Deux auteurs et une bonne pièce

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Critique de Deux mensonges et une vérité, de Sébastien Blanc et Nicolas Poiret, vu le 14 mars 2018 au Théâtre Rive Gauche
Avec Lionnel Astier, Raphaëline Goupilleau, Frédéric Bouraly, Philippe Maymat, Esther Moreau et Julien Kirsche, dans une mise en scène de Jean-Luc Moreau

Je dois avouer que quand j’ai vu l’affiche, je n’ai pas tout de suite sauté au plafond. C’est bête hein, mais cela me faisait un peu penser à un jeu télévisé, et ne m’attirait pas franchement énormément. Néanmoins, l’atout-charme – j’ai nommé Raphaëline Goupilleau – faisait quand même son effet, et le spectacle est resté dans un coin de ma tête… Quand j’ai vu que la pièce récoltait des bons retours de manière unanime, je n’ai plus hésité bien longtemps, et réservation fut faite pour mon retour au Rive Gauche. Sage décision.

Le teaser dévoile assez bien la trame et j’étais donc préparée : lors de leur soirée anniversaire fêtant leurs 28 ans de mariage, Philippe a la maladresse de dire à Catherine que plus rien ne pourra le surprendre venant d’elle, qu’ils se connaissent par coeur et que c’est en quelque sorte le témoin ultime d’un amour que rien ne peut plus écorcher. Grosse erreur : pour Catherine, rien n’est pire que d’imaginer qu’elle ne peut plus étonner son mari. Pour lui prouver qu’il a raison, il lui propose un jeu : dans les trois événements de sa vie qu’il va lui donner, deux sont des mensonges et le dernier est une vérité. Elle devine tout de suite. En revanche, les trois propositions qu’elle lui fait sont beaucoup moins évidentes, et le doute s’insinue alors chez Philippe…

Ce n’est pas la première pièce de Nicolas Poiret et Sébastien Blanc que je vois. J’avais souvenir d’une écriture basée en grande partie sur les punchlines, misant son aspect comiques sur des répliques percutantes et bien rythmées plus que sur des situations en elle-même. Ici, c’est bien moins le cas, et c’est véritablement l’histoire qu’on suit avec un vrai plaisir. Jusqu’à la fin, le suspense est à son comble et l’écriture comme les comédiens parviennent à nous tenir en haleine. Face à un spectacle aussi réussi, une crainte potentielle était de rater la fin : écueil évité avec succès.

Évidemment, plaisir immense de retrouver Raphaëline Goupilleau. Toujours aussi piquante, sa voix inimitable, malicieuse, parfois maternante et un rien péremptoire crée chez moi une sensation proche de la béatitude. Lorsque le texte suit, c’est encore plus délicieux. D’autant que ses partenaires sont tout aussi convaincants : à commencer par Lionnel Astier, mari confiant débordant de tendresse sous ses maladresses, et dont le potentiel comique se développe au fil de la pièce. Le trio est complété par un Frédéric Bouraly en grande forme, ami gaffeur loin d’être godiche et qui s’impose en contrepied du couple avec un sens du rythme aiguisé, sans jamais s’imposer. Une belle brochette de comédiens !

C’est bon – et rare – de rire franchement sans rire gras. Conseillé. ♥ ♥ ♥

2 MENSONGES ET 1 VERITE-credit F. RAPPENEAU-30-WEB

© Fabienne RAPPENEAU

Deux maîtres

vz-bf92a559-25c2-4e20-8602-48dbd37a56acCritique du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, vu le 24 septembre 2014 au Théâtre Rive-Gauche
Avec Francis Huster, dans une mise en scène de Steve Suissa

Avant que le spectacle commence, le doute subsiste toujours : à quoi bon transposer Zweig au théâtre ? Je suis une grande fan de Zweig et je clame haut et fort que c’est un immense écrivain, car bien que facile d’accès à première vue – et c’est là tout son art -, il sait écrire la complexité sous une apparence simple. La passion, l’aliénation, la folie, sont autant de sujets qu’il aborde dans ses nouvelles et ses romans, et tous ses écrits sont de véritables mines d’or de sensibilité et de réalisme. Son génie a-t-il réellement besoin de la scène pour nous convaincre à nouveau ? Cela ne risque-t-il pas, au contraire, de brouiller l’âme même de son écrit, d’écraser son talent et sa plume si délicate ?

Non, non, définitivement non. Car Francis Huster saisit la moindre virgule de Zweig et lui donne l’âme qu’on lui confère à la lecture. Rappelons brièvement le propos de la nouvelle : elle relate l’histoire d’un homme qui, lors d’un voyage en bateau, découvre que le champion du monde d’échecs est à bord et, curieux, essaie de l’attirer à lui en commençant une partie d’échecs avec sa femme. Sa ruse fonctionne et bientôt, Czentovic (le champion, donc) commence à tourner autour de l’échiquier. Une partie s’annonce pour le lendemain contre lui, et tout le monde se rassemble pour essayer de le battre. Alors qu’ils sont en mauvaise posture, un homme inconnu conseille une nouvelle stratégie qui semble fonctionner, si bien qu’elle aboutit à un jeu nul : l’homme, à lui seul, a réussi à mettre en danger le champion du monde d’échecs. Ce fait ne manque pas au narrateur, qui va alors tout faire pour connaître l’histoire de cet homme, un certain Monsieur B qui a vécu dans un néant imposé par la Gestapo, et pour qui les échecs ont été à la fois une torture, et un secours.

J’aime qu’on me raconte des histoires, et celle-ci est narrée avec un talent tel qu’elle ne peut que convaincre son spectateur. Francis Huster incarne à lui seul les divers personnages. Eric-Emmanuel Schmitt, qui signe l’adaptation, a choisi de faire du narrateur Zweig lui-même. Ainsi Huster narre-t-il l’histoire sous la forme même de son auteur : lorsqu’il est Zweig, on découvre la douceur, l’intelligence, la réflexion constante dans son regard posé et raisonnable. Derrière ses fines lunettes, on devine un homme qui se concentre constamment en vue d’écrire, et qui pèse chacun de ses mots. Puis il devient M. B, et il prend alors le corps d’un autre homme sous nos yeux. J’ai déjà vu de très bonnes transformations au théâtre, mais celle-là est totale et sans transition aucune. Soudain, il est autre. Décrire une telle transformation ne vaut rien comparé à voir l’acteur à l’oeuvre. Je pourrais dire qu’il a soudain l’air d’un aliéné, le regard fou, les mains agitées et les intonations brusques, on ne comprendrait pas qu’il devient corps et âme un homme qui a vécu l’enfer du néant.

Le spectacle est une réussite totale. Le seul bémol que je pose est celui de la présence de micro : Huster avait-il réellement besoin de cet accessoire ? Du côté de la mise en scène, Steve Suissa a opté pour quelque chose de sobre, de façon à mettre en valeur le texte avant l’acteur. Et comme l’acteur lui-même se donne entièrement au texte, Zweig résonne avec force au Théâtre Rive-Gauche. Et le propos résonne doublement, puisque l’adaptation de Schmitt a situé Le Joueur d’échecs comme une histoire qui arrivait à Zweig lui-même : il est donc ancré dans un récit qui finit par sa propre histoire : le bateau les mène en réalité au Brésil où Stefan Zweig et sa compagne Lotte ont décidé de mettre fin à leurs jours. Ainsi le texte prend-il peut-être une dimension de plus qu’à la simple lecture, puisqu’en plus d’aborder le sujet de la passion, il situe intentionnellement et avec insistance l’histoire dans l’époque nazie, ajoutant encore une tension dramatique au récit.

Pour la passionnée de théâtre et l’admiratrice de Zweig que je suis, on pouvait difficilement faire mieux que réunir en un même lieu le talent de l’acteur et le génie de l’auteur. Ou le génie de l’acteur et le talent de l’auteur. Chacun est un maître dans son domaine, et la rencontre des deux est un succès indéniable. À voir. ♥ ♥ ♥ 

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