Calme plat Salle Réjane

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Critique de Localement agité, de Arnaud Bedouët, vu le 13 février 2019 à la Salle Réjane du Théâtre de Paris
Avec Anne Loiret, Lisa Martino, Thierry Frémont, Nicolas Vaude, Arnaud Bedouët, et Guillaume Pottier, dans une mise en scène d’Hervé Icovic

Je suis généralement plutôt emballée par les créations contemporaines proposées Salle Réjane. J’aurais dû l’être d’autant plus au vu de la distribution que réunissait Localement agité : en rassemblant Thierry Frémont, Anne Loiret et Nicolas Vaude, j’étais déjà sûre d’être convaincue par la moitié du plateau. Mais c’était sans compter le texte calamiteux qui les accompagnait, et qui paradoxalement m’a donné le mal de mer face à tant de platitude. J’ai attendu désespérément que le vent se lève pour donner un peu d’ardeur et de vie à ce voyage, mais il est resté terriblement insipide.

Vous l’aurez compris, Localement agité emprunte son titre à la météo. En effet, nous voilà au fin fond de la Bretagne, où une fratrie ainsi qu’une pièce rapportée, l’ex-femme de l’un des hommes, se retrouvent en ce 29 février pour exaucer les dernières volontés de feu leur père : disperser ses cendres par vent de sud-ouest sur un rocher précis qu’il chérissait. Ils avaient déjà tenté il y a quatre ans – année bissextile oblige – et les voilà de nouveau réunis en attendant la brise, mais c’est plutôt un vent de tension qui souffle sur la maison.

Localement agité, c’est un spectacle que j’ai l’impression d’avoir déjà vu 15 fois. Cela se sent dès la lecture du pitch : il est à la fois complètement farfelu et très banal. Alors c’est vrai, si je n’allais pas tant au théâtre, j’aurais probablement ri à plusieurs reprises en découvrant la pièce. Mais ce texte, je le connais trop bien. Je connais les trucs, je vois les ficelles qui sont tirées, j’ai presque l’impression de pouvoir prévoir certaines répliques à l’avance. C’est comme si j’avais sur moi mon bingo de la comédie/drama familial et que je cochais les cases au fur et à mesure.

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© Céline Nieszawer

Et allez, on y va de nos secrets de famille. Et allez, on y va des couples séparés dont l’attirance est toujours perceptible sur la scène et dont on se doute qu’ils se remettront ensemble après la fin de la pièce. Et allez, on y va du frère à qui tout réussit, qui trompe sa femme qui l’apprend au début de la pièce et qui menace de le quitter – voire, le quitte – par téléphone. Et allez, on y va du petit dernier baba cool qui connaît échec sur échec dans sa vie professionnelle mais qui prend tout du bon côté et s’opposera, évidemment, à celui qui a réussi. Cette opposition donnera d’ailleurs naissance à un quasi-monologue, assez mal écrit, pas du tout dramatique, sur le vide respectif de nos existences, se transformant en leçon de vie de ceux qui se définissent par ce qu’ils sont sur ceux qui se définissent par ce qu’ils font. Un moment de pur cliché.

Il faut dire que les clichés se ramassent à la pelle dans ce spectacle. J’en ai déjà cité quelques uns, auxquels je souhaite quand même ajouter celui de la soeur qui a raté sa vie, laborantine, vieille fille, couchant avec des hommes mariés dont l’un l’a emmené à Djerba, voyage qu’il avait gagné grâce à ses bons résultats en tant que commercial mais duquel sa femme n’a pu profiter en raison de sa peur de l’avion. Et, pour couronner le tout – ATTENTION SPOILER – l’histoire révèlera que le père était à la fois Prix Nobel de Physique, écrivain, adultère couchant avec sa belle-fille et fervent soutien de Staline. Tout ça dans une seule famille.

Alors j’ai pris mon mal en patience. J’ai eu mal de voir ces comédiens que j’aime tant pareillement sous-employés mais j’ai malgré tout savouré autant que possible leur présence sur scène – après tout, ce n’est pas tout les jours qu’on retrouve pareille distribution ! Je ne sais pas s’ils peuvent vraiment croire à ce qu’ils jouent, mais en tout cas je dois reconnaître qu’ils font bien semblant. Thierry Fremont est détestable, reprenant toutes les manières d’un ancien de mes professeurs au profil professionnel semblable, Anne Loiret est poignante dans ses éclats et sa voix reste l’une des merveilles de ce monde, Nicolas Vaude est touchant en ex-mari hésitant et perdu. J’ai vraiment du mal à qualifier le jeu de Guillaume Pottier : sur scène, j’ai vu un jeune comédien arrivant les mains dans les poches, sans formation, estimant qu’on peut faire du théâtre comme on est dans la vie. Sur le papier, je découvre qu’il est formé au Studio Théâtre d’Asnières puis au CNSAD, c’est-à-dire tout simplement la voie royale. Lui a-t-on alors demandé de jouer celui qui ne savait pas jouer la comédien ? Je le saurai le 29 juin prochain, puisqu’il sera des Trois Mousquetaires du Collectif 49 701 dont j’ai entendu tant de bien.

Un naufrage textuel. pouce-en-bas

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© Céline Nieszawer

La belle palette de Ladislas Chollat

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Critique des Inséparables, de Stephan Archinard et François Prévôt-Leygonie, vus le 31 janvier 2018 au Théâtre Hébertot
Avec Didier Bourdon, Valérie Karsenti, Thierry Frémont, Pierre-Yves Bon, et Élise Diamant, dans une mise en scène de Ladislas Chollat

Grosse affiche de cette reprise de saison : Les Inséparables à l’Hébertot. Elle m’a directement tapé dans l’oeil, signant pour moi le retour de Thierry Frémont et Valérie Karsenti, mais également la découverte de Didier Bourdon sur les planches. L’Hébertot de Francis Lombrail a doucement pris la place précédemment occupée par L’Oeuvre avec une programmation éclectique et toujours exigeante, et c’est le coeur léger que je me suis rendue dans le nord de Paris pour le premier spectacle de cette reprise de L’Hébertot.

On se retrouve dans un bel atelier d’artiste à Montparnasse. On comprend vite que deux histoires vont se superposer : d’une part, l’histoire de Samuel et Sacha, deux amants des années 50. Lui, banquier ; elle, peintre. L’histoire s’ouvre alors qu’il lui fait découvrir son nouvel atelier, un cadeau de sa part pour qu’elle puisse créer et libérer son âme d’artiste dans ce ravissant appartement lumineux et confortable. D’autre part, on retrouve Gabriel, le petit-fils de Samuel, également peintre et accompagné de son fils Abel et de Maxime, son galeriste. Vivant dans notre monde contemporain, Gabriel vient de se voir léguer l’appartement par Sacha, qui lui est inconnu, et qu’il estime d’abord être une admiratrice avant de replonger petit à petit dans son passé pour en découvrir les secrets.

Certes, le texte n’est pas exemplaire. Des longueurs se font sentir à plusieurs reprises et ce dès la scène d’exposition, trop longue, qui essaie d’introduire trop d’explications dans l’histoire, dans les rapports humains, dans les secrets à venir. Scène d’exposition qui annonce bien le contenu général du spectacle : il semblerait que les auteurs ont cherché à toucher trop de sujets, créant un scénario finalement un peu complexe et, par endroit, trop peu dramatique. Ainsi, il s’agit d’aborder tant les relations père/fils que père/fille, la place de l’art dans la société, la vie de couple, l’impact des secrets de famille… Cette profusion alourdit un propos qui aurait gagné en intensité avec un choix restreint d’intrigues dès le début de l’histoire.

Néanmoins, l’ennui n’a pas sa place dans ce spectacle. D’abord grâce à un Ladislas Chollat en grande forme, proposant une mise en scène dynamique et surtout visuellement éclatante. Non seulement le décor est très beau – cet atelier d’artiste avec ses grandes fenêtres et sa disposition idéale dans Paris – mais les changements d’époque se font toujours de manière très fluide, ne brisant jamais l’élégance de cette scénographie : ce décor tournant, cette vue de Paris qui fait parfois apparaître la Tour Montparnasse, ces lumières qui accompagnent la vie dans l’appartement, ces musiques de transition si chères à Chollat et qui apparaissent toujours comme prolongement de l’histoire – toujours évidentes, jamais artificielles ; tout est très élégant, à la fois charmant et accueillant.

A cette atmosphère qu’il crée avec soin, il ajoute des personnages dessinés avec une grande justesse. Découvrir Didier Bourdon sur scène est un très grand bonheur : prenant tantôt le costume du banquier, tantôt l’écharpe du peintre, il compose ses deux personnages avec des touches de couleurs variées. Il semble même prendre la lumière de manière différentes entre ses deux rôles : alors qu’elle illumine Samuel, elle semble au contraire alourdir les pas d’un Gabriel en mal d’inspiration. Il forme avec Valérie Karsenti un duo plein d’un amour pur et presque enfantin, les deux personnages rayonnant dans leur scène communes. Thierry Frémont est un galériste maniéré un peu sous-employé mais toujours juste, aux côtés d’un Pierre-Yves Bon proposant un Abel dont la surface sanguine cache une belle humanité.

Ladislas Chollat signe un spectacle réussi, tant du côté de la scénographie que sur le plateau, malgré un texte inégal. ♥  

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Le spleen de Paris

lhs fb 3Critique des Heures souterraines, de Delphine de Vigan, vu le 22 mai 2015 au Théâtre de Paris Avec Anne Loiret et Thierry Frémont, dans une mise en scène d’Anne Kessler

Depuis les si géniales Cartes du Pouvoir présentées au Théâtre Hébertot en début de saison, je me suis promis de suivre certains acteurs : Raphaël Personnaz et Thierry Frémont. C’est la raison pour laquelle ce spectacle présenté au Théâtre de Paris m’a tapé dans l’oeil : il met en scène non seulement Thierry Frémont, mais également Anne Loiret, si marquante lors du festival NAVA il y a quelques années. Le tout dirigé par Anne Kessler, dont les mises en scène récentes ont toujours su me convaincre : le spectacle était prometteur, et s’est avéré à la hauteur de mes attentes.

Attention, voici un spectacle qui ne met pas particulièrement en joie. Le texte, toujours très réaliste, aborde la solitude qui peut parfois habiter certains êtres. Ici, Mathilde et Thibault vivent tous deux un passage difficile : elle subit un harcèlement de la part de son boss pendant que lui se remet difficilement de sa rupture avec Lila, son travail d’urgentiste n’aidant pas à l’établissement d’un nouveau mode de vie sain et agréable. Tous deux doivent malgré tout continuer à avancer. A vivre. Même s’ils n’ont plus goût à rien, ils doivent trouver la force de se lever le matin. Ils doivent continuer. Ce spectacle, c’est une bataille de tous les instants. Une bataille quotidienne, réaliste, intense.

Quelle atmosphère sombre et déprimante… et quelle incarnation ! Les deux acteurs sont renversants. Thierry Frémont semble littéralement déchiré de l’intérieur et chaque second apparaît sur son visage comme une épreuve extrêmement douloureuse. Le combat qu’il livre semble presque perdu et il ne paraît rattaché à la vie que par un fil beaucoup trop fin. Les mêmes sentiments de tristesse, de désarroi, se lisent chez sa partenaire, Anne Loiret. La fatigue compose le principal trait de son visage, auquel viennent parfois s’ajouter des signes de défaite, comme si elle était blasée de tant de haine injustifiée. Ce qui est particulièrement impressionnant, dans son jeu, c’est la manière dont elle dessine son supérieur, jusqu’à le rendre réel et effrayant à nos yeux, bien qu’il n’apparaisse jamais sur scène. On en vient à le craindre, à appréhender ses apparitions vocales. Une telle puissance d’évocation est surprenante, rare.

La réussite de cette pièce réside également dans la qualité de sa mise en scène. Le réalisme est maître mot de ce spectacle, qui pourrait si facilement tomber dans le pathos mais qui se contente de se balader autour de sa frontière. Outre une direction d’acteurs précise, qui joue beaucoup sur les expressions faciales et les émotions qu’elles peuvent dégager, les rencontres entre les deux personnages sont toujours rythmées avec beaucoup de précision, de façon à ce qu’on y croit sans que cela paraisse une évidence. Mais on s’accroche tellement à ces deux personnages que la chute n’en est que plus difficile. Les scènes dans le métro, ce lieu si commun qui pourrait se transformer en lieu de rencontre, marquent une solitude et presque un renfermement troublant, accablant, et qui donne à réfléchir.

On en sort complètement chamboulés de l’intérieur. Un beau moment de théâtre et d’émotion. A voir. ♥ ♥ 

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Game of cards

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Critique des Cartes du pouvoir, de Beau Willimon, vu le 28 août 2014 au Théâtre Hebertot
Avec Raphaël Personnaz, Thierry Frémont, Elodie Navarre, Roxane Duran, Francis Lombrail, Julien Personnaz, Adel Djemai, et Jeoffrey Bourdenet, dans une mise en scène de Ladislas Chollat

Quelques jours seulement après les unes déplacées concernant le départ d’Aurélie Filippetti et des coups bas qu’elle aurait faits à sa remplaçante, Fleur Pellerin, rabaissant les conflits des ministres à ceux de simples adolescents, Les Cartes du pouvoir semblent tomber à pic pour équilibrer la balance : si, en effet, les vilenies sont de mise dans le milieu, il n’en reste pas moins que les hommes politiques sont présentés comme des personnalités hors du commun par une capacité de travail, de concentration, de prévision… de choix cruciaux à faire. A travers les journées de Stephen Bellamy, on découvre ce monde hostile ; comme disait une de mes connaissances : « La politique est un monde qui m’attire mais un milieu qui me révulse » : et ce clivage entre ces deux aspects est un des thèmes primordiaux de ce spectacle : la pression, le stress, le challenge, la fatigue, l’hésitation, la trahison sont autant de ressentis qui émanent de la pièce, et on est immédiatement pris dans cette histoire parfaitement construite, et menée de main de maître par une troupe remarquable.

Durant 1h50, on suit les journées de Stephen Bellamy (Raphaël Personnaz), jeune prodige de 25 ans qui prépare les primaires de la présidence américaine et qui, accompagné de Paul Zara (Thierry Frémont), son mentor, défend ardemment et intelligemment les valeurs de son candidat, le démocrate Morris. Stephen est jeune, ambitieux, talentueux, et on devine qu’un poste à La Maison Blanche ne lui déplairait pas. En politique, son avenir semble tout tracé, mais il tente de ne pas oublier son autre vie, sociale, et séduit même quelques jeunes femmes qu’il rencontre en chemin, de la jeune stagiaire faussement timide (Roxane Duran) à la correspondante politique du New York Times, Ida Horowicz (Élodie Navarre). Mais, dans le premier domaine, tout va toujours très vite, et les choix auxquels Stephen est confronté seront cruciaux : que préférer entre son désir d’ascension politique, sa vie sociale, et les liens amicaux que son métier lui a permis de créer ? Une seule seconde d’hésitation peut tout faire basculer, du côté de la gloire comme celui de l’échec. Quelle décision prendre alors ?

Je compare rarement les pièces que je vais voir à des oeuvres cinématographiques. D’abord, parce que le cinéma n’est pas un plus bel art que le théâtre à mon sens, ensuite, car la comparaison n’est pas forcément judicieuse : les techniques, le jeu, et les émotions éprouvées sont souvent bien différentes. Mais ici, le rapprochement s’impose : car jamais, au théâtre, je n’ai eu une telle sensation de suspense, une telle envie de découvrir la suite, de savoir à tout prix la fin de l’histoire. Et pour moi, ce désir de révéler un mystère, d’amener au plus vite la clé de l’action, est associé au monde du cinéma. Si je n’avais jamais vu ça comme un atout auparavant, il en devient indiscutablement un ici : car on reste scotché à son siège, le coeur battant, le souffle coupé, devant ce que je reconnais être un de mes meilleurs souvenirs théâtraux.

Crédit Photo : Photographies Laurencine Lot

Ladislas Chollat signe une mise en scène intelligente et moderne, au service de ce texte de qualité. Les personnages qui apparaissent en ombre chinoise derrière un mur blanc lorsqu’ils téléphonent ajoutent à l’ambiance à la fois oppressante et imprévisible de l’histoire une part de mystère, car on se retrouve à la place même du personnage qui ne peut que deviner l’intention de son interlocuteur, et sans voir son visage, il est parfois délicat de lire dans les pensées de l’autre uniquement grâce à une voix… Mais on se prête au jeu avec délice, essayant à notre tour de deviner qui, pourquoi, où et comment, et bien sûr, on reste malgré tout constamment étonné de la tournure que prend l’action. Mais le metteur en scène a également reconstitué par le décor, impressionnant et réaliste,l’environnement des personnages : ainsi le café où l’on s’abrite de la neige, éclairé de temps à autres par une voiture qui passe, nous semble un endroit sûr et confortable, tandis que l’aéroport est plutôt froid et moins accueillant, le parking désert soulignant les heures tardives des voyages des personnages.

Et pour sublimer le tout, Ladislas Chollat a réuni sur scène une troupe impressionnante. Certes, Elodie Navarre, qui a la lourde charge d’ouvrir la pièce, est encore un peu légère : la journaliste du Times qu’elle incarne devrait pouvoir tenir tête aux hommes qui l’entourent, et elle est trop vite éclipsée pour être totalement convaincante. Mis à part cela, tous servent au mieux ce spectacle fabuleux. A commencer par Raphaël Personnaz. Le jeune acteur, que j’avais découvert dans le Marius récent d’Auteuil, est tout simplement bluffant : sa lente chute passe par des points culminants de stress, d’espoir et d’accablement, et on le voit parfois se décomposer littéralement sur scène, entièrement habité par son personnage. Sa composition est sans faille, et il se donne tellement durant les 2h de spectacle qu’on craindrait presque qu’il ne tienne pas jusqu’au bout des représentations : mais si son énergie est à la hauteur de son talent, nos inquiétudes sont inutiles ! Il incarne corps et âme les journées toujours plus mouvementées de ce jeune prodige de la politique avec un talent digne des plus grands : jeune, charismatique, capable d’une intensité rare, on irait même jusqu’à le comparer à un nouveau Gérard Philipe. Dans ce rôle en tout cas, il donne l’impression d’un acteur à large palette, énergie abondante, et talent monstrueux. Bravo.

Mais le jeune homme n’est pas la seule perle de ce spectacle. Il est magnifiquement encadré par Thierry Frémont, au rôle tout de même plus ingrat de Paul Zara, qui lui a déjà sa place en politique, et d’autant plus de responsabilités. Ainsi le personnage est-il, de ce point de vue, moins intéressant que Bellamy, puisque moins excité par la primaire, déjà ancré dans le milieu : c’est déjà sa vie, et il a donc moins de possibilités d’évolution psychologique et émotionnelle au cours de la pièce. Et pourtant, Frémont parvient à capter l’attention : le regard fou, il impressionne autant Bellamy par sa foi en Morris que nous, par sa qualité de jeu. Ses montées en puissance lors des coups de stress sont dosées et impressionnantes, renvoyant scène et parterre au fond de leur siège, et la pensée, la prévision constante de ce qui est à venir, se lisent dans son regard à tout moment. Il forme avec Personnaz un duo de choc, très équilibré, parfaitement rythmé, impeccable. En vieux loup de mer qui n’a plus peur de rien et qui connaît son métier mieux que personne, on découvre également l’excellent Francis Lombrail, qui sait charmer et intriguer son interlocuteur autant que les spectateurs, et qui joue de son attitude quelque peu inquiétante avec facilité et nonchalance.

Et même pour des partitions de moindre ampleur, chaque détail de jeu a su nous convaincre. Adel Djemai incarne à lui seul le peuple entier qui attend, qui n’a pas la chance comme nous d’assister au déroulement de la campagne, à ses secrets et ses non-dits. Il incarne l’espoir peut-être trop naïf des électeurs qui attendent des jours meilleurs, et l’innocence qu’on lit sur son visage contraste avec la ruse et le métier clairement affichés chez les autres personnages. Cette innocence, on la retrouve chez Roxane Duran, qui incarne une jeune stagiaire que Bellamy séduit. La douceur est peut-être ce qui la caractérise le mieux ; elle permet des temps d’arrêt à Bellamy en le coupant de la politique quelques instants, et ce retour à la vie réelle, au présent, ne se passe pas toujours au mieux. Si leur duo fonctionne plutôt bien, je mets quand même un bémol quant à la longueur d’une de leurs dernières scènes, qui à mon sens gagnerait à être resserrée. Mais ce défaut est vite rattrapé par la fin de la pièce, brillamment assurée par Julien Personnaz, qui incarne à merveille un autre « Stephen Bellamy », peut-être moins prodige mais plus travailleur, et prêt à montrer de quoi il est capable. Enfin soulignons l’efficacité du « plus petit rôle » de la pièce – qui montre bien qu’il n’y a pas de petit rôle au théâtre ! – en la personne de Jeoffrey Boudenet, un journaliste qui a une confrontation avec Bellamy, qui reflète à elle seule toute la tension de la primaire au sein d’un même parti, et la balance extrêmement fragile entre soutien et trahison, qui peut pencher d’un côté ou de l’autre à tout moment.

Entre une mise en scène d’une efficacité absolue, une atmosphère rendue avec brio, une direction d’acteur impeccable, et des comédiens incarnant leurs personnages avec une telle maestria, Ladislas Chollat et son équipe font un grand chelem avec ces Cartes du Pouvoir à voir impérativement au Théâtre Hebertot. ♥ ♥ ♥

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Crédit Photo : Photographies Laurencine Lot