’abord, le souffle coupé. Le dispositif proposé par Guy Cassiers et d’une beauté renversante. La scénographie est absolument sublime, costumes et les décors se mettant tous deux au service de notre histoire. Les costumes évoquent la dualité des générations avec leur forme marquant clairement le 19e siècle et leur style fricotant davantage avec la modernité. Les décors suivent la même idée avec au plateau des propositions assez classiques surplombées par des écrans, dont, il faut bien le reconnaître, même la mise en place au début du spectacle a quelque chose d’assez gracieux.

Et c’est là que le bât blesse. Il faut se figurer trois écrans assez imposant, disposés au-dessus des décors, transmettant en direct ce qui se passe sur scène. Jusqu’ici, tout va bien, on commence même à savoir bien gérer la dualité écran/vivant au théâtre. Mais ce qui est nouveau, en tout cas pour moi, c’est la disposition des caméras : elles sont positionnées de manière à ce que lorsque deux personnages semblent se regarder à travers l’écran, ils se tournent le dos sur scène. Et cela va même plus loin : pour que ce qui se déroule à l’écran soit le plus réaliste possible, et comme les comédiens sont tous éloignés sur scène, certains jeunes comédiens de l’Académie de la Comédie-Française jouent les « doublures mains » afin de maintenir l’illusion de proximité sur les écrans : ainsi les personnages peuvent se toucher virtuellement.

© Christophe Raynaud de Lage

Esthétiquement, il faut dire que c’est vraiment réussi. Scéniquement, c’est déroutant mais cela reste tout de même assez intéressant. Mais, pour moi, théâtralement, ça ne fonctionne pas. Je pense avoir à peu près saisi la théorie derrière le dispositif : le monde des anciens et ses illusions est représenté sur les écrans et se délite à mesure que la jeune génération s’imposera. Le dispositif de départ évolue et se transforme en suivant ce schéma, proposant une nouvelle utilisation des écrans. La fin, que je ne comprends fondamentalement pas, a quand même quelque chose de fascinant visuellement. Sur le papier, je dois reconnaître que c’est brillant. Mais sur scène, c’est autre chose.

Car les comédiens ne se regardent pas ! Ils n’interagissent pas, ne se répondent pas, ne se voient même pas. S’ils parviennent à donner le change sur les écrans, car cette troupe ne cesse de nous étonner, pour un rendu absolument parfait, il faut quand même souligner que quelque chose est absent en scène. Le texte n’est déjà pas franchement simple, je doute de l’intérêt d’y ajouter une scénographie aussi complexe. On se perd, on reste à côté, hors jeu. On ne sent pas la révolution ni la violence qui devraient pourtant être sous-jacente. Et on finit par s’ennuyer un peu.

Pour moi, le spectacle connaît une fulgurance lorsque les écrans tombent et que les comédiens se regardent enfin pour la première fois. Je suis triste d’être aussi vieux jeu mais le changement est palpable : soudain quelque chose passe, quelque chose se passe… On rit même un peu – on aurait probablement ri davantage si on n’était pas complètement paumé dans l’histoire à ce moment-là de la pièce…

Le mieux est l’ennemi du bien.

© Christophe Raynaud de Lage

Un Bourgeois Hecq(go)centrique

Critique du Bourgeois gentilhomme, de Molière, mis en scène par Valérie Lesort et Christian Hecq, par Complice de MDT
Avec V. Vella, S. Bergé, F. Gillard, L. Stocker, G. Gallienne, Ch. Hecq, N. Lormeau, C Hervieu-Léger, G. Kamilindi, Y Gasiorowski, J. Chevalier, G. Martineau, comédiens de l’académie de la Comédie-Française et musiciens. Vu le 18 juin 2021.

Ne boudons pas notre plaisir : on passe avec ce Molière une bonne soirée. La première s’est achevée sur une standing ovation, et les rires ont ponctué la représentation. Néanmoins, ce Bourgeois ne m’a pas ravie autant que celui monté par Catherine Hiegel avec François Morel naguère. Cela tient à un parti esthétique très net, qui modifie un peu les équilibres internes de la pièce ; elle est bonne fille, et s’en arrange, et le rire peut aller son train, mais moins constamment que ce pourrait être le cas.

Les rires viennent immanquablement de Christian Hecq, de sa science du rythme et de la mimique. En grand acteur burlesque, il met de la profondeur dans la bêtise du personnage. Son jeu parvient à concilier outrance, stylisation et humanité : les mimiques traduisent toujours un sentiment, vanité comblée, désir, frustration, fierté, revanche. Il est même pitoyable à la fin, donnant à M. Jourdain plusieurs couleurs.

Mais le décor, lui, n’en a pas : on est transporté dans une sorte de forteresse (image de l’univers mental du personnage ?) du noir le plus profond, au moins jusqu’au repas et à la turquerie. Et autour de Ch. Hecq rutilant dans ses costumes farfelus, les autres personnages, sauf Dorante et Dorimène, sont en noir. Livrée noire des valets, habits de quaker pour Covielle (Laurent Stocker, sous-employé), Nicole, Lucile (la toute nouvelle Géraldine Martineau, étrangement vêtue et coiffée, avec des coques style princesse Leia, mais bleues…), et même son amoureux Cléonte. Mme Jourdain, l’impériale Sylvia Bergé, est un mixte de reine de Blanche-Neige et de famille Adams. Itou pour les maîtres à danser, de musique, de philosophie (génial Guillaume Gallienne), etc. : tous en noir, comme le décor.

© Christophe Raynaud de Lage

Pour le décor, Ch. Hecq s’en explique dans la bible : il faut que, pour les effets qui ajoutent de la féérie au spectacle, on ne voie pas les manipulateurs de marionnettes. Mais il y a peu de manipulations de cet ordre finalement, apportant à deux reprises une note de poésie qui n’est pas filée. Pourquoi appliquer aussi le noir général aux costumes ? Cela ne permet pas aux deux couples parallèles des valets et des jeunes maîtres d’exister, de se détacher du décor. Ils devraient apporter une bouffée d’air frais dans la monomanie étouffante du Bourgeois mais ils sont intégrés dans cette imagerie gothique, et leur scène de malentendu amoureux, censément comique, si drôle dans la mise en scène de Hiegel, est ici bien triste et longuette.

La stylisation absolue et le goût du gag propres au couple Lesort/Hecq, leurs références propres, entrent parfois en contradiction avec le texte même. Ils jouent beaucoup des contrastes de taille et d’une imagerie décalée : mais si Mme Jourdain fait deux fois la taille de son mari et a des airs de vraie domina, comment peut-il régner en maître et dilapider l’argent du ménage ? De même, le choix de costumes quasi de science-fiction pour M. Jourdain a conduit à couper le texte de Molière, dans la scène du maître-tailleur. L’imaginaire de Valérie Lesort et de Christian Hecq s’impose, la pièce tend à devenir une matière à propositions visuelles.

Bon, pourquoi pas ? Le Bourgeois gentilhomme n’étant pas la pièce la plus ambitieuse ni la mieux construite de Molière, et vu le plaisir qu’on a eu à retrouver Richelieu et nos bien-aimés comédiens, on ne va pas faire son puriste plus longtemps ! Allez-y ! D’autant que le spectacle a dû évoluer, depuis la première.

Hecq a taillé la pièce à sa (dé)mesure. ♥ ♥

© Christophe Raynaud de Lage

A la recherche d’un auteur non lu

Critique du Côté de Guermantes, d’après Marcel Proust, vu le 30 septembre 2020 au Théâtre Marigny (par la Troupe de la Comédie-Française)
Avec Claude Mathieu, Anne Kessler, Éric Génovèse, Florence Viala, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Laurent Lafitte, Rebecca Marder Rachel, Dominique Blanc, Yoann Gasiorowski, et les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française Aksel Carrez, Mickaël Pelissier, Camille Seitz, Nicolas Verdier, et Romain Gonzalez

J’avais hâte, infiniment hâte de retrouver la Troupe de la Comédie-Française après cette trop longue pause – bien qu’ils nous aient évidemment régalé avec La Comédie continue ! tout au long du confinement. J’étais heureuse aussi de retrouver le travail d’Honoré qui m’attire et m’intrigue mais m’avait laissée de côté dans le spectacle qu’il avait créé à l’Odéon il y a 1 an et demi. Ce soir le schéma s’est reproduit. Comme la dernière fois que j’ai voulu voir un Christophe Honoré, je ne me suis pas sentie conviée à la fête. Je n’ai pas connu les années Sida et n’ai pas lu les auteurs à qui il rendait la vie dans Les Idoles. Brisons un autre tabou dès maintenant. Je n’ai pas lu Proust. Et je n’ai pas su apprécier le spectacle. Ma complice de toujours, elle, qui était bien au fait, a passé une excellente soirée.

Comme j’aime nos échanges après les spectacles que nous voyons et qu’ils sont rarement en désaccord, j’ai voulu vous faire profiter des deux points de vue. D’un côté, le mien, novice totale dans le monde Proustien, persuadée que Palamède de Charlus était un compte Twitter et ne connaissant de La Recherche qu’une vague histoire de Madeleine. De l’autre, ma complice, agrégée de lettres classiques et ayant savouré à de nombreuses reprises la plume de Proust qu’elle place pas loin de son podium des auteurs français – elle ne comprend d’ailleurs pas pourquoi, ayant tenté à plusieurs reprises cette lecture, l’œuvre m’est tombée des mains. Ses commentaires à mes réflexions seront proposés en mauve dans le texte.

Résumer le spectacle me semble une épreuve difficile. On suit Marcel, le narrateur, dans ses pensées et ses fréquentations mondaines qu’il multiplie au fil de la pièce, désireux de fréquenter le salon de l’hôtel de Guermantes où il a emménagé quelques temps plus tôt. On y croise donc les mêmes personnages que lui, la Duchesse de Guermantes qu’il a complètement fantasmée, son mari Basin, homme on ne peut plus mondain, et autres Comtesses et Princesses habituées de ces lieux. Et petit à petit, si j’ai bien compris, on devrait un peu désillusionner.

Honoré a taillé une petite carotte dans La Recherche : le salon Guermantes, ses membres parfois hauts en couleur, ses mondanités, ses conversations littéraires, sa vacuité, son antisémitisme – l’affaire Dreyfus est dans toutes les conversations. Marcel est effacé, il écoute, passe de l’un à l’autre. Sa grand-mère agonise et meurt (Claude Mathieu, sur écran), contrepoint cru et violent au monde Guermantes (le seul, avec la relation orageuse Saint-Loup/Rachel).

© Jean-Louis Fernandez

J’ai compris assez vite que ça allait être compliqué. Plutôt séduite visuellement par le début du spectacle, mon intérêt a été mis à rude épreuve des l’une des premières scènes du spectacle sur l’art militaire. Je sentais que la langue me faisait de l’œil mais je sentais aussi à quel point j’étais loin de ce qu’il se passait sur scène. Impossible d’écouter, impossible d’accrocher, impossible d’apprécier. J’ai donc pris mon mal en patience et mis dans un premier temps cette scène de côté, désirant me raccrocher à l’intrigue principale et le souhait de Marcel de se rapprocher de Guermantes. Apres tout, ce n’était que ma première désillusion.

Moi, c’est vrai que j’ai passé une très bonne soirée, après un début difficile : Stéphane Varupenne (Marcel) chante Cat Stevens, il est un peu sur le fil… La deuxième scène, plateau plongé dans l’obscurité avec un seul brasero, voit Saint-Loup (Sébastien Pouderoux) débiter une longue tirade sur la beauté abstraite de la stratégie militaire. Christophe Honoré ne nous ménage pas… Mais dès la présentation de Marcel aux Guermantes, ça a pris, je n’avais plus besoin de « m’accrocher », j’étais dedans. L’immense plateau de l’éblouissant théâtre Marigny évoque le hall sompteux d’un splendide haussmannien, ou d’un palace, mais il est surtout ouvert à la circulation très fluide des acteurs, entre lesquels un perchiste se déplace avec son micro, apportant aux voix des reliefs différents, ce qui donne au spectateur l’impression d’être comme Marcel, plongé dans un milieu dont il saisit des bribes. Les scènes de groupe donnent une impression de naturel qui est le comble de l’art. Très impressionnnant – je n’avais jamais vu auparavant de mise en scène d’Honoré.

En fait on ne peut pas vraiment parler d’intrigue. Le roman tel que je me l’imagine est un tel fleuve que l’adapter est impossible. Ce sont donc des bribes, comme des photos, des instantanés qui nous sont proposés. Mais pour apprécier une photo c’est toujours mieux de connaître le contexte et qu’est ce qu’il m’a manqué ! S’il m’était difficile de comprendre les situations, les enjeux, les relations entre les personnages, la tache ne m’a pas vraiment été simplifiée par la langue employée dans le spectacle. Figurez-vous perdu dans un univers inconnu, entouré de personnages étrangers qui parlent un langage que vous ne comprenez pas ! Oui, vous voyez bien de quoi je parle, la langue de Proust, celle qui a déjà découragé plus d’un lecteur enhardi. Si je laissais parler mes vieux démons, je lâcherai cette phrase : « Ce n’est pas du théâtre ! » Aujourd’hui, j’espère avoir un peu grandi, et je dirai simplement que c’est une langue que je comprendrais bien mieux écrite que parlée, et que je ne peux digérer sans l’avoir mâchée un peu au préalable. Elle m’a titillé l’oreille et ma donne envie d’essayer encore le roman, mais mon cerveau y est resté bien imperméable. Je ne connectais pas.

C’est évident : comme c’est impossible d’adapter La Recherche (Honoré le dit dans la bible), il a pris le parti d’évoquer des personnages, comme des ombres venues du monde des morts. Mais ces personnages ne peuvent être reconnus que quand on les a déjà rencontrés : malgré tout le talent d’Éric Genovèse, qui n’a pas lu le roman ne peut pas saisir grand-chose du personnage de Legrandin, par exemple. Même chose pour Françoise (Julie Sicard, qui n’a que quelques répliques), pour Bloch (Yohan Gasiorowski). Et la scène culte de l’annonce par Swann de sa mort manque tellement d’arrière-plan, (Swann, Loïc Corbery, surgissant de nulle part à la fin du spectacle) que l’émotion ne s’installe pas vraiment, même pour les « proustiens ».

Évidemment les comédiens sont formidables et je n’ai rien à leur reprocher. Leurs compositions m’ont aidée à mieux cerner les personnages et je les en remercie : la futilité de Basin est merveilleusement interprété par Laurent Lafitte, Serge Bagdassarian est un Palamède de Charlus absolument divin en grande drama queen, les minauderies de de la Comtesse de Marsantes sont délicieusement insupportables quand ils prennent les traits d’Anne Kessler.  Les morceaux de bravoure laissés à chaque personnage nous permettent aussi un tête à tête bienvenu pour mieux les saisir. Mais, pour moi, c’est comme saisir le rien. Les personnages sont si bien dessinés, la direction d’acteur est telle que c’est comme si je humais leur odeur mais que je ne pouvais ni goûter leur saveur, ni voir leur couleur, ni entendre leur musique. Avec un seul sens pour les comprendre, autant vous dire que j’évolue quasiment à l’aveugle dans l’histoire, les relations qui les relient et les personnalités de chacun. On ne me laisse pas le temps de comprendre qui ils sont. Mais comprendre n’est probablement pas la préoccupation du metteur en scène.

Les acteurs sont à leur meilleur (avec une réserve sur Pouderoux, toujours un peu fade). La dimension satirique et comique de Proust est bien présente. La salle rit à ces moments-là. Laurent Laffitte n’est jamais meilleur que dans ce genre de personnages médiocres et contents d’eux, Serge Bagdassarian est absolument grandiose, Florence Viala en dinde à tête couronnée est parfaite, Gilles David un Norpois idéal. Elsa Lepoivre rayonne (presque trop !) en duchesse de Guermantes, on comprend la fascination de Marcel ; l’actrice la rend touchante : elle cherche une authenticité, elle fait passer une insatisfaction. On aimerait que cette espèce de chagrin soit plus marqué, on aimerait de façon générale que ce monde-là soit un peu plus âpre, que le brillant sente davantage le toc. Cela viendra peut-être au fil des représentations.

© Jean-Louis Fernandez

Je ne sais pas si Christophe Honoré a pensé à nous, les non initiés. J’ai mis plusieurs scènes à comprendre que Basin était l’époux de la Duchesse de Guermantes. J’étais perdue. Je m’accrochais à la musique. Aux ambiances. Heureusement Honoré ne s’est pas attaché uniquement au texte. Il nous a laissé quelques autres portes d’entrées pour saisir ce qui nous est montré. Ainsi la scénographie nous montre-t-elle la Duchesse de Guermantes sous deux lumières bien différentes, prolongement certain de la pensée de Marcel que je n’ai pu saisir. Ainsi les costumes appuient-ils certains traits des personnages, soulignent leurs lubies, leur désir d’apparence. Ainsi la musique, sa tonalité, sa cadence me permet-elle de percevoir les changements de rythme, les avancées, les interrogations du personnage. C’est déjà ça, mais c’est encore trop peu.

Honoré installe, par les inserts musicaux et certains costumes, une atmosphère année 70, un peu Loulou de La Falaise, années Palace, mais c’est peut-être déjà une référence trop pointue ; je ne suis pas sûre que cela puisse rapprocher l’histoire des spectateurs les plus jeunes. Mais cela rend au moins le spectacle plus agréable pour eux.

J’écris ce papier sans animosité quelconque. Je sais que j’ai déjà pu être plus agressive par le passé et j’espère n’avoir pas donné cette impression à travers ce papier. Je ne suis ni énervée, ni vraiment critique. Je suis plutôt frustrée voire même vexée de n’avoir pas été de la fête. Si j’avais voulu être démagogique, j’aurais reproché à Honoré de ne s’adresser qu’à une élite dans un Théâtre chargée d’une mission de service public. Mais je veux être honnête, et sa proposition, si elle risque d’en laisser beaucoup sur le côté, n’en est pas snob pour autant. Son spectacle est fait avec une telle simplicité, un tel amour de la langue, une telle direction d’acteurs que je ne peux que m’incliner et m’en retourner déçue. Et me dire que moi aussi, je lirai Proust. 

C’est un spectacle, qui malgré tout, choisit son public, divise la salle en deux groupes : ceux qui connaissent déjà l’univers de La Recherche et ceux qui le découvrent à la fois superficiel et opaque. Un peu snob donc, le plaisir que j’y prends : le plaisir de sentir remonter en soi tout un pan du roman à partir d’une réplique, d’une mimique. La satisfaction « d’en être ». Ce plaisir, je ne l’ai pas boudé, mais il est un peu impur. Est-ce cela que visait Honoré ? ♥ ♥ ♥

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Un Massacre qui porte bien son nom

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Critique de Massacre, de Lluïsa Cunillé, vu le 26 janvier 2020 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
Avec Sylvia Bergé, Clotilde de Bayser, et Nâzim Boudjenah / Miglen Mirtchev, dans une mise en scène de Tommy Milliot

Je n’avais rien lu, rien vu. Je ne savais rien du spectacle présenté au Studio-Théâtre. Un vague rappel de la présentation de saison de Ruf, rien qui m’avait fait vibrer mais si j’avais pris mes places c’est bien qu’il y avait une raison. J’aurais dû me douter. Autrice inconnue de moi, metteur en scène inconnu de moi – ce n’est pas une raison suffisante mais parfois cela doit mettre la puce à l’oreille. Il faut que j’arrête de prendre tous les spectacles de la saison sous prétexte qu’on est au Français, car, apparemment, ça ne suffit plus.

La pièce se déroule dans un hôtel, quelque part dans un trou paumé, à quelques kilomètres du village le plus proche, dans les montagnes. Une cliente et la tenante du lieu se font face, elles discutent, elles sont seules dans l’hôtel. La directrice souhaiterait fermer l’hôtel mais la cliente insiste pour rester. Un soir, un homme débarque, il dit avoir percuté un cerf sur la route, et tout bascule.

J’écris cet article parce que j’aurais aimé que quelqu’un me prévienne de ne pas perdre mon temps. Le temps est un bien précieux. Je n’ai pas grand chose à dire sur ce spectacle, mis à part qu’il a provoqué en moi un ennui profond. En moi, et en quelques-uns de mes voisins. Les scènes initiales sont d’une longueur infini. Les dialogues entre la tenante de l’hôtel et la cliente posent des jalons qui ne serviront jamais par la suite – le fait que des maisons soient inhabitées dans le village, le fait que la cliente soit séparée de son mari, le fait que l’hôtel soit vide. On parle pour ne rien dire, on n’a pas de situation de départ, on ne va nulle part.

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Alors je comprends un peu l’idée. Le suspens, le thriller, tout ça. Mais ça n’a pas du tout fonctionné sur moi. J’ai éprouvé un profond désintérêt pour ce qui se déroulait devant mes yeux, attendant le massacre annoncé par le titre, et observant la fameuse scène sans la moindre émotion. Cette scène unique se suffit quasiment à elle-même, les scènes qui l’entourent en sont presque totalement décorrélées.

Au sortir du spectacle, je me décide à lire le programme de salle pour mieux comprendre le pourquoi du comment. Qu’est-ce qui a conduit à programmer cette pièce ? Alors si je suis parfaitement d’accord avec la première partie du résumé, j’hallucine devant la seconde. « Massacre (dont le titre original est Occisió) met en scène deux femmes, D et H, qui se voient contraintes de cohabiter dans un hôtel pendant une semaine. D est la propriétaire de cet établissement perdu dans les montagnes, à plusieurs kilomètres du premier village habité. Par manque d’affluence, l’hôtel est sur le point de fermer définitivement. H est la dernière cliente. Elle a réservé une chambre et compte bien y rester. » Jusque-là, on est d’accord. « D a beau insister pour qu’elle quitte les lieux, H refuse comme s’il en allait d’une nécessité presque existentielle. » Déjà, là, ça se gâte : personnellement je n’ai ressenti aucune nécessité existentielle dans le refus de H de quitter l’hôtel. Mais bon, soit, après tout on est au théâtre, il faut bien dramatiser un peu.

« Ces deux femmes, que tout oppose, sont à une étape cruciale de leur vie : l’une hésite à vendre l’affaire familiale pour se construire un avenir ailleurs et l’autre doit apprendre à faire face à la solitude après son divorce. Chaque soir, tel un rituel, elles se retrouvent dans le salon de l’hôtel pour échanger sur leur quotidien, mais ce dialogue a priori ordinaire laisse peu à peu entrevoir le trouble qui les habite. L’arrivée imprévue de A, automobiliste victime d’un accident au beau milieu de la nuit, fait voler en éclats l’équilibre précaire du huis clos. » C’est là que les bras m’en tombent. Entre la description du spectacle et le ressenti, un gouffre. Là où on parle d’une étape cruciale de leur vie, je vois un moment anecdotique. Là où on mentionne un dialogue a priori ordinaire, rectifions le tir en un dialogue carrément ordinaire. Là où on évoque le trouble qui les habite, je n’ai senti qu’une profonde lassitude. Là où il est fait mention d’équilibre précaire, je peine à voir de quoi on parle. Là où la description du spectacle peut faire envie, le moment en lui-même est d’un profond ennui.

A éviter. pouce-en-bas

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Tu quoque, Dana

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Critique de Jules César, de William Shakespeare, vu le 25 septembre 2019 au Vieux-Colombier
Avec Martine Chevallier, Françoise Gillard, Clotilde de Bayser, Jérôme Pouly, Christian Gonon, Georgia Scalliet, Nâzim Boudjenah, Noam Morgensztern, Claire de La Rüe du Can, et Jean Joudé, dans une mise en scène de Rodolphe Dana

A l’annonce du projet, j’ai fait la moue : un Jules Cesar avec une distribution majoritairement féminine, quelle idée étrange ! Mais devant cette proposition pour le moins transgressive, je ne pouvais douter de la vision artistique préexistante du metteur en scène. Le défi était d’autant plus grand pour Rodolphe Dana, l’actuel directeur du CDN de Lorient, qu’il passait derrière les Tragédies Romaines d’Ivo Van Hove, moment de théâtre pour le moins inoubliable. Quelle ne fut pas ma surprise alors de me retrouver devant un spectacle absolument vide d’idées, appuyant encore ma théorie de la malédiction frappant le Vieux-Colombier depuis la création de Faust au printemps 2018.

La pièce s’ouvre sur une Rome en fête : Jules César revient victorieux de sa victoire contre Pompée et tout son peuple l’acclame. On sent cependant que, sous la joie apparente, des projets plus sombres se trament. En effet, Cassius tente de convaincre Brutus de rejoindre le camp des conspirateurs contre César. Ce dernier est embarrassé : il admire César et lui voue une affection particulière, mais il craint son ambition qui pourrait remettre en cause la liberté du peuple romain. Vous connaissez la suite : César sera trahi de toute part et même Brutus lui assènera l’un des coups de poignards qui lui seront fatal.

La mise en scène de Rodolphe Dana n’est pas seulement plate, elle est maladroite. Les rares choix qu’il semble avoir faits s’avèrent rapidement handicapants pour son propre spectacle. D’abord, il faut bien reconnaître que le dispositif bifrontal n’est pas du tout adapté ici. On peut comprendre l’intention de représenter ainsi le peuple qui se presse autour de nos protagonistes, mais le texte comporte de nombreux discours qui doivent se faire face au peuple et qui perdent beaucoup en intensité lorsque les personnages nous tournent le dos. Lors du fameux discours de Marc-Antoine, celui-ci exhibe le manteau de César pour essayer d’émouvoir son auditoire. Mais avec ses constants mouvements pour ne délaisser aucune partie de la salle, on dirait presque un défilé de mode dans lequel Georgia Scalliet nous présenterait son dernier modèle de pardessus.

De plus, alors que tous les choix semblent ternes – costumes, décors et musiques ne se font pas les témoins d’une lecture radicale de la pièce – il a pris le parti de faire gicler le sang sur le plateau du Vieux-Colombier. Soit. Dommage que ce qui pouvait ressembler à un début d’idée aboutisse à un tel fiasco. Il est fort possible que ça n’ait gêné que les misophones comme moi, mais j’y tiens quand même. En utilisant des petites poches de faux sang pour un effet imparable de jaillissement – et de véracité, cela va sans dire – Rodolphe Dana a oublié un micro-détail : le bruit. Quand la poche explose, ça fait ploc, plic, pouf, pouic, bref : ça fait rire. Alors oui, j’avoue avoir ricané sur la mort d’un des conspirateurs. Pire : lors de l’assassinat de César, c’est Françoise Gillard qui s’est pris une explosion de sang non maîtrisée dans le visage et a laissé échappé une exclamation de surprise – il aurait fallu prévoir ce genre d’incident, car ça ne fait pas sérieux sur une telle scène.

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© Vincent Pontet

Et la question des femmes, alors ? Contrairement à ce que je pensais, je suis davantage mitigée qu’outrée. On se rend compte que le texte de Shakespeare résiste à tout, mais surtout que ses personnages sont moins sexualisés que politisés, et qu’ils soient hommes ou femmes ne change pas grand chose à l’affaire. Ce n’est ni une idée révolutionnaire, ni un échec total. Martine Chevallier compose même un Jules César plutôt convaincant, à la fois légèrement en retrait dans son attitude et éclatante par sa présence indéniable, lucide sur la situation et confiante malgré tout, fataliste et déterminée. Hélas, la transformation n’était pas évidente pour tous les personnages, et il aurait été préférable de faire un Casca féminin plutôt que de changer le sexe de Cassius. En effet, c’est un personnage surexcité et l’absence de direction d’acteur a laissé Clotilde de Bayser en roue libre. Résultat : beaucoup de cris et un personnage désagréable, constamment au bord de l’hystérie, gâchant les trente premières minutes du spectacle à vociférer son texte.

Alors c’est vrai que je dresse un tableau plutôt noir de ce spectacle. Mais je dois reconnaître que, malgré tout ça, quelque chose est passé. Je n’ai pas décroché, je ne me suis pas particulièrement ennuyée. Il y a d’abord ce texte, immuable, frappant de sa puissance à chaque écoute – peut-être le plus grand texte de Shakespeare (mais je reconnais que je dis ça à chaque fois que je vois un Shakespeare). Mais il y a aussi la raison pour laquelle je continue de venir malgré les ratés successifs du Français. Les comédiens. Ils ne sont certes pas à leur sommet – il manque une direction d’acteurs – mais ils se battent pour ce texte. Bridés par des déplacements probablement imposés par Rodolphe Dana, ce sont des pantins. Mais des pantins avec voix et visage. J’ai entendu le grand discours de Marc Antoine avec toutes ses petites lignes lorsque Georgia Scalliet, particulièrement émue – mais j’en parlerai dans la suite – déclame son fameux « Ils le sont tous, tous des hommes honorables ». J’ai aimé, comme souvent, la légère ironie mêlée d’authenticité que Noam Morgenstern sait donner à ses personnages, toujours évidents en apparence et pourtant si incarnés. J’ai suivi les craintes de Brutus, ses doutes, ses questionnements, à travers les regards de Nâzim Boudjenah. Ses yeux révélaient à eux seuls tout l’enjeu de la pièce, le gouffre dans lequel il se jetait tout en sachant pertinemment que là n’était pas la bonne solution, sans lâcheté, cherchant juste à faire ce qu’il croyait être bon. Cette quête de la vérité était dans ses yeux. Un grand Brutus.

Et puis il y a eu un moment dans le spectacle – de ces moments rares qui vous laissent quelque chose gravé en vous. Je sais que ce moment n’était pas voulu, mais il m’a profondément marquée. Il s’est passé durant la scène qui suit la mort de César – scène par ailleurs plutôt réussie dans sa scénographie. Marc Antoine revient et discute avec les assassins de son ami, mort sur le sol. Cela faisait peut-être une dizaine de minutes que César était mort quand soudain, il se mit à tousser, de cette toux qui ne peut être retenue. Aussitôt dans la salle, tout le monde se tend. On sent les efforts de Martine Chevallier pour repousser ce souffle inopportun, mais impossible. Alors sur le plateau quelque chose se passe. Georgia Scalliet, très réactive, a un geste d’une extrême bienveillance tout en restant dans son personnage de Marc Antoine : elle dépose délicatement sa veste sous la tête de César. Acte en apparence quasi insignifiant, il était en réalité un grand moment de ma soirée. Derrière Marc Antoine, les conspirateurs, qu’on sentait tendus, semblaient soudain questionner leur geste, comédiens unis dans une même crainte pour leur partenaire. Dans ces quelques secondes s’est trouvée toute la vie qui manquait à ce spectacle. Un instant incarné et saisissant.

Déçue, mais quand même.

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© Vincent Pontet

Galileo Galilei Galilélent

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Critique de La vie de Galilée, de Bertolt Brecht, vue le 11 juin 2019 à la Comédie-Française
Avec Véronique Vella, Thierry Hancisse, Alain Lenglet, Florence Viala, Jérôme Pouly, Guillaume Gallienne / Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Bakary Sangaré, Pierre Louis-Calixte / Nâzim Boudjenah, Gilles David, Jérémy Lopez, Julien Frison / Birane Ba, Jean Chevalier, Élise Lhomeau et les académiciens de la Comédie-Française Peio Berterretche, Béatrice Bienville, Pauline Chabrol, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer, Thomas Keller Giuseppe, Olivier Lugo, Jordan Vincent

Qu’est-ce que j’avais hâte de découvrir ce spectacle ! Je gardais un merveilleux souvenir du Roméo et Juliette déjà mis en scène par Eric Ruf, qui en avait présenté une version tout à fait intéressante, bien loin des clichés de mise en scène habituellement utilisés pour monter le texte. A l’annonce du Brecht dont Hervé Pierre incarnerait le rôle-titre, impossible de ne pas penser non plus à son magnifique Peer Gynt, spectacle fleuve qui restera dans les mémoires pour le monde merveilleux qu’il avait réussi à créer sous la verrière du Grand Palais. J’imaginais son Galilée comme un Peer Gynt Brechtien, je salivais devant les photos de répétition, je n’en pouvais plus d’attendre. J’ai comme l’impression d’avoir été trollée.

Dans La Vie de Galilée, je découvre un nouveau Brecht, plus accessible, moins complexe. Plus continue que ses autres pièces, il y raconte l’histoire d’une vie, celle du scientifique italien Galileo Galilei qui, au XVIIe siècle, par ses travaux, prolonge la théorie copernicienne selon laquelle le monde jusqu’alors considéré comme géocentrique serait en réalité héliocentrique, c’est-à-dire que la Terre ne serait plus le centre du monde. Une découverte que l’Eglise trouvera dangereuse, montrant que l’Homme ne serait plus le coeur de la Création, et dont elle cherchera à faire taire l’auteur.

Il y a deux choses qui se distinguent dans ce spectacle, l’une probablement aux dépens de l’autre. D’un côté, le grand travail sur la lumière qui ne peut qu’être salué, avec de belles trouvailles à la fois simple et poétiques, comme l’éclairage intelligent du plafond de la Comédie-Française qui sert à la fois Brecht et Galilée. Cet accent mis sur la lumière est un symbole important puisque la science, qui est au coeur de la pièce, n’est-elle pas aussi une lumière pour ceux qui cherchent la connaissance ? Pour rendre les contrastes encore plus flagrants, beaucoup de scènes se passent dans un noir quasi-total, ne laissant apercevoir sur le plateau que certains gestes, certains déplacements, personnification d’un obscurantisme qui fait obstacle au travail de Galilée.

Toujours du côté de la scénographie, de tout ce qui habille ce spectacle, on notera aussi le travail fait sur les costumes. Alors certes, c’est presque facile de présenter pareils vêtements lorsqu’on est la Comédie-Française et qu’on peut travailler avec Christian Lacroix, mais cela ne m’empêchera pas de m’arrêter un instant sur la beauté des tenues qui nous sont présentées, d’autant plus mises en valeur que les scènes de groupe sont pensées comme de véritables tableaux, transformant le plateau du Français en une quasi-Église qui exposerait ses oeuvres les plus précieuses. Devant ces différents éléments, mes yeux étaient ravis.

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Cependant, je ne peux m’enthousiasmer autant devant les décors – somptueux certes, mais pas franchement au service du spectacle. Ils alourdissent la pièce, accaparant notre attention à la place des comédiens qui peinent à exister dans ce décor imposant. C’est comme si toute la présence de l’Eglise passait dans ce décor et non plus dans les personnages qui semblent presque moins travaillés que la forme du spectacle. En effet, face à tout ce travail de scénographe que l’on sent minutieux, passionné, inspiré, il y a le travail de metteur en scène qui semble quelque peu délaissé par Éric Ruf.

Est-ce parce qu’il s’est trop intéressé à tout ce qui les entoure ou parce qu’il n’a pas accordé assez d’attention au travail à la table, travail de fond sur le texte, que les comédiens semblent un peu naviguer à vue ? On entend le texte, magnifique, de Brecht, mais on ne le sent pas. La tension qui devrait exister entre Galilée et l’Église est quasi-inexistante. La vie de Galilée semble finalement se dérouler comme un long fleuve tranquille, ce qui donne un spectacle lent, où l’on se retrouve parfois à la limite de l’ennui, condamnés à savourer la seule beauté du décor et des costumes.

Il faut dire que certaines scènes sont difficilement compréhensibles : on ne comprend pas vraiment où vont les comédiens. C’est dommage, car il avait réuni une distribution d’une grande qualité. Je m’étonne que Thierry Hancisse, qui endosse les habits de Cardinal Inquisiteur et qui devrait nous inquiéter d’une manière ou d’une autre, soit si fade. Le personnage du pape, qui était incarné par Guillaume Gallienne le soir où j’y étais, m’a paru lui aussi bien pâle et je trouve étrange que les deux plus hauts dignitaires de l’Église soient ainsi insipides alors qu’ils représentent l’obstacle principal de Galilée dans le spectacle. Un problème encore différent se rencontre chez les comédiens les plus jeunes, dont plusieurs phrases sont avalées par une diction incertaine ou absorbées par ce décor trop imposant. Enfin, le personnage de Virginia, la fille de Galilée, perd toute sa saveur dans l’incarnation d’Elise Lhomeau, que je découvrais, qui propose un jeu peu convaincant, trop appliqué.

Même Hervé Pierre déçoit, lui qu’on imaginait pourtant taillé pour le rôle. Son Galilée passe parfois en force, et on devine encore trop le comédien derrière le scientifique. Seul Jean Chevalier, dont j’avais déjà salué la prestation dans Fanny et Alexandre, tire son épingle du jeu en faisant véritablement exister son personnage d’élève de Galilée : on sent vraiment la passion qui exulte, le cerveau qui bouillonne, les tripes qui en veulent toujours davantage.

On aurait aimé quelque chose de plus vivant. ♥ ♥

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© Vincent Pontet