L’Avare tourne à vide

Critique de L’Avare, de Molière, vu le 20 avril 2022 à la Salle Richelieu de la Comédie-Française
Avec Alain Lenglet, Françoise Gillard, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Serge Bagdassarian, Nicolas Lormeau, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Elise Lhomeau, Clément Bresson, Adrien Simion, et Jérémy Berthoud de l’académie de la Comédie-Française, mis en scène par Lilo Baur

Un running gag. Voilà ce que m’évoque la Saison Molière de la Comédie-Française. Après avoir vu quatre spectacles célébrant le Patron, je me demande si je vais vraiment me rendre aux trois prochains que j’avais réservés. Molière ne m’a jamais paru aussi triste que lors de cet anniversaire. Et pourtant, cet Avare mis en scène par Lilo Baur avait de quoi me mettre l’eau à la bouche : Laurent Stocker en Harpagon, c’était quasi gagné pour la groupie que je suis. Hélas !

Harpagon a un vice qui régit toute sa vie : il est avare. Il ne voit tout qu’à travers le prisme de l’argent, tout ce qu’il entreprend étant par avance calculé, limitant les dépenses et accentuant les recettes : il veut marier sa fille à un vieillard qui ne demande pas de dot, et son fils à une veuve afin que ces mariages ne lui coûtent pas trop. Il semble aimer son argent plus que ses enfants, et a caché un trésor de dix mille écus dans une cassette qu’il a enterrée dans son jardin, devenant complètement parano à l’idée que quelqu’un ne la vole.

J’ai hésité à faire un papier tant ce spectacle me laisse froide. Il ne m’en restera pas grand chose, il ne m’a pas vraiment dérangée et me laisse une impression fade et déjà lointaine. La scène d’exposition, qui n’est pas des meilleures de Molière, donne le la à ce qui sera un spectacle que je qualifierai de suisse. C’est LENT. C’est étiré. C’est mou. Le tempo moliéresque est quasi-inexistant, rétabli de temps en temps par les interventions heureuses de Jean Chevalier, qui révèle à nouveau son grand talent comique, ou Laurent Stocker, mais cela ne suffit pas. Le choix de Lilo Baur de faire d’Harpagon un banquier suisse est à la limite du contresens : là où le personnage affirme limiter toute dépense, vivant avec le strict nécessaire, le voilà habitant une grande maison donnant sur les montagnes suisses, jouant au golf, multipliant les signes extérieurs de richesses…

Je n’avais rien lu sur le spectacle mais j’avais vu passer quelques retours, évoquant pour certains un show Stocker. Compte tenu des premiers spectacle de la Saison Anniversaire, je ne m’attendais pas forcément à être convaincue par Molière, mais un show Stocker avait des chances de me faire passer une bonne soirée malgré tout. Mais même le show n’y est pas. Laurent Stocker – évidemment très bon, son talent n’est pas en cause – est quand même en-dessous de ce qu’on pourrait attendre de lui, se contentant de ce qu’il sait faire, « hecquisant » son avare sans vraiment le magnifier. La scène de la cassette, dont j’entends encore les échos de la mise en scène de Catherine Hiegel il y a plus de dix ans, perd ici sa substantifique moelle en jouant non pas avec le public mais avec les personnages en scène alors même que le texte appelle à un jeu avec les spectateurs (« Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. […] N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire« ). Encore une fois, sous prétexte de vouloir se démarquer, on perd le rythme, on perd le rire, on perd Molière.

On en vient à espérer que la Comédie-Française n’ait pas prévu une saison anniversaire pour la mort de Molière… l’année prochaine.

© Brigitte Enguérand

La Viala, la Locandiera !

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Critique de La Locandiera, de Carlo Goldoni, vue le 10 novembre 2018 à la Comédie-Française
Avec Florence Viala, Coraly Zahonero, Françoise Gillard / Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern et Thomas Keller, dans une mise en scène d’Alain Françon

Enfin ! Enfin, je découvre cette Locandiera, après six mois d’attente ! On se souvient évidemment de la grève Salle Richelieu qui empêcha le spectacle de se donner, de mes billets déplacés et finalement annulés, de ma tristesse de manquer un spectacle de Françon pour finir en beauté (et surtout relever un peu) ma saison au Français. J’ai craint que ces péripéties n’altèrent le spectacle – c’était sans compter le Maître qui en est à l’origine.

Pièce féministe avant l’heure, La Locandiera conte l’histoire de Mirandolina, qui tient l’auberge où se déroule l’action. Des voyageurs, qui ressemblent à des habitués, un Marquis et un Comte, lui font la cour et redoublent d’inventivité pour lui offrir les plus beaux présents (ou leur plus belle protection, pour le plus pauvre). Un valet, Fabrizio, amoureux de la patronne et qui s’accroche au fait que le père de cette dernière lui avait conseillé de l’épouser. De manière assez générale, tous les hommes qui passent dans cette auberge tombent amoureux de Mirandolina. Sauf un Chevalier de passage, qui dit haïr les femmes et les mépriser, et qui jure que jamais il ne tombera sous son charme. Mirandolina se promet alors de tout faire pour le convertir.

Je pourrais écrire : voir mes critiques précédentes de spectacles de Françon. Pour la finesse, pour la perfection, pour la beauté de ce qu’il propose et que jamais je n’arriverai à poser par écrit. Mais ce serait facile et lâche, et surtout ce ne serait pas entièrement juste. Françon ne donne jamais le même spectacle. S’il a une patte, c’est celle de la justesse, de l’harmonie et du respect de l’oeuvre. Mais cela se traduit différemment pour monter un Beckett et un Goldoni. Du « Molière italien », j’avais déjà vu La Trilogie de la Villégiature par Françon et c’est toujours le même plaisir, cinq ans après.

Françon, c’est le metteur en scène qui vous cale une atmosphère dès les premières secondes, alors qu’aucun mot n’a encore été prononcé. Mais déjà, les déplacements des comédiens, accompagnés par des lumières magnifiques, disent quelque chose. Déjà, l’espace se remplit à la manière si particulière de Françon. Dans ses décors qui peuvent parfois paraître un peu vides, l’espace n’a jamais été si bien occupé : les déplacements, évidemment, sont d’une précision rare, mais les regards, les mouvements de tête, les échanges ou les réponses gestuels quels qu’ils soient emplissent le plateau de vie. Tout est déjà là.

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© Christophe Raynaud de Lage

Et tout suit cette grandeur, deux heures durant. Autant dire directement qu’on ne les voit pas passer. J’espérais presque que le tableau final n’était que la fin du premier acte. Mais impossible de ne pas sentir malgré tout que c’est la fin. Ça se joue à la fois dans les tripes et dans le cerveau, et c’est ça qui est beau. Rien n’est laissé au hasard ; la montée en puissance se fait progressivement jusqu’à une fin en point d’orgue. Et entre les deux, on passe par diverses émotions. C’est un spectacle triste et beau. Évidemment, parfois, on rit, mais c’est un rire étrange, un rire déconnecté de notre cerveau – quelque chose dans la scène nous arrache ce rire mais le cerveau reste attentif à d’autres détails qui nous empêchent d’être pleinement heureux. Dans une scène, toujours, plusieurs strates de lecture. Et j’en ai certainement manqué pas mal.

Je n’aime pas dire ça, mais je vais le dire quand même : dans La Locandiera, Florence Viala et Stéphane Varupenne trouvent le rôle de leur vie. C’était un rôle taillé sur mesure pour Florence Viala, pour sa gouaille naturel et son côté bien ancré sur le sol. Elle le transcende, ce rôle, elle lui donne de l’éclat, elle en fait entendre chaque virgule et elle en fait exploser les saveurs. Lorsqu’elle se met à entonner une chanson pour un toast, le temps s’arrête et soudainement le monde se met à tourner autour de La Locandiera. Dans la salle, le silence se fait religieux et plus rien d’autre n’existe que Mirandolina entonnant ce petit air. Je ne crois pas m’avancer trop en déclarant que nous sommes tous tombés amoureux, à ce moment.

De son côté, Stéphane Varupenne, qui n’en finit pas de nous surprendre, est un Chevalier complexe. On pourrait le détester simplement ; il n’en est rien. Certes, ses insultes faites aux femmes déplaisent ; mais le voir plier devant Mirandolina n’est pas une partie de plaisir. Il souffre, c’est dur à voir ; il est amoureux, me voilà tout sourire. On aimerait presque croire à ce couple impossible. Mais chassez le naturel… lorsqu’il revient, au galop, c’est pour être plus brutal, plus désespéré que jamais. La scène qui en découle est d’une violence désagréable – impossible de ne pas faire l’écho avec notre époque. Mais jamais rien n’est souligné. Tout est dans l’intention.

Le reste de la distribution ne fait pas obstacle à cette grandeur. Quel plaisir de retrouver un Michel Vuillermoz si bien dirigé, donnant à son Marquis des reflets ridicules et pathétiques, être rejeté poignant dans sa solitude. Heureusement que Hervé Pierre, le vrai contrepoint comique du spectacle, est là pour alléger un peu les choses. De son côté, Laurent Stocker campe un Fabrizio déchirant, qui parvient à faire passer, parfois dans une réplique bien ordinaire, un mélange d’abattement, d’espoir et de passion qui m’ont serré le coeur. Sublime également, Noam Morgensztern, qui à travers un simple rôle de serviteur parvient à rendre beaucoup : témoin, une petite phrase toute simple lancée sans trop d’éclat, mais qui décochera instantanément un sourire à toute la salle. Il n’y a rien, mais il y a tout.

Que dire de plus ? On se lève, on applaudit à tout rompre, et on y retourne. Pour toucher, à nouveau, au sublime. ♥ ♥ ♥

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© Christophe Raynaud de Lage

Le string ne fait pas le king

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Critique de La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, de William Shakespeare, vu le 6 octobre 2018 à la Comédie-Française
Avec Denis Podalydès, Laurent Stocker, Stéphane Varupenne, Adeline d’Hermy, Georgia Scalliet, Sébastien Pouderoux, Noam Morgensztern, Anna Cervinka, Christophe Montenez, Julien Frison, Yoann Gasiorowski, et Paul-Antoine Bénos-Djian / Paul Figuier, Clément Latour / Damien Pouvreau

Ce spectacle, à la Comédie-Française, est sans doute l’un des événements de la rentrée théâtrale. La venue de Thomas Ostermeier dans le Premier Théâtre de France pour y monter pour la première fois La Nuit des Rois est un accomplissement certain pour Eric Ruf : il l’avait dit, l’un des buts de son mandat était de faire venir au Français les grands metteurs en scène européens. La saison passée avait été presque « sacrifiée » au profit de celle-ci, qui accueille de grands noms comme Ostermeier ou Ivo Van Hove. Mais grand nom implique-t-il forcément grand spectacle ?

La Nuit des Rois telle que l’a traduite Olivier Cadiot interroge la question du genre. On est en Illyrie et le bateau de Viola et Sébastien, deux jumeaux, vient de faire naufrage. Les frères et soeurs échouent à des endroits différents du royaume et pensent tous deux que leur moitié s’est noyée. Viola, amoureuse du duc d’Orsino qui gouverne le pays, décide de se faire passer pour un homme, Césario, et se rend à sa Cour pour lui proposer ses services. Orsino accueille le jeune travesti avec joie et lui confie la mission d’aller parler pour lui à la Comtesse Olivia, dont il est fou amoureux, et qui refuse constamment ses avances. Viola-Césario, bien que contrarié par cette situation, accepte l’ambassade et se rend auprès d’Olivia qui tombe amoureuse de lui (ou d’elle, cela dépend de comment vous voyez la chose). Voilà grossièrement l’intrigue à laquelle se mêlent des quiproquos introduits par les similitudes physiques qui lient Sébastien et Viola, et des scènes de pures comédies menée par le bouffon d’Olivia, son oncle ivrogne et un de leurs compagnons.

Vous avez forcément vu des images de ce spectacle sur les réseaux sociaux. Les Comédiens-Français en petite tenue – strings, guêpières et déshabillés de dentelle au programme – ont beaucoup fait parler. Il faut dire que l’idée était bonne et la forme est cohérente d’un bout à l’autre : quoi de mieux en effet pour traiter la question du genre que d’en souligner un de ses éléments les plus caractéristiques ? L’idée de la passerelle traversant la salle vient renforcer encore cet effet, mettant les derrières des comédiens à la vue de tous. Une idée qui fonctionne bien, il n’y a pas à dire.

Mais ensuite ? Comment faire entendre ce qu’on a donné à voir ? Sur ce dernier point, je trouve qu’Ostermeier pêche un peu. Beaucoup. Pour parler crûment – après tout je reste ainsi dans le ton du spectacle : on s’ennuie ! Le désir, l’amour, le bouillonnement attendus manquent à l’appel. La sensualité est également aux abonnés absents. A aucun moment on ne sent les personnages déstabilisés par le désir – on se contente de les voir, mais jamais cela ne passe des yeux dans la poitrine. Seule la fin, assez brillante, semble ajouter un peu de fond à une forme peut-être trop privilégiée dans ce spectacle où tout reste en surface.

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© Jean-Louis Fernandez

Il faut dire que le spectacle a du mal à se lancer. En cause, un Denis Podalydès un peu mou, qui peine à trouver le rythme adéquat lors de la première scène et nous perd dans ses déclarations. Il faut dire qu’en plus d’être difficilement crédible dans son rôle de duc d’Orsino, il est un intrus total dans cette distribution jeune et dynamique. La différence est d’autant plus appuyée que Podalydès, comme les autres comédiens, est en string, et même si, après certaines mises en scène récentes, sa physionomie n’a plus de secret pour nous, on a du mal à croire que Viola (Georgia Scalliet) soit folle de lui. Enfin, son incarnation est également en décalage avec le reste de la troupe, et on ne comprend pas vraiment où il va : il le joue fou, légèrement halluciné, rappelant parfois son interprétation magistrale de Calogero dans La Grande Magie il y a quelques années. Mais sans grand effet ici.

Le manque de rythme se fait lourd durant la première partie de la pièce. Les scènes entre Viola et Olivia m’ont laissée totalement de marbre, aucune alchimie ne semblant lier les personnages. Là où l’air devrait devenir électrique, le courant est nul. Les échanges sont lents, les silences ne semblent porter aucune intention véritable. L’ambiguïté liant les deux personnages n’éclate pas. Adeline d’Hermy, pourtant si belle dans son costume d’Olivia, est bien fade dans ses échanges avec Georgia Scalliet. De plus, si les interludes musicaux qui viennent ponctuer la plupart des scènes sont très appréciables au début de la pièce, ils deviennent un peu lassants avec l’avancée du spectacle (oui, même Monteverdi peut lasser !), en cassant un rythme qui a déjà du mal à s’installer.

Heureusement, les intermèdes burlesques parviennent à réveiller nos esprit endormis. Le contrepoint comique est mené de main de maître par un Laurent Stocker en grande forme. Si le trio Stocker-Varupenne-Montenez fonctionne à merveille, il est clair que c’est le premier qui mène la danse. Le moindre de ses gestes, le moindre de ses mots, la moindre de ses grimaces provoque le rire de la salle. Son échange avec Christophe Montenez sur l’actualité politique est facile, mais finalement bien trouvé et hilarant. L’arrivée d’Anna Cervinka dans le trio devenu quatuor ne gâte rien. Leur présence fait du bien, et ça se sent : dans la seconde partie du spectacle où ils sont plus présents, un certain rythme semble prendre ses marques, et notre attention se fait soudainement plus présente. Et je pense qu’on le leur doit en grande partie.

Le jour où j’ai vu le spectacle, Adeline d’Hermy a dû faire une annonce avant le début de la pièce : Noam Morgensztern ayant des problèmes de transport, ils ne savaient pas si un comédien devrait le remplacer ou s’il arriverait à temps pour interpréter son rôle. C’est peut-être cet imprévu qui les a rendus si absents ce jour-là, mais il n’a pas atteint une seconde le comédien en question : Noam Morgensztern, même dans un plus petit rôle, était brillant. Il avait vraiment saisi quelque chose de son personnage, n’en faisant pas qu’un pantin destiné à aimer mais un Antonio complexe, dégageant à la fois une puissance animale et une peur d’aimer qu’il semblait combattre. En quelques répliques, il a fait de son personnage le centre de toutes les attentions, il est devenu duc, il est devenu roi. Peut-être le seul roi de la Salle Richelieu, ce soir-là.

Une Nuit des Rois en petite culotte qu’on attendait bien plus culottée ! 

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© Jean-Louis Fernandez

L’irrésistible Arturo Ui de la Comédie-Française

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Critique de La résistible ascension d’Arturo Ui, vue le 31 mars 2017 à la Comédie-Française
Avec Thierry Hancisse, Éric Génovèse, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, et Julien Frison, dans une mise en scène de Katharina Talbach

Alors qu’on célèbre les 80 ans du Guernica de Picasso, et devant la découverte de l’immense texte qu’est Arturo Ui, une constatation s’impose : les périodes de très grandes crises produisent toujours de grands génies. Je connais mal Brecht, et ne l’ai vu monté qu’ici, à la Comédie-Française, il y a près de 6 ans maintenant. J’étais plus jeune, trop jeune peut-être pour percevoir l’intensité de la dénonciation, la puissance des mots, et le pouvoir du théâtre qui s’incarnent à travers ses textes.

Évidemment. Monter Arturo Ui aujourd’hui, à un mois du premier tour des élections présidentielles, est une nécessité. Mettre en scène l’effrayante montée au pouvoir d’un homme (il faut comprendre ici l’être humain, et si Arturo s’était appelé Artura cela n’aurait rien changé à l’affaire, mais bien entendu je ne vise personne) au moyen des pires bassesses qui existent ne peut qu’entraîner une résonance amère avec la situation actuelle. J’aurais voulu que Brecht ne soit pas un classique, car sa capacité de parler au présent est absolument déroutante. Comment a-t-on pu oublier si vite des mécanismes qu’on connaît si bien et qu’on a tant haïs ? S’il vous plaît, n’oubliez pas d’aller voter les 23 avril et 7 mai prochains. Mais je m’égare.

J’avais peur des codes brechtiens. Je sais par ma courte expérience de la Commedia dell’arte que le théâtre de code n’est pas forcément ma tasse de thé. Je sais aussi que je peux me tromper et le reconnaître assez vite pour entrer dans une pièce qui me laissait perplexe en premier lieu. A travers La résistible ascension d’Arturo Ui, j’ai compris à quel point les codes étaient essentiels au théâtre de Brecht, à quel point la distanciation permettait la réflexion du spectateur, par son absence totale d’identification tout au long du spectacle. J’ai compris que le rire, nécessaire tout au long de la pièce pour pouvoir reprendre son souffle face à tant d’horreurs, était l’une des dernières échappatoires face à notre monde troublé.

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Mais on ne rit pas toujours, dans ce spectacle. La mise en scène permet de mettre en valeur ce texte d’une force incroyable, en reprenant les codes du Volkstheater. Les personnages, grotesques, ridicules, se retrouvent dessinés si grossièrement qu’ils en deviennent des pantins. Ils ont si peu d’intériorité qu’il ne s’agit plus alors pour les acteurs de rechercher en eux pour construire les personnages, mais bien plus de baser la plupart du spectacle sur un millimétrage précis, des effets musicaux imparables, et une technique époustouflante. Si je recherche souvent l’âme au théâtre, il n’en est ici jamais question : il ne s’agit alors plus que de faire ressortir l’horreur, inhumaine et incompréhensible, des ces êtres qui sont pourtant présentés comme des êtres petits, bas, et sans grande importance à première vue.

Pour compléter son tableau sans faute, Katharina Talbach réunit une distribution impeccable, proposant des comédiens en très grande forme. On retrouve avec plaisir un Thierry Hancisse aux allures de Mackie de l’Opéra de Quat’sous, dont la voix, le port, l’habileté et l’intonation siéent si bien à Brecht. Il y a ces comédiens pour lesquels je manque de superlatifs, comme Serge Bagdassarian qui ne cesse de m’étonner et dont je sens une montée en puissance sur les derniers spectacles, où il semble s’épanouir de plus en plus dans de nouveaux types de rôles. Et comment ne pas trembler en le voyant chanter Ein Freund, ein guter Freund, lui qui nous proposait il y a quelques mois sa propre version d’Avoir un bon copain. Je pense aussi à Michel Vuillermoz, pour cette grande scène où il apparaît dans cet habit de comédien qui ne va pas sans me rappeler cet homme au long nez qui est un jour tombé de la Lune. Mais je devrais citer également Éric Génovèse aux allures repoussantes de Donald Trump, Bakary Sangaré qui ouvre et conclut le spectacle de manière remarquable, Bruno Raffaelli dont la puissance s’abaisse face à la cruauté. Seule Florence Viala semble encore se chercher dans cette distribution. Il faut dire qu’il est délicat de se faire une place de gentil parmi ces pourritures.

Il y a un duo que j’attendais tout particulièrement dans ce spectacle. Un duo composé de deux comédiens dont je ne parviens pas à percevoir les limites. Rien ne semble les arrêter, et l’un marche dans les traces de l’autre. Ceci dit, comme je suis persuadée qu’ils peuvent tout jouer, leurs traces sont aussi difficiles à cerner que leurs limites. Vous l’aurez compris, je parle ici de Jérémy Lopez et Laurent Stocker. Je ne m’étalerai pas ici avec des superlatifs qui ne suffiraient pas à décrire l’énergie, l’enivrement, et l’espoir qu’ils transmettent. Car malgré l’horreur qui se dégage de ce spectacle, les personnages sont résistibles, et c’est là tout l’intérêt de la pièce. Du plus jeune, je pense que le rire glacial, glaçant, et inquiétant résonnera longtemps en moi. Du plus ancien, c’est l’hystérie, la nervosité, et la peur, qui laisseront une trace indélébile dans mon esprit, et continuent de me donner la force de me battre. De résister. Ironiquement. Grâce à cet immense Arturo Ui.

Voilà une véritable claque théâtrale. Après La Règle du Jeu, je ne peux que m’incliner profondément devant la Comédie-Française qui me permet de découvrir des univers théâtraux extravagants, exceptionnels, et jusqu’alors inconnus. ♥ ♥ 

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La Ronde tourne à vide

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Critique de La Ronde, d’après Schnitlzer, vue le 3 décembre 2016 au Vieux-Colombier
Avec Sylvia Bergé, Françoise Gillard, Laurent Stocker, Julie Sicard, Hervé Pierre, Nâzim Boudjenah, Benjamin Lavernhe, Noam Morgensztern, Anna Cervinka, Pauline Clément,  et Louis Arène, dans une mise en scène d’Anne Kessler

Aïe aïe aïe… Gros raté à la Comédie-Française : l’affiche prometteuse dévoile un spectacle ennuyeux et parfois fétide. Si La Ronde se veut expérimentation plus que tranche de vie, en montrant des êtres créer des liens sexuels sans réel attachement d’autre sorte, on aurait pu attendre d’une mise en scène qu’elle prenne un parti : que ce soit celui du « sale », montrant ces coucheries comme bestiales et primitives, ou celui de la sensualité en y voyant un désir humain plus profond, j’ai été étonnée de voir ici l’acte sexuel se dérouler sans la moindre raison apparente. Au Vieux-Colombier actuellement, les comédiens simulent de manière ridicule et sans âme, frôlant parfois le ridicule dans leur gestuelle ou leurs intonations.

Alors oui, je pense que c’est une pièce délicate à monter, car ces personnages-pantins nécessitent un rythme nécessaire à maintenir l’attention des spectateurs. Peu dessinés, montée comme une démonstration scientifique, les personnages ne sont pas très digestes. Alors dirigés comme ils le sont dans la mise en scène d’Anne Kessler, l’ennui est au rendez-vous. La pièce impose déjà une distance non négligeable en faisant jouer des personnages-types et non des âmes, alors y rajouter un texte – inutile – montrant la pièce comme une expérience brise le tout fragile qui la reliait.

Ce texte, écrit par Guy Zilberstein et donné à réciter au pauvre Louis Arène, est une belle prise d’otage du public, car jamais Guy Zilberstein n’aurait osé monter un monologue pareil s’il n’avait pas eu la certitude que le public serait attiré par « La Ronde de Schitzler par la troupe de la Comédie-Française. » Louis Arène, devenu plasticien rajouté par le bon-vouloir d’un seul, récite avec la voix monotone d’un mauvais documentaire d’Arte un texte prétentieux agrémenté d’un faux style et d’une idée sans fondement. Il prétend vouloir retrouver dans les différents couples qui se succèderont, ses parents biologiques. Vaste programme.

Si encore il n’apparaissait qu’au début, peut-être aurais-je pu mieux entrer dans le spectacle. Mais il interrompt chaque couple, il casse le peu de rythme qui aurait pu s’installer, impose sa distance superfétatoire et contribue à m’éloigner un peu plus du spectacle. Quel contresens de le placer ainsi au milieu de la ronde, cassant ainsi l’effet voulu par l’auteur ! Peut-être a-t-il participé au fait que je n’ai cru à aucun personnage. Mais globalement, la mise en scène n’apporte ni idée ni explication : la transposition dans le Berlin des années 60 est plus un obstacle à la compréhension du texte qu’une révolution nécessaire et intelligente. Les facilités encadrent la pièce, de la porte tournante par laquelle entrent certains comédiens au plateau tournant – avez-vous bien compris que le titre de la pièce était La Ronde ? – aux artefacts de mise en scène pour cacher le manque d’idée en faisant rire le spectateur endormi, tout souligne . Je ne vous raconte pas ce moment gênant de la fin de la pièce, alors que tous les couples sont réunis sur scène et que le plasticien retrouve ses véritables parents dans un câlin qui se voudrait émouvant. Plutôt affligeant.

Pour finir, je ne retrouve pas les comédiens du Français que j’ai plaisir à voir habituellement. Probablement mal dirigés, chacun exagère les tics de jeu qu’on peut lui connaître, et même Laurent Stocker ne parvient pas à me faire décoller les mâchoires. Il est très bon, mais je reconnais trop l’acteur devant le personnage. Aucun ne parviendra à me faire oublier que je suis au Vieux-Colombier et que j’ai devant moi des comédiens-Français. Certaines situations sont mêmes tellement absurdes qu’elles en deviennent risibles : ainsi lorsque Sylvia Bergé se retrouve sur Hervé Pierre, j’ai le sentiment qu’on a touché le fond.

A éviter… pouce-en-bas

Simul et singulis

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Critique de Vania d’après Oncle Vania de Tchekhov, vu le 1er octobre 2016 au Vieux-Colombier
Avec Florence Viala, Laurent Stocker, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern, Anna Cervinka et Dominique Blanc, dans une mise en scène de Julie Deliquet

Jusqu’ici, pour moi, Oncle Vania était un mauvais souvenir d’un spectacle au Théâtre 14 vu il y a quelques années, alors que le spectacle n’était pas bon, et moi probablement trop jeune. Mauvais souvenir qui me hantait puisque le spectacle m’avait plongée dans un ennui mortel, et qui m’a presque fait hésiter lors de l’annonce d’une adaptation du texte pour la saison 16-17. Mais j’ai décidé de faire confiance au Français, qui atteint des sommets à travers ce spectacle.

Tout semble bien triste dans la vie de Vania et de ses proches, depuis que le professeur Alexandre a établi demeure chez eux. Tout est morne ici, et même la superbe Éléna, la femme du professeur, ne peut mettre fin à une atmosphère si grise. De vieilles rancunes pas totalement enterrées font parfois surface, et l’on sent que quelque chose est pourri dans cette campagne reculée. Pourtant quelque chose m’amène à penser que s’il n’étaient pas ensemble, cela fait longtemps qu’ils auraient cessé d’espérer. La collectivité compte chez Vania, et le spectacle se conclut sur une fausse lueur d’espoir certes, mais jamais le je ne triomphe : il s’agit bien de se reposer ensemble… Seuls, il ne sont plus grand chose. Une parfait écho à ce beau travail de troupe, qui entraîne spectateurs et comédiens dans un très grand spectacle.

Et pourtant, on pourrait si facilement tomber dans le pathos ! Mais ici pas une once de cette grandiloquence, seul l’humain est présent dans la mise en scène de Julie Deliquet, qui laisse parler le texte. Les conversations s’enchaînent avec une facilité monstre, et rarement Tchekhov m’a paru si accessible. La jeunesse de Laurent Stocker ajoute encore une certaine profondeur à la pièce : joué ainsi, le poids des années vides qui lui restent à vivre est accentué, alourdi : il lui resterait encore tant à vivre, que l’ennui ne peut être une option… On sent quelque chose de bouillonnant tout au long de la pièce, qui finit par exploser dans une scène qui nous cloue littéralement sur notre siège. Face à un Vania sorti de ses gonds, la terreur envahit le public autant qu’Alexandre, et à cet instant précis le théâtre n’existe plus. J’ai rarement ressenti pareillement cette proximité avec la vie se déroulant sur scène, mais le dispositif scénique, bifrontal, accentue tous nos ressentis, et me voilà prise dans une affaire familiale qui risque de mal tourner.

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Cramponnée à mon siège, Vania semble me faire face et nous sommes entrés dans une autre dimension que le simple jeu : il ne s’agit plus là de maîtrise, puisque le métier est totalement effacé derrière l’incarnation. Sa colère, que l’on sentait fermenter en Vania depuis quelques temps, est un véritable ouragan. Je ne parle pas ici de cris ou d’agressivité, mais d’une authenticité indéfinissable. Je parle de l’indicible, une évidence telle qu’elle est indescriptible. Comment mettre des mots sur un Vania vivant devant nos yeux ? Comment décrire cette flagrance ? Je me sens pourtant obligée de donner un autre nom à celui qui longtemps incarnera pour moi l’image de Vania : je parle bien entendu du grand Laurent Stocker. A nouveau, impressionnée par une incarnation qui dépasse la technique. A nouveau, ébahie devant la finesse, la retenue, le talent. Il donne à son Vania une belle humanité, et malgré nous, nous nous surprenons à croire, à espérer avec lui que quelque chose est possible.

Mais je n’oublie pas le reste de la troupe. Tous sont extraordinaire. Hervé Pierre, ce Professeur qui malgré une apparente joie de vivre, toujours bruyant et triomphal, sème partout sa vieillesse, son dégoût de soi, et de la vie. Habillé de manière extravagante, Hervé Pierre ne pose pourtant à aucun moment ne serait-ce qu’un orteil sur l’exagération : il est brillant. Dans cette même retenue, Florence Viala qui en tant que femme fatale pourrait se laisser aller à la fanfaronnade, ne déroge pas à la règle, et affiche elle aussi un profond mal-être. Stéphane Varupenne nous touche en plein coeur une nouvelle fois avec cette simplicité qu’on lui connaît et qui jure parfois à merveille avec certaines situations. Cette franchise se retrouve chez Noam Morgenstzern, qui compose peut-être le personnage le moins malheureux, puisque lui n’espère plus depuis bien longtemps. Dans ce décalage, on distingue aussi Dominique Blanc : la doyenne de la maison reste la seule encore fascinée par le Professeur, peut-être la seule qui parvient à s’accrocher à cela pour avancer, et sa naïve Maria a quelque chose de profondément touchant. Anna Cervinka, enfin, convainc parfaitement en composant cette Sonia bouleversante, tremblante, souvent agitée, et qui semble parfois s’accrocher à des mots pour ne pas hurler son désespoir.

Triste et ravissant. ♥ ♥ 

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Tyrannicus

Britannicus

Critique de Britannicus, de Racine, vu le 27 mai 2016 à la Comédie-Française
Avec Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Benjamin Lavernhe, et Dominique Blanc, dans une mise en scène de Stéphane Brauschweig

Enfin ! Enfin, la Comédie-Française remonte un Racine ! Le dernier vu en date, Bérénice, monté par Muriel Mayette, ne m’a laissé qu’un vague souvenir. Ici, Eric Ruf a fait appel à son rival Braunschweig pour la mise en scène, contre lequel il avait disputé la place d’Administrateur de la Comédie-Française. D’abord réticente à sa transposition dans ces hauts lieux de pouvoir, avec des acteurs en costumes cravate – Comment ? Ne pas monter Racine en toges ? – j’ai finalement laissé sa chance au spectacle. Brillante résolution.

Si Britannicus prend pour titre celui d’un personnage de la pièce, il n’est pas toujours au premier plan. Certes, Britannicus aime Junie et est aimé d’elle. Bien sûr, son demi-frère Néron va l’enlever car il s’éprend d’elle à son tour. Mais tout cela n’est qu’une excuse pour appuyer l’intrigue : c’est d’abord une histoire de pouvoir, de passage de pouvoir, de désir de pouvoir, de trahisons pour le pouvoir… C’est une véritable pièce politique. Si une intrigue amoureuse est présente, elle n’est pas l’essentiel : on ne voit que Néron, empereur romain, tendre lentement vers une folie sûre, et rejeter peu à peu toute sa famille : son frère, Britannicus, et sa mère, Agrippine. Ce goût du pouvoir qu’il acquiert pendant la pièce, nulle doute qu’il le tient d’elle : redoutable, immorale, sans scrupule, elle écarte de son passage tout ce qui ne va pas dans son sens.

C’est dans le rôle d’Agrippine que Dominique Blanc fait son entrée comme pensionnaire à la Comédie-Française. Entrée très attendue… et très réussie. Elle est sur la scène de la Salle Richelieu comme une reine : imposante, belliqueuse, rien ne semble pouvoir l’arrêter. Mais tout ne glisse pas sur elle sans l’atteindre, et l’on sent que malgré tout, ce pouvoir qui l’échappe ne la laisse pas indifférente et la rage de le conserver fait parfois place à la peur de le perdre. A ses côtés, le reste de la distribution excelle tout autant : Georgia Scalliet est une Junie sensible et attachante, brûlant d’un amour pour l’excellent Stéphane Varupenne qui incarne un Britannicus qui monte en assurance au fil de la pièce. Hervé Pierre est un Burrhus attachant, raisonné et troublé, dont la souffrance face à l’évolution de César a su me troubler. Benjamin Lavernhe continue de monter en puissance : il est ici un Narcisse angoissant, redoutable et sans scrupule ; et sa voix, notamment dans la scène où il semble contrôler Néron, prend une tournure sombre et menaçante qu’on ne lui connaissait pas.

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Il y a longtemps que je ne doute plus du talent de Laurent Stocker. A l’annonce de sa future interprétation de Néron, contre-emploi pour l’acteur qu’on voit peu dans ce registre, je me suis vue le défendre à plusieurs reprises, arguant qu’il avait plus d’une corde à son arc et qu’il pouvait continuer à nous surprendre. J’étais encore loin de la vérité. Quelle transformation ! La composition de Stocker en Néron est d’une perfection absolue. Réglé au millimètre, son regard de faucon le précède partout où il entre, sa moue trahissant une amertume profonde. En un quart de seconde, son visage passe d’un plein éclairage, révélant l’amertume et la rage de ses prunelles, à la pénombre plus inquiétante encore qui le rend presque démoniaque. Le geste est mesuré et l’effet angoissant. Tyran aux éclats d’enfant gâté, il compose un Néron effrayant, impulsif, basculant peu à peu dans la folie.

La mise en scène de Braunschweig est d’une extrême rigueur : sous cette apparente simplicité, tous les détails sont pensés, minutés, parfaitement effectués. Les lumières créent une ambiance inquiétante en éclairant habilement chaque visage, les scènes d’affrontement sont réglées à la seconde, les placements anticipent les paroles, comme cet alignement total entre Néron et Narcisse lors de l’acte V, qui vient compléter le dialogue sans équivoque. Belle idée également de transposer la pièce dans ces grandes pièces qui évoquent des lieux de pouvoir à la House of Cards : l’alexandrin naturel des acteurs s’y adapte parfaitement, et même l’histoire romaine ne choque pas dans ce décor pourtant inhabituel chez Racine. Mais la pièce, plus actuelle que jamais, épouse parfaitement les contours amenés par Braunschweig, qui la porte ainsi à son sommet.

Indispensable. ♥  

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La Mer, qu’on voit tanguer

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Critique de La Mer d’Edward Bond, vue le 5 mars 2016 à la Comédie-Française
Avec Cécile Brune, Éric Génovèse, Coraly Zahonero, Céline Samie, Laurent Stocker, Elsa Lepoivre, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Pierre Louis-Calixte, Stéphane Varupenne, Adeline d’Hermy, Jérémy Lopez, Jennifer Decker, et les élèves-comédiens Pénélope Avril, Vanessa Bile-Audouard, Hugues Duchêne, et Laurent Robert, dans une mise en scène d’Alain Françon

Je suis une grande fan du travail d’Alain Françon ; j’entends d’ici les détracteurs l’accuser de mise en scène trop classiques. Je ne sais pas quand un tel adjectif est devenu reproche, mais il n’en reste pas moins l’un des plus grands metteurs en scène du XXe siècle à mon humble avis. Grand connaisseur de Bond et de son univers, il a monté la plupart de ses pièces et revient dans la grande salle de la Comédie-Française avec La Mer. Mais le spectacle risque de ne pas attirer suffisamment de spectateurs pour remplir la salle Richelieu, à cause d’un public peut-être justement trop classique. Avec La Mer, Alain Françon signe une mise en scène qui semble inaboutie : à la manière de la mer lors de la première scène, le spectacle est déchaîné, successivement calme et effervescent, qui, à la manière de la houle, nous emporte puis nous laisse couler.

Elle se voudrait reflet d’une société au bord de la crise : la pièce précède et annonce la Première Guerre mondiale. Elle part d’un naufrage, d’une tempête provoquant la mort de Colin alors que son camarade Willy survit. Obligé de rester dans la ville pendant l’enquête, il se voit projeté dans une commune aux traits effrayants d’ordre, de hiérarchie, d’étouffement de ses habitants. Point de ralliement des différents membres de la ville, il finira par choisir de mener une nouvelle vie, et de partir, loin de cette cité prête à éclater. C’est une pièce britannique, et cela se sent : le souffle de Shakespeare la pousse. Alternant comique et tragique, voilà un spectacle qui m’a laissé une étrange impression.

Certains tableaux sont d’une beauté à tomber : la première scène, celle du naufrage, est une réussite absolue, nous faisant sombrer dans un chaos assourdissant. Mais elle n’est pas le seul moment phare du spectacle : les différentes scènes soulevant les rires de la salle sont menées d’une main de maître et transcrivent au mieux l’humour grinçant de Bond : comme cette scène de funérailles où les cendres du noyés sont jetés sans cérémonie par une madame Rafi hilarante malgré elle. Cependant, les scènes pour lesquelles le rire n’est pas de mise m’ont semblé bien plus difficiles, et bien moins claires : le message de Bond, que j’ai découvert plus tard en lisant le programme, n’est pas passé. Peut-être les transitions entre les pièces, un peu longues et monotones, coupant le rythme, cassant l’unité, jouent-elles dans cette incompréhension. Cette non-unité casse le spectacle, accrue par le manque de continuité entre les scènes compréhensibles et celles qui le sont moins. Fatigue, stress de première, ou premier échec de Françon à traduire l’auteur, seule une nouvelle soirée de spectacle pourrait y répondre.

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Pourtant, Françon s’est entouré des meilleurs comédiens du Français : Cécile Brune, qui retrouve en Madame Rafi un emploi semblable en plusieurs points à celui de Bernarda, excelle en reine Victoria locale, autoritaire, parfois cynique. Jérémy Lopez, fil directeur vivant de la pièce, réunissant malgré eux tous les personnages à travers les différentes scènes, apporte à son rôle une certaine candeur, comme s’il traversait une épreuve initiatique. Hervé Pierre excelle dans le rôle d’Hatch, cet homme étrange qui parle de Martiens, et dont les scènes de folie sont simplement parfaites. Laurent Stocker se transforme intégralement et compose un Evens usé par l’âge, blasé, mais dont la morale finale n’est pas parvenue jusqu’à moi. Son monologue, qui clôture presque le spectacle, m’a laissée de marbre, alors qu’il appelle la jeunesse à changer le monde.

Pour une première approche scénique de Bond, je suis plutôt restée sur ma faim, jusqu’à me demander si c’est vraiment la rôle de la Comédie-Française que d’essayer de mettre en lumière un tel texte. J’ai eu la même réflexion après avoir vu le Déa Loher la saison dernière – loin de moi l’idée de mettre en parallèle les deux spectacles, dont l’un se rapproche plus d’une vaste plaisanterie. Mais – j’ai ce côté conservateur en moi – la Comédie-Française doit-elle réellement monter des auteurs vivants ? Ne doit-elle pas rester proche de sa vocation première – monter des classiques ? Si j’en crois la rumeur et qu’Alain Françon monte généralement avec brio les pièces de Bond, pourquoi suis-je à ce point restée en dehors du spectacle ? Le problème viendrait-il alors des comédiens, peu habitués à jouer ce genre de registre, et qui ne parviennent pas à transcrire l’originalité, l’aspect britannique contemporain, si indigeste pour nous, habitués aux classiques français ?

Je reconnais la belle performance d’acteur et quelques grands moments, mais je reste déçue face à un texte qui n’est pas clarifié par la mise en scène. ♥ 

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Rencontre avec Laurent Stocker

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©Simone Perolari

Laurent Stocker est pour moi l’un des plus grands acteurs français. Découvert dans Le Mariage de Figaro à la Comédie-Française il y a quelques années, c’est un comédien que j’ai plaisir à suivre tant il enchaîne les réussites, au théâtre comme au cinéma. Dès son engagement comme pensionnaire au Français en 2001, il travaille avec les plus grands : Fomenko, Lassalle, puis Robert Wilson lors de son sociétariat en 2004. Si on l’a moins vu sur la scène du Français cette année, c’est qu’il a été très pris par le cinéma, et par le théâtre à l’extérieur, puisqu’il incarne en ce moment Moi dans Toujours la Tempête de Handke, mis en scène par Françon à l’Odéon. C’est la folie en ce moment, pour cet acteur de la Comédie-Française… Et pourtant, c’est à peine si on le voit, le succès, dans les réponses modestes de Laurent Stocker. Oui, c’est vrai, les choses se sont accélérées. Mais il n’a pas l’air de prendre la grosse tête, loin de là. Il joue, c’est ce qui compte. C’est en toute simplicité qu’il a accepté de jouer le jeu et de répondre à mes questions. Rencontre avec un grand comédien, dont la présence de plus en plus importante sur les scènes française ne semble aucunement altérer l’ego.

MDT : Vous décrire en trois mots ?
Laurent Stocker : Résistant, poète,… gastronome

1001 grammes, Toujours la Tempête, Caprice… D’autres projets ?
Côté cinéma, ça continue encore un peu : je pars en tournage avec Daniel Auteuil en Thaïlande, pour tourner un film qui s’appelle Les Naufragés. On est les deux rôles principaux, et on part trois mois là-bas : mai, juin, juillet. C’est vrai que j’ai peu été au Français cette année : je n’y ai joué que Trahisons en début d’année. Mais l’an prochain, ce sera mon retour Salle Richelieu, et ce dès octobre. En projet, il y a d’ailleurs une autre collaboration avec Alain Françon, sur un Edward Bond ; mais je n’en dis pas plus !

Vous n’allez quand même pas finir par préférer le cinéma au théâtre? Vous abordez les deux expériences différemment ou finalement vous y retrouverez les mêmes repères ?
Je ne compte nullement abandonner le théâtre ; j’y suis très attaché ! Les deux choses sont évidemment différentes mais j’y prends le même plaisir. D’un côté, le théâtre est l’infiniment grand, et de l’autre on a l’infiniment petit qu’est le cinéma. En effet, au cinéma tout est en filigrane, alors qu’au théâtre, il faut parler haut et clair, par exemple ; il s’agit de de décupler ses forces, au théâtre, alors qu’au cinéma il faut être plus dans le minimalisme : un clignement d’yeux, tout le monde le verra au cinéma. Mais j’aime beaucoup les deux ! Cependant, j’ai moins de trac au cinéma. L’objet caméra ne me fait pas peur alors que la masse spectatrice, beaucoup plus. Surtout ici, aux Ateliers Berthiers, car je suis vraiment à un mètre du public lorsque je joue : je vois les spectateurs ; c’est drôle d’être le spectateur des spectateurs. Et pour le rôle de « Moi » qui est un rôle particulier, je regarde les spectateurs comme pour leur dire : vous êtes mon miroir et je suis également le vôtre, je parle de ma famille, de mes ancêtres et je parle également des vôtres. Pendant que je joue, je repère les visages. Quelquefois ça me porte : je vois des gens qui m’émeuvent presque. Puis d’autres envoient des énergies moins sympathiques, alors je ne m’arrête pas à eux. Je ne garde que les énergies positives !

C’est au moins votre 3e collaboration avec Alain Françon… Vous avez travaillé avec Peter Stein, Bob Wilson… Il y a d’autres metteurs en scène avec qui vous aimeriez travailler ?
Bientôt une 4e avec Alain Françon, donc… J’ai aussi travaillé avec Piotr Fomenko, le Chéreau russe, et qui est mort il y a deux ans. C’était un metteur en scène extraordinaire, et j’ai travaillé avec lui sur sur La Forêt d’Ostrovski ; ça reste un grand souvenir. J’ai beaucoup aimé travailler avec Lavaudant également. Mais non, je n’attends pas spécialement de metteur en scène : je suis comédien, je me laisse porter.

Et vous, vous vous voyez metteur en scène ?
J’ai fait une mise en scène avec Cécile Brune qui s’appelait Marys’ à Minuit, qu’elle a joué au Studio-Théâtre. C’est un bon souvenir, mais moi je suis comédien. La mise en scène, c’est un métier à part entière, qui s’apprend, qui est complexe. Et bien sûr que tout le monde peut mettre en scène, mal. Il y a des comédiens qui endossent le rôle de metteur en scène, mais ça ne fonctionne pas toujours, et les choses sont mal faites ; ce n’est pas ce que je veux.

Quitter la CF, vous y avez songé ? Commencer autre chose…
Je n’ai pas du tout envie de quitter la Comédie-Française. Au contraire, là je vais plutôt me concentrer à partir de l’an prochain sur le théâtre : je vais rentrer au bercail !

Pierre Louis-Calixte a dit, pendant son école d’acteur, que vous étiez là pour déconner juste avant d’entrer en scène dans Juste la fin du monde. Rire et faire rire, c’est un besoin pour vous ?
Oui c’est un besoin, le rire c’est quelque chose de très important ; c’est le propre de l’homme, comme disait Rabelais. Juste la fin du monde, c’était pas évident du tout comme histoire, c’était même quelque chose d’assez lourd ; donc si on ne rit pas un peu avant quand on parle des choses les plus atroces, on n’y arrive pas. Moi j’ai besoin d’exulter avant de monter en scène ; faut que je déconne avant de jouer sinon je me sens pas bien. Même avant une tragédie ; je pense qu’avant de jouer Racine, par exemple, j’aurais besoin de ça.

© Agathe POUPENEY / Divergence

© Agathe POUPENEY / Divergence

Comment joue-t-on Pinter, et tout particulièrement Jerry, qui est un peu le personnage ingrat de Trahisons ?
Pinter, c’est une écriture très particulière ; ça paraît être quelque chose de quotidien, or si on tombe dans la quotidienneté, ça devient très vite inintéressant. Les phrases ressemblent vraiment à des choses très élémentaires : « ça va », « oui et toi ? » mais il y a 5 sous-textes par phrases, ça va bien au-delà de ces simples répliques ! Pinter, un peu comme Koltès et Lagarce, ce sont de ces auteurs qu’on ne comprend pas tout de suite, en les lisant une première fois : par exemple, ma première réaction devant Koltès a été de me demander pourquoi c’était monté ! On peut être tenté de jeter le bouquin et d’en commencer un autre, mais si on persévère, on comprend de plus en plus et on se rend compte de la richesse de ces textes. C’est comme la psychanalyse ou les rêves ; quand vous faites un rêve vous le comprenez pas forcément tout de suite, puis vous y revenez et il a un sens qui arrive plus tard. Mais je ne suis pas aussi défaitiste que vous sur le personnage : tout n’est pas perdu, et l’amitié n’est pas morte dans Trahisons. Mon personnage, Jerry, c’est Pinter lui-même car il lui est arrivé cette histoire ; à croire que je suis très « auteurs » en ce moment.

Un rôle qui vous a particulièrement marqué ?
Antoine Magneau dans Victor ou les enfants au pouvoir, qui était avant le Français. Ou, justement, Antoine dans Juste la fin du monde. Et il y a aussi Le Dindon de Feydeau : c’est avec cette pièce que je suis entré au Français.

En dehors des soirs où vous jouez, vous allez au théâtre ?
J’essaie d’aller au théâtre le plus souvent possible quand je ne joue pas ; dès que je peux, j’y vais. Et généralement, lorsque je ne suis pas allé voir un spectacle où j’étais invité par exemple, c’est par manque de temps. Je suis un bon spectateur, en plus ; je ne suis pas du genre à partir à l’entracte. Je trouve toujours quelque chose à sauver dans un spectacle, par respect pour les acteurs. Je sais tout le travail qu’il y a derrière, et dont certains ne se rendent pas toujours compte, de sorte qu’ils cassent parfois des spectacles trop facilement. Ce n’est jamais mon cas. Devant un spectacle, comme devant un roman, il y a toujours quelque chose de bien.

Est-ce que vous lisez les critiques ?
Non : je les lis à la fin, une fois que le spectacle est terminé. Parfois, un camarade me dit qu’on a eu tel ou tel bon papier, et je me dis d’accord, c’est bien, mais je ne vais pas aller vérifier. Là, je viens de finir de lire les critiques de Trahisons, dont la tournée s’est terminée il y a peu. Et je suppose que je lirai celle du Handke en mai, lorsque le spectacle sera derrière moi.

 Une définition du théâtre ?
« Un rêve de jour, n’importe où, n’importe quand », qui est une expression que Handke emploie. Oui, pour moi c’est ça, le théâtre.

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Carte d’identité littéraire :
Livre préféré : Le Maître et Marguerite de Boulgakov – surtout la scène du Diable qui se transforme en chat : ça me fait hurler de rire.
Film préféré : Mulholland drive ; je suis un fan absolu de David Lynch
Pièce de théâtre préférée : Victor ou les enfants au pouvoir, pour sa folie délirante
Compositeur préféré : Bach
Un grand acteur : Michel Serrault
Un grand metteur en scène : Alain Françon
Un grand réalisateur : Cassavetes
Un beau vers de théâtre : Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas d’un savant qui se tait (Le dépit amoureux, Molière)

Au coeur de la Tempête

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Critique de Toujours la Tempête, de Peter Handke, vu le 7 mars 2015 aux Ateliers Berthiers
Avec Pierre-Félix Gravière, Gilles Privat, Dominique Reymond, Stanislas Stanic, Laurent Stocker, Nada Strancar, Dominique Valadié, et Wladimir Yordanoff

C’est toujours un plaisir de retrouver les spectacles d’un metteur en scène qu’on admire. Lorsque celui-ci a de plus réuni de grands comédiens sur scène, on ne peut qu’être impatient. Ne manque plus qu’un texte à la hauteur de la troupe qu’il a créée, et la réaction chimique qui se produit s’avèrera divine. Ce mélange-là, aux aspects si savoureux, Alain Françon nous le propose en montant Toujours la Tempête de Peter Handke. L’auteur, que j’ai découvert et déjà apprécié grâce à Yann Collette l’an dernier, m’intriguait. Le visage que lui donne Alain Françon est des plus réussis : grâce à une harmonie parfaite entre les comédiens et l’oeuvre, et en mettant toujours en avant le texte et non ses propres idées, c’est un grand moment de théâtre qui se joue actuellement aux Ateliers Berthiers.

Dès le début de la pièce, on sent que l’expérience sera unique. « Une lande, une steppe, une lande-steppe, ou n’importe où. Maintenant, au Moyen-Âge, ou n’importe quand. » annonce Moi, le narrateur de cette histoire, en quelque sorte. Le décor représente une parcelle de terrain effectivement neutre, ne figurant pas de lieu particulier. Moi est alors seul sur le plateau et peut-être qu’il se met à rêver, de sorte que ses ancêtres surgissent : sa mère, ses trois oncles, sa tante, et ses grands-parents sont là, sur cette terre où il se tenait quelques instants avant, et d’où il est à présent descendu. Il va pouvoir les observer, comprendre ses racines, et le monde qui l’entour aujourd’hui. Observer et comprendre, c’est aussi notre sort à nous, spectateurs, qui nous retrouvons pris dans l’histoire d’une famille qui traverse la seconde guerre mondiale tant bien que mal ; eux sont prisonniers d’une Histoire qu’ils ne parviennent pas toujours à contrôler.

Le texte de Handke est simple et puissant. Si simple dans ce qu’il dessine, puisqu’il représente la vie d’une famille prise dans les guerre du XXe siècle, et pourtant si puissant dans ce qu’il évoque, par l’écho qu’il crée en nous. Tout est finement dosé : rien de larmoyant dans le texte, donc pas d’émotion suscitée par les acteurs ; on est simplement pris par une histoire écrite et racontée avec une sensibilité rare et précieuse.

Cela fait longtemps que je n’ai plus de doute sur la qualité de directeur d’acteur d’Alain Françon. Mais diriger pareillement des acteurs de grands talents ne peut que donner des étincelles. Ici, non seulement chacun est une véritable perle et parvient à rendre l’âme du texte à la perfection lorsqu’il s’exprime à travers son personnage, mais la réunion de tous ces talents se fait dans une harmonie la plus totale. C’est un véritable travail de troupe qui nous est livré, et chacun apporte sa pierre pour construire un édifice d’une solidité impressionnante. Dominique Reymond, la mère du narrateur, est un véritable soleil qui laisse une traînée rouge flamboyante derrière elle lorsqu’elle se déplace avec la grâce et la légèreté d’une jeune fille en fleur. Quel contraste avec Dominique Valadié, aux allures de vieille fille ronchon qui broie du noire à longueur de temps ! Autour de l’actrice semble constamment flotter la tristesse. Stanislas Stanic, l’un des oncles, incarne à merveille un jeune galant des dames, alors que Pierre-Félix Gravière, l’autre oncle, étonne par sa souplesse verbale autant que corporelle.

Nada Strancar et Wladimir Yordanoff forment un duo intense et résistant, un peu austère parfois, et dont les réactions vont toujours par deux ; la tristesse, la mélancolie, chaque douleur est partagée et ainsi acceptée. Laurent Stocker est un Moi à la simplicité étonnante. Suivant avec sensibilité le fil étroit du texte de Peter Handke, il a une présence telle que, même lors de la première partie où il est souvent en dehors de l’action, on ne peut l’oublier. Et lorsqu’on l’observe alors que ses ancêtres parlent, on le voit les regarder de loin ou rêver tout en mimant les paroles sur ces lèvres. Même éloigné du centre du plateau, chaque parcelle de son personnage l’habite entièrement et il le rend avec la justesse qu’on lui connaît. Gilles Privat, enfin, est, pour moi, la grande découverte de ce spectacle. Si on sent le potentiel de l’acteur durant la première partie du spectacle, oscillant entre ses pommiers et le désir de faire partie de l’Histoire, il nous dévoile tout son talent : il tient la scène durant près d’une heure, et fait d’un long monologue un peu abstrait un grand moment de théâtre. Outre la puissance émotionnelle, son art de dire et de raconter, cette scène est un véritable hymne à la vie qu’il transmet aussi bien à son partenaire direct, qu’à nous autres spectateurs. S’il y apparaît désespéré, il se rend également compte de ce dont il n’a pas profité, comme ces jeux de quille en famille auxquels il aimerait à nouveau participer, voeux qui apparaît si simple et pourtant impossible. Là où il parle de ce qu’il a perdu, il chante aussi ce que moi, spectateur, je possède encore, et qu’en aucun cas je ne dois laisser passer… Une vie à croquer à pleines dents, comme dans une pomme Cox Orange ou une Belle de Boskoop.

C’est vraiment délicat d’écrire sur un tel spectacle. Que dire devant la perfection ? Pour moi, c’est vraiment énervant de ne pas arriver à transmettre ce qu‘ils m’ont transmis. Même si la seconde partie se fait par instants plus pessimiste, j’en retiens un message d’espoir, malgré tout. Prisonniers de l’Histoire, certes, mais aussi capable d’agir, de se battre pour des causes qui nous semblent justes. L’espoir est là, en filigrane. Dans les lumières majestueuses qui accompagnent les paroles des comédiens, parfois chaudes et apaisantes, on semble pouvoir croire à un monde meilleur. Le travail d’Alain Françon est admirable. Le texte est le maître-mot de ce spectacle, et il résonne dans la salle autant qu’en nous, et s’inscrit quelque part dans notre tête. Les acteurs servent au mieux cette partition puissante et… nécessaire, aujourd’hui. Merci.

Françon, Handke, et des acteurs d’exception. Que dire de plus devant cette association parfaite ? Courez-y. ♥ ♥ ♥ 

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