Françon is a God, oh !

Critique de En attendant Godot, de Beckett, vu le 8 février 2023 à la Scala Paris
Avec Éric Berger , Guillaume Lévêque, André Marcon, Gilles Privat et Antoine Heuillet, mis en scène par Alain Françon

Françon, toujours Françon. J’y reviens toujours. Comme si mon univers théâtral tournait un peu autour de lui. Ce Godot a un goût tout particulier pour moi, car j’ai découvert Beckett avec Françon, et Françon avec Beckett. C’était il y a plus de dix ans, et j’ai toujours en moi des bouts de cette soirée d’exception. Ce soir, il y a quelque chose de cette ambiance-là. C’est mon premier Godot, et je l’aborde avec toujours cette excitation folle qui précède la découverte d’un nouveau texte, la même qu’il y a dix ans. Une gamine, prête à attendre Godot, et à être éblouie.

C’est la tradition, donc je vais mettre deux mots sur la pièce, mais vraiment, on se sait : En attendant Godot est impossible à résumer. Il faut se figurer deux gars (et ils resteront des hommes tant que Beckett ne sera pas passé dans le domaine public, il l’a bien précisé et ses ayant droit veillent au grain) sur un plateau quasiment nu, avec un arbre et un rocher, qui font passer le temps en attendant Godot. Qui est Godot, on ne le saura jamais vraiment. Ils vont rencontrer deux autres gars à un moment, ça va leur faire passer un peu de temps aussi, alors ils sont contents. Ils attendent, et on attend avec eux.

Comme toujours, après avoir vu un spectacle de Françon, je me demande ce que je vais bien pouvoir écrire. Comme on se sent petit, après avoir assisté à un spectacle comme celui-là. Ça commence dès l’entrée dans la salle. Bouche bée devant le décor de Jacques Gabel. C’est d’une beauté sans nom, et ça s’impose comme une évidence. C’est d’ailleurs le sentiment que j’aurai durant tout le spectacle. L’impression de voir la pièce telle qu’elle a été pensée. C’est le seul metteur en scène qui me donne une telle sensation de vérité absolue. Je savoure cette chance.

C’est une impression récurrente chez Françon, mais qui m’a semblé avoir une tonalité toute particulière ce soir-là. La langue de Beckett est sans doute en cause : un dialogue pareil, il faut pouvoir le faire passer. Et justement, Françon le fait passer avec une facilité déconcertante. On se retrouve avec l’impression d’assister aux dialogues les plus clairs qu’on ait jamais entendu. Comme si ces échanges, pourtant absurdes et étranges à bien des égards, devenaient limpides. Comme si on était branché sur la traduction de la pensée de Beckett en temps réel. L’évidence, à nouveau.

Cette évidence découle aussi du merveilleux duo qu’il a su composer. André Marcon et Gilles Privat sont fascinants. Leur complicité habite leur plateau. Ils jouent, au-delà même de leurs personnages : ils jouent comme des enfants. C’est cette connexion entre eux, ce sentiment d’une compréhension absolue de l’un avec l’autre, qui rend cette attente aussi captivante. Ils font exister un monde au travers de leurs échanges. Ils arrivent à mettre de la légèreté dans cette attente sans rien lui ôter de son existence pesante, jouent à un rythme effréné sans jamais occulter la sensation de temps qui passe, font se côtoyer leur incroyable humanité avec la mort qui semble rôder autour. La vie est là, qui laisse aussi de la place à une dose de théâtralité assumée et réjouissante, dosée juste à point pour être vraiment savourée. Tout y est.

Mon premier Godot, donc. C’est bon, c’est fait, je ne l’attends plus. ♥ ♥ ♥

1h22 de trop

Critique de 1h22 avant la fin, de Matthieu Delaporte, vu le 8 février 2022 à la Scala Paris
Avec Kyan Khojandi, Eric Elmosnino et Adèle Simphal, dans une mise en scène de Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière

Comme beaucoup de spectateurs, je pense, c’est la distribution qui m’a d’abord attirée vers ce spectacle. Kyan Khojandi au théâtre, évidemment, c’est un petit événement, et en plus face à Eric Elmosnino, il n’y a pas à dire, ça peut faire envie. J’avais quand même cette petite voix dans ma tête qui me disait : « attention, deux têtes d’affiche ne suffisent pas à faire un bon spectacle, ne l’oublie pas ». Mais, en brave mouton que je suis, j’ai ignoré la petite voix dans ma tête – après tout, Matthieu Delaporte avait participé à l’écriture du Prénom qui est quand même une comédie de qualité. Mais en fait j’aurais mieux fait de suivre la petite voix dans ma tête.

La pièce s’ouvre sur Bertrand – Kyan Khojandi – qui s’apprête à se suicider. Mais alors qu’il allait se laisser tomber du bord de sa fenêtre, quelqu’un toque à la porte. L’homme qui est là porte une moustache et un pistolet et est venu pour le tuer – c’est Eric Elmosnino. S’engage alors un dialogue entre les deux hommes qui parlent de tout et de rien. Mais surtout de rien.

1h22, c’est un peu l’archétype du genre. Deux têtes d’affiche, une scéno qui se tient, mais un texte qui gâte tout. Dès le début, on sent qu’il va y avoir un problème. Parfois, je me dis qu’il faudrait que je fasse une critique uniquement composée des notes que je couche sur le papier pendant la représentation. Ici, ça donnerait à peu près ça : « Vannes faciles qu’on devine avant. Manque de rythme. Silences entre les répliques. Ça ne décolle pas. Remplissage avec des paroles de chanson. Dialogues creux. »

Bref, pas la peine d’en écrire des lignes à mon tour, je pense qu’on comprend l’idée générale. Faire 1h22 de spectacle avec aussi peu de matière en dit long sur le texte qui nous est présenté. La note d’intention est édifiante – il ne semble pas y avoir d’autre intention que de combler des nuits d’insomnie. Soit. Au milieu du spectacle, pendant quelques minutes, on a l’impression que quelque chose se passe, légèrement, puis ça retombe. On finit par s’accrocher à la seule curiosité de connaître la fin. Dommage pour nous : c’est un long tunnel plutôt inconsistant dont on sort un peu abrutis.

On aura quand même un petit mot pour les comédiens, qui rendent le moment aussi consistant que possible : on connaît le flegme et la puissance comique d’Eric Elmosnino, cette voix légèrement traînante en fin de phrase qui donne toute la saveur à la réplique ; il est aussi bien que possible avec cette étrange partition qui lui est donnée et avec laquelle il semble parvenir à s’amuser malgré tout. Kyan Khojandi, qui fait ses premiers pas au théâtre avec ce rôle, semble plus fragile que son partenaire : il n’embrase pas le plateau mais la mélancolie de son regard, sa presque timidité, sa posture un peu avachie conviennent plutôt bien au personnage qu’il défend. Adèle Simphal, qui rejoint le duo à la fin du spectacle, doit faire théâtre avec un monologue si inconsistant qu’elle peine à exister réellement sur le plateau. Cette pièce n’était pas un cadeau pour une première fois sur les planches.

Bref, je ne m’attendais pas à grand chose et je suis quand même déçue.

Au pas… au trot… au galooooop !

Critique du Feuilleton Goldoni, d’après la trilogie Les Aventures de Zelinda et Lindoro de Carlo Goldoni, vu le 18 septembre 2021 à la Scala Paris
Avec  Joséphine de Meaux, Félicien Juttner, Augustin Bouchacourt, Charlie Dupont, Ahmed Fattat, Tania Garbarski, Jonathan Gensburger, Frédéric de Goldfiem, Pauline Huriet, Thibaut Kuttler, et Ève Pereur, dans une mise en scène de Muriel Mayette-Holtz

J’avoue avoir un peu hésité avant de me décider à réserver pour ce feuilleton Goldoni à La Scala : les confinements successifs m’ont un peu fait perdre l’habitude de ces marathons théâtraux dont les passionnés sont souvent friands. Ici, ce sont trois spectacles de 1h20 comme trois épisodes d’un même feuilleton qui sont proposés, à l’unité en semaine ou en intégrale le week-end. Et comme on n’a peur de rien, c’est évidemment l’intégrale qu’on a choisie, afin d’amener un peu du soleil de l’Italie dans mon samedi nuageux.

Trois feuilletons, donc, pour suivre les aventures amoureuses de Zelinda et Lindoro : leurs amours malheureuses dans le premier épisode, où ils sont obligés de se cacher dans la maison où ils servent, Zelinda étant courtisée à la fois par le fils de son maître et l’intendant de la maison – et de façon ambiguë par son maître qui l’aime « comme sa propre fille », ce qui rend la relation entre Zelinda et sa maîtresse parfois compliquée. La situation finira par s’arranger et ils se marient à la fin du premier épisode, mais Lindoro va gâcher cet heureux dénouement par une jalousie maladive et paranoïaque qui va entraîner diverses péripéties durant le deuxième épisode. Il travaillera sur ses doutes tout au long du dernier épisode, rendant cette fois sa femme, Zelinda, suspicieuse : s’il n’est plus jaloux, c’est qu’il ne l’aime plus…

Avant toute chose, avant d’être critique, car je vais l’être – un peu – j’aimerais saluer l’audace, le culot, le courage de Muriel Mayette de monter un marathon de théâtre comique. Porter haut les valeurs de la comédie et du divertissement, quand les pièces longues sont en général réservées à des spectacles sérieux et profonds, c’est vraiment courageux. Donc merci pour ça, merci de rappeler que la comédie n’est pas un sous-genre théâtral et que rire n’est pas réservé aux idiots. C’est une chouette vision du théâtre, que je respecte et que je partage.

© Virginie Lançon

J’ai été assez décontenancée par les deux premiers épisodes de ce feuilleton. C’est monté comme un vaudeville, ça m’évoque Labiche, mais le rire monte peu. Je mets d’abord en cause le texte qui n’est pas le meilleur de Goldoni et souffre de quelques longueurs, mais il n’est à mon sens pas le seul responsable. Car je vois certains comiques de situation avec pourtant un joli potentiel retomber sans soulever la salle de rire. Je sais que je n’ai pas le rire facile mais de là à ne pas m’en décrocher un seul, je suis un peu déçue.

Et j’ai l’impression de toucher du doigt le problème en avançant dans le spectacle : on ne croit pas vraiment au couple formé par Félicien Juttner et Joséphine de Meaux, Lindoro et Zelinda. On ne voit pas leur amour sur scène alors que tous les personnages ne parlent que de ça – mais il est aux abonnés absents. Il faut dire aussi que le jeu de Joséphine de Meaux est en constant décalage avec celui du reste de la troupe, comme si le premier degré ne lui convenait pas. Son jeu quelque peu nerveux peine à évoquer la pureté dont tous les personnages la louent, ce qui me bloque un peu pour pleinement apprécier le spectacle.

Je ne reste pas totalement en dehors du spectacle non plus : l’ensemble du travail est soigné, la mise en scène dynamique, les enchaînements très fluides. Et le reste de la troupe semble avoir trouvé plus facilement le ton juste : Charlie Dupont compose un maître très réussi, trouvant un bel équilibre entre tendresse et autorité – et on prendra toute la mesure de sa composition lorsqu’il incarnera le notaire au troisième épisode : transformation totale. Jonathan Gensburger est également très convaincant en intendant fourbe et omniscient ; il est le contrepoint réellement farcesque du spectacle. Mention spéciale également à Tania Garbarski, maîtresse alcoolique et dépressive qui attire instantanément le regard sans jamais tomber dans le surjeu. Ce sont eux ce qui me font rester jusqu’au bout. Quelle sage décision !

Car c’est pour moi dans le troisième épisode que le spectacle explose. L’atmosphère change complètement : l’amour de Zelinda et Lindoro n’est plus le personnage central de la pièce et ça change tout ! Certes, il est toujours présent car dans cet ultime acte Zelinda se met à douter de Lindoro, mais ce nouveau point de vue permet à l’actrice de se révéler complètement car on ne lui demande plus de jouer les amoureuses premier degré mais bien de sombrer dans une certaine folie… Or c’est là que Joséphine de Meaux excelle : dans les effets. Elle n’est plus brimée par cette personnalité qui ne lui convient pas et peut laisser libre cours à ses délires pour le plus grand plaisir des spectateurs. Cela provoque un déclic : tout d’un coup la machine s’emballe pour donner un dernier épisode à cent à l’heure qui convainc totalement !

Un bilan mitigé dont on saluera malgré tout l’ambition et le lâcher-prise final ! ♥ ♥

© Virginie Lançon

Ruthy Scetbon, la fée du placard aux balais

Critique de Perte, de Ruthy Scetbon et Mitch Riley, vu le 22 octobre 2020 à La Piccola Scala
Avec Ruthy Scetbon, mis en scène par Ruthy Scetbon et Mitch Riley

C’est chouette comme les choses arrivent. Il aurait pu y avoir plein de raisons pour lesquelles j’aurais manqué ce spectacle. Si Ronan au Théâtre ne me l’avait pas proposé, d’abord, pour me faire sortir un peu de ma zone de confort théâtrale et me faire découvrir de nouveaux univers – je le lui rendrai bientôt. Si le même Ronan ne l’avait pas lui-même fait connaître à la programmation de La Scala Paris, projetant ainsi la jeune comédienne sur une scène parisienne importante et facilitant aussi sa rencontre avec le public. Si ça n’avait pas été Dominique Racle qui défendait ce spectacle mais quelqu’un à qui je fais moins confiance. Bref, la vie est faite de rencontres, et ce sont celles-ci qui m’ont amenée là, pour voir un spectacle qui, plus qu’un autre, se base sur la rencontre d’un personnage et de ses spectateurs.

Je ne savais pas ce que j’allais voir. On m’avait vaguement mentionné un clown, j’avais rapidement regardé quelques secondes du teaser du spectacle, j’en avais déduit que c’était un clown avec un balai. Je suis pas très clown, de base, alors là j’avoue que j’étais perdue. Mais en fait pas du tout. Oublions l’histoire du clown. Le clown, c’est presque une excuse symbolique pour représenter un personnage borné dans l’univers collectif : le clown est là pour nous divertir, la femme de ménage est là pour nettoyer. Mais que se passe-t-il lorsque cette même femme de ménage habituée à l’oubli se retrouve sous les projecteurs ?

Je ne suis pas rentrée tout de suite dans le spectacle. Les rires ont fusé vite autour de moi, il m’a fallu un plus grand temps d’adaptation. Mais une fois que j’avais accepté le personnage et ce qui se jouait devant moi, impossible d’y résister. On est d’abord pris par la chouette performance de mime qui ouvre le spectacle car le début est quasiment muet, ou tout comme – les quelques mots lâchés sont voulus inintelligibles. Ce moment, où l’on découvre le personnage principalement à travers son corps, sa gestuelle, est vraiment très particulier. C’est probablement là que quelque chose se passe, que le lien entre le spectateur et la comédienne se crée. Dans son attitude, elle rappelle un bambin qui se cache et qui est à la fois heureux et gêné quand on le trouve si vite après avoir fait d’abord semblant de le cacher. C’est en tout cas ce que ses tortillements m’ont évoqué : l’enfant timide et gêné, celui qui a encore envie de se montrer et regrette rapidement son geste lorsque tous les regards se tournent vers lui. C’est absolument charmant.

Cette première approche du personnage est tellement réussie qu’on aimerait qu’elle s’éternise davantage. Mais on se rend compte que finalement, le spectacle ne perd rien quand le texte arrive. Les répliques sont, à l’instar de ce qui se joue devant nos yeux, inattendues, fines et poétiques. Je regarde ce personnage de femme de ménage et je ne peux m’empêcher de penser à une paillette. C’est elle qui astique mais c’est elle qui brille. Tout en discrétion, d’un éclat variable en fonction de la lumière afin de ne pas trop nous éblouir, elle est captivante sans jamais en faire trop. Elle attire le regard sans le chercher. Cette première partie m’a envoûtée.

Cette personne qui est face à nous, donc, c’est la femme de ménage du théâtre. Elle décide de nous montrer, de nous expliquer ce qu’elle fait ici : le nettoyage de la salle. Mais, dans cet acte banal, on sent une question de vie ou de mort. C’est comme si, soudain, le personnage était né sur ce plateau – tant qu’il y est, tant qu’il nous captive, tant qu’il se tient dans la lumière, il vit. C’est fait avec naïveté et sincérité, sans aucune prétention, et c’est probablement pour ça que ça fonctionne. Parce qu’au fond, ce qui se passe sur scène, on devrait s’en foutre – et pourtant on est comme fascinés.

Quand elle décide de nous montrer le coffre des objets trouvés, je dois dire que j’ai été très emballée. Pour moi, c’était une promesse de poésie. L’objet, l’ambiance, le personnage, tous les axes s’alignaient pour faire de ce moment un instant d’exception. J’en attendais peut-être trop ; en tout cas, j’ai été un peu déçue. Quelque chose se brise dans cette deuxième partie. Peut-être parce que la proposition devient soudainement plus attendue, peut-être parce que le changement de rythme m’a paru un peu fabriqué, peut-être parce que le personne prend trop son aise – je n’ai pas adhéré. L’univers du début m’avait transportée dans une sorte d’hypnose apaisante, soudainement interrompue par des cris inutiles et sonnant faux.

Difficile pour l’hypersensible que je suis de me raccrocher au navire qui vogue vers la troisième partie du spectacle. Et pourtant elle nous ramène, tout en douceur, près de l’univers qu’elle nous proposait en ouverture du spectacle. C’est doux comme un cocon. La fin est sans doute plus attendue que le reste de la pièce mais n’en reste pas moins ensorcelante. Les images et l’ambiance me resteront. Mais je suis peut-être passée un peu à côté de quelque chose dans le propos.

Ruthy Scetbon, un nom à suivre. ♥ ♥

Ça ne prévient pas, ça arrive

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Critique d’Un jardin de Silence, de L, vu le 27 octobre 2019 à La Scala Paris
Avec L, Thomas Jolly, et Babx mis en scène par Thomas Jolly, mis en musique par Babx

Allons-y carrément : il est de notoriété publique que je n’apprécie pas les mises en scène de Thomas Jolly. Je n’ai pas été convaincue par les deux spectacles que j’ai vus, Thyeste et Arlequin poli par l’amour. Mais Un jardin de silence, c’était autre chose. Je me suis dit que c’était l’opportunité de renouer avec le travail d’un metteur en scène peut-être plus surprenant que je ne l’imaginais. J’espérais même faire taire les mauvaises langues – et la mienne en premier – pensant que je ne pourrai changer d’avis sur ses spectacles. Je ne peux pas dire que j’ai totalement changé d’avis, mais on tient quelque chose.

Dans Un Jardin de silence, L incarne Barbara. Sans chercher à l’imiter, elle cherche à la ramener sur la scène le temps d’une soirée : extraits d’interviews diffusés ou joués sur scène, tenue noire, quelques éléments importants de sa vie, et ses chansons bien évidemment alimenteront ce spectacle. Si certains choix sont surprenants et bien trouvés, d’autres m’ont moins convaincue.

J’ai eu l’impression à plusieurs reprises d’être à nouveau confrontée aux écueils déjà pointés du doigt lors de Gainsbourg point barre à la Comédie-Française : nourrir son spectacle d’extraits d’interviews a quelque chose de superficiel qui ne prend pas. Et je pense que le problème est le même pour Barbara qu’il l’était pour Gainsbourg : ce sont des personnages tellement uniques, tellement hauts en couleur, que confronter ce qu’ils étaient avec ce qu’on propose sur scène produit un décalage qui me dérange. Résultat : plus le spectacle avance, plus les extraits audio s’accumulent, plus on se détache du spectacle. D’autant qu’entre la voix de Barbara, la lumière tamisée et les musiques douces, le moment se transforme lentement en une douce berceuse qui n’aide pas au schmilblick.

Cependant, je dois dire que j’ai été plutôt convaincue par le reste du spectacle. Je veux dire, au-delà des chansons qui sont très bien interprétées par L – et tout particulièrement La Solitude – que tout ce qui n’est pas directement Barbara est très réussi. Ou plutôt tout ce qui est Barbara sans qu’on le sache déjà. Je pense à ce qu’on apprend de son engagement dans la lutte contre le Sida, mais aussi les chansons qu’elle a interprétées sans en être l’auteur (les chansons des débuts ?) ou encore l’ouverture du spectacle qui, pour le coup, a un lien moins direct avec la chanteuse mais est tout aussi chouette à présenter – mais je laisse le suspens !

Et puis je suis contente d’avoir aperçu un autre pan du travail de Thomas Jolly. Evidemment mon côté morue ne peut s’empêcher de pointer du doigt ses petits travers de cabotin mais la mordue qui est en moi doit reconnaître que j’ai découvert un comédien bien différents :  j’arrive à l’écouter sans pester et sa voix est douce et chaude à mon oreille. Son interprétation des Amis de Monsieur est un régal ! Pour ce qui est du metteur en scène, on est aussi sur une petite réconciliation : je connaissais son amour pour les spots de fond de scène éclairant les comédiens par l’arrière mais si j’ai toujours trouvé ça agressif et un peu « trop » dans ses mises en scène, j’ai été bien plus réceptive ici. Le dispositif a quelque chose de bien plus doux malgré sa puissance, qui confère aux comédiens une sorte d’aura câlinante les mettant très en valeur. J’apprivoise petit à petit ce magicien des lumières qui propose un montage de lumières intéressant au-dessus de la scène avec une disposition en escaliers qui parviennent à créer de superbes atmosphères. Me voilà presque prête pour Starmania.

Un spectacle… apaisant. ♥ ♥

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Brecht in excelsis

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Critique de La Vie de Galilée, de Bertolt Brecht, vue le 11 septembre 2019 à La Scala Paris
Avec Philippe Torreton, Gabin Bastard, Frédéric Borie, Alexandre Carrière, Maxime Coggio, Guy-Pierre Couleau, Matthias Distefano, Nanou Garcia, Michel Hermon, Benjamin Jungers, Marie Torreton, dans une mise en scène de Claudia Stavisky

Forcément, on y pense : cette Vie de Galilée est montée trop près de celle de Ruf pour qu’on ne soit pas tenté de les comparer. Une comparaison qui dessert le patron du premier théâtre de France autant qu’il avantage Claudia Stavisky. Je pourrais choisir la facilité et me contenter de comparer les deux propositions où pratiquement tout s’oppose. Mais ce ne serait ni juste pour le travail de Claudia Stavisky – on pourrait croire que je n’ai apprécié son spectacle que parce que j’en ai vu une version moins marquante quelques temps auparavant – ni agréable pour Eric Ruf dont la mise en scène, qui déjà ne m’avait pas convaincue, souffre d’autant plus de ce nouveau spectacle qu’il met en lumière tous ses manqués.

La Vie de Galilée, comme son nom l’indique, retrace le combat de cet homme de science pour faire reconnaître au monde, et particulièrement à l’Eglise, que la conception de Ptolémée qui met la Terre au centre du monde est fausse. Désormais, il l’a prouvé, la Terre tourne autour du Soleil. Pourtant, et il le dit lui-même, il suffirait que les hommes d’Église regardent dans la lunette pour constater ce fait. Mais il se heurte à pire que l’ignorance : l’idéologie. La Vie de Galilée, ou comment croire et savoir s’affrontent, la diffusion du premier entraînant la mort dans l’oeuf du second.

Avec cette Vie de Galilée, je découvrais le travail de Claudia Stavisky. Des copains m’avaient prévenue : « ce spectacle, il est pour toi, tu vas adorer ». Pas parce que la mise en scène y est particulièrement classique, mais parce qu’on entend vraiment le texte. Ils avaient tout à fait raison. Moi qui avais pourtant vu la pièce il y a peu de temps, j’ai eu l’impression de découvrir des répliques, parfois même des scènes et jusqu’aux personnages. Sa mise en scène est brillante, c’est l’intelligence de tous les instants : chaque scène est dramatisée, chaque phrase est pensée, chaque mot est pesé. C’est un véritable travail de sismographe : chaque parole est une onde qui vibre de son sens. Pourtant, rien n’est jamais souligné : la direction d’acteur est simple, sans chichi, et donne l’impression que tout a été construit avec la seule préoccupation de la clarté du texte. Claudia Stavisky s’est tellement mise au service de l’auteur qu’elle a littéralement traduit le texte scéniquement et, se faisant, s’est entièrement mise au service du spectateur. La lecture est parfaitement claire et le message semble transmis. C’est ce genre de travail qui donne mes spectacles préférés.

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© Simon Gosselin

Il faut dire que rien n’a été laissé au hasard dans cette proposition. Durant le spectacle, on sent qu’on est face à quelque chose de grand mais tous nos sens sont tellement en alerte qu’on n’a pas le temps de tout mesurer. Lorsqu’on repense à ce qu’on vient de voir, en revanche, on perçoit tous les petits détails ingénieux qui nous ont mené à cet état de parfaite symbiose avec le spectacle. Comment ce passage mettant en scène deux enfants préparait tout le reste de la pièce, suggérant aisément les notions de jeu de pouvoir et de vérité dans nos esprits déjà fascinés par la mise en scène. Comment un simple masque peut révéler bien plus qu’une discussion entre deux hommes d’église. Comment les projections insinuent avec subtilité l’impression de bureaucratie, comment elles ajoutent la pointe de modernité idéale au spectacle sans peser sur le texte, comment elle nous connecte à tout ce qui se passe sur le plateau, sans que nous en ayons toujours conscience. Ce spectacle, c’est presque de l’hypnose.

Impossible de parler de ce spectacle sans évoquer la distribution qu’elle a réunie sur le plateau. Si Galilée passe son temps à observer les étoiles, c’est sur le plateau que les astres brillaient, ce soir-là, à commencer par Philippe Torreton, Galilée tragique et complexe. Il voit grand, ce Galilée – il est grand, ce Galilée ! – et au-delà du scientifique on entend souvent l’homme engagé qui souhaite que le savoir soit accessible à tous. Il met dans son jeu tout ce qu’il a puisé dans le texte. Il ose des silences si intenses qu’on y entendrait presque ses pensées. Il fait passer dans ses regards la douleur qui accompagne les nombreuses limites auxquelles il se heurte, mais on y lit également la nécessité de sa démarche, sorte de sens du devoir inaliénable. Il est si bien dirigé qu’il peut se permettre de ralentir le rythme dans la scène finale sans jamais nous perdre. Et il a cette intelligence de jeu, lui qui pourrait facilement écraser ses partenaires, de savoir donner autant que recevoir.

Car Claudia Stavisky ne s’est pas contentée de trouver son Galilée. Elle a trouvé en Gabin Batsard un jeune roi qui oscille à merveille entre l’enfant et l’adulte, entre l’insouciance et le devoir. Elle a trouvé en Frédéric Borie un pape tourmenté et pluriel, conscient de l’importance des recherches de Galilée mais écrasé par le poids de l’Eglise. Elle a trouvé en Maxime Coggio un petit moine qui a su ajuster son jeu à ce qualificatif qui le caractérise, et qui mêle aisément l’infiniment petit et l’infiniment grand. Elle a trouvé en Guy-Pierre Couleau un polisseur de lentilles aux accents de gilets jaunes qui donne à entendre toute la dimension sociale et révolutionnaire de la pièce. Elle a trouvé en Matthias Distefano un jeune Andrea enthousiaste et attachant, plein de vie et d’envie, qui contraste d’autant plus avec son Andrea adulte qu’elle a trouvé en Benjamin Jungers, méfiant, distant, déçu, presque blasé, mais chez qui on sent, derrière cette carapace désenchantée, le coeur de l’enfant qu’il était, battre encore. Elle a trouvé en Nanou Garcia l’incarnation parfaite de Madame Sarti qui parvient à s’imposer comme une présence essentielle de la maison de Galilée, toute en dignité et en éclats. Elle a trouvé en Michel Hermon un inquisiteur inquiétant, menaçant, et redoutable qui nous fait hésiter parfois sur les véritables motifs de son combat : une vérité, une idéologie, ou un homme ? Elle a trouvé en Marie Torreton le dévouement absolu pour un père pourtant marqué par des contradictions issues de cette époque patriarcale.

Elle a tout trouvé.

Sublime. ♥ ♥ ♥

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© Simon Gosselin

Marivaux mieux qu’ça

1920x1080-arlequin-poli-par-lamour-img_4997-c-nicolas-joubard.jpgCritique d’Arlequin poli par l’amour, de Marivaux, vu le 27 octobre 2018 à La Scala Paris
Avec Julie Bouriche, Romain Brosseau, Rémi Dessenoix, Ophélie Trichard, Charlotte Ravinet, Romain Tamisier, dans une mise en scène de Thomas Jolly

Que c’est étrange. De Thomas Jolly, j’ai vu le tout dernier et le tout premier spectacle, Thyeste et Arlequin poli par l’amour, et je n’ai pas vraiment perçu de différence. Au texte près, j’ai eu l’impression de voir le même spectacle. Un peu gênant, quand on sait que douze ans et plus de dix mises en scène séparent les deux propositions. Alors oui, on peut parler de style, on peut parler de patte, mais on aura du mal à m’enlever l’idée que s’il ne se renouvelle pas un peu, on fera bientôt rimer Thomas Jolly avec supercherie.

Je ne sais pas si résumer l’histoire du texte initial de Marivaux a un intérêt pour ce spectacle. Comme je le décrirai par la suite, il m’est surtout apparu comme un « prétexte aux envies créatrices de Thomas Jolly », pour reprendre les mots de Sur les planches. Je ne prendrai cependant pas les armes, car cela reste une oeuvre mineure de Marivaux, où l’on sent plutôt un Marivaux en germe, comme l’était probablement Thomas Jolly à l’époque de la création. Mais bref. Contentons-nous d’évoquer une fée qui enlève un Arlequin par amour, mais que ce dernier jettera son dévolu sur Sylvia (qui le lui rend bien), créant quelques tensions au sein du petit village.

J’avoue avoir eu un problème dès l’introduction. Figurez-vous six servantes allumées avec, à côté de chacune d’elles, un comédien qui se tient debout devant un long drap, un livre à la main. Ils se tiennent là pendant que les spectateurs s’installent. Puis les lumières baissent dans la salle. Les comédiens disent une phrase, ferment leurs livres, et sortent. Les lumières s’éteignent. Les draps tendus sont arrachés. Ils ne réapparaîtront pas de tout le spectacle. Forcément, je m’interroge : quand l’histoire commence, il ne reste plus rien de cette introduction où Marivaux a à peine pointé le bout de son nez. Alors, quelle est son utilité ?

En réalité, cette première partie est une bonne entrée dans le spectacle. Elle permet au spectateur de se débarrasser progressivement de l’idée qu’il est venu voir un Marivaux. Il en est si peu question, ici. On a l’impression que le texte ne compte plus et que seule compte la situation. On se retrouve devant du Thomas Jolly, parfois entrecoupé de Marivaux. Ceci dit, reconnaissons-lui au moins cela, l’histoire féérique en fait sans doute le texte de Marivaux qui se prête le plus à ses exaltations jollyesques. Mais parlons-en plus en détails.

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Je retrouve les mêmes trucs de mise en scène que dans Thyeste : des confettis, de la musique à fond, des lumières tapageuses, des cris, de gros ventilateurs…. et des comédiens pas très bien dirigés, qui récitent leur texte de manière plutôt académique. Mais comme le texte est de toute façon abandonné, je ne m’appesantirai pas dessus. D’ailleurs, Thomas Jolly ne cherche pas une réaction au texte mais fait rire sur des cabrioles : des jeux avec des ballons, des boîtes à bêêêêh, des ruptures rythmes ou voix ; de manière générale, tout ce qui peut recouvrir le texte semble bienvenu.

Parfois, cela me laisse quand même plus que perplexe. Un comédien présente une nouvelle scène en décrivant le paysage qu’on doit se figurer. Entre autres, « Une pairie. Au loin paissent des moutons ». Entrent alors 3 comédiens déguisés en moutons, les fameuses boîtes à bêêêh à la main. Rapidement, je me sens un peu énervée par le dispositif : faire entrer des gens déguisés en moutons lorsqu’on me dit que sont présents sur scène des moutons, c’est tout de même le degré zéro de la mise en scène. Mais ici, le degré zéro que nous présente Thomas Jolly est tellement outrancier qu’il semble vouloir montrer que lui non plus n’est pas dupe. Alors, si personne ne l’est, à quoi bon cette proposition ?

Ceci étant dit, une fois que ce parti pris est accepté, on peut déceler dans ce spectacle quelques éléments intéressants – l’utilisation des ombres chinoises, notamment, est particulièrement bienvenue. Il y a là quelque chose de frustrant d’ailleurs, car ces éléments sont noyés dans un trop plein d’idées qui desservent l’ensemble. Mais si je suis restée globalement imperméable à cette esthétique, je ne la désavoue pas tout à fait : clairement, la musique à fond, les lumières violentes et les cris constants rendent une atmosphère tonitruante qui me laissent en dehors. Mais cette brutalité, je la connais : c’est celle d’une jeunesse à laquelle j’appartiens, quand même. Ce sont des codes qui me sont familiers – auxquels je n’adhère pas, certes, mais qui me parlent malgré tout.

Cette fois-ci, on se contentera de faire rimer Thomas Jolly avec Capri. C’est fini. 

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