Double inconstance, simple violence

Critique de La Double Inconstance, de Marivaux, vu le 8 décembre 2021 au Théâtre de la Porte Saint-Martin
Avec Léo Bahon, Maud Gripon, Aymeric Lecerf, Thibaut Prigent, Jean-Christophe Quenon, Julie Julien et Mélodie Richard en alternance avec Clémentine Verdier

Je ne sais trop pourquoi je continue de suivre les spectacles de Galin Stoev alors même que ses choix scéniques sont souvent loin de l’esthétique que j’aime. Peut-être parce que j’ai découvert en lui un formidable directeur d’acteurs lors de son Jeu de l’amour et du hasard à la Comédie-Française, il y a quelques années. Peut-être aussi parce que, quoi qu’il propose, et même lorsque cela ne me parle pas totalement, c’est fait avec intelligence et soin, c’est toujours très précis, ça vient titiller l’esprit et ça donne à réfléchir. Et pour cette Double Inconstance, aux mêmes causes les mêmes effets.

Comme souvent chez Marivaux, il va être question d’amour et de jeu. Ici, ce sont Silvia et Arlequin qui s’aiment et qui sont séparés par Le Prince, qui enlève Silvia et la retient dans son palais sans se dévoiler : il choisit de se faire passer pour un officier afin de la séduire incognito. Il confie à l’une de ses conseillères, Flaminia, le soin d’éloigner les deux tourtereaux afin que ses propres amours puissent aboutir. Flaminia intrigue jusqu’à obtenir la confiance du couple, séduire Arlequin, et séparer les jeunes amants. Et là, en général, tout est bien qui finit bien, et les deux couples s’épousent dans la joie et la bonne humeur.

Seulement, ça, c’est la manière dont est montée habituellement la Double Inconstance. Galin Stoev en propose une version bien plus noire, bien plus cruelle, qui aboutit non pas à des mariages d’amour, mais à des mariages presque contraints. Il faut dire qu’il s’applique pendant tout le spectacle à montrer la domination des puissants sur les petits, à ôter toute liberté d’action à ces derniers, à ne leur laisser quasiment aucun libre arbitre. Ils deviennent le fruit de la manipulation de ceux qui détiennent le pouvoir et leurs agissements ne sont que la conséquence du bon vouloir de leurs supérieurs. Sale histoire.

© Marie Liebig

Lorsque le rideau s’ouvre, la première réaction est la suivante : que c’est laid. Le décor représente une sorte de laboratoire en sous-sol, sans aucune ouverture sur l’extérieur, au centre duquel se tient une cage de verre enfermant une jeune femme : c’est Silvia. Des caméras de surveillance et autres machineries en tout genre donnent l’impression d’une observation constante, comme ce pourrait être le cas pour une expérience scientifique. L’ambiance est posée.

Je passe un peu par tous les stades. Je suis d’abord déroutée, intriguée, curieuse, puis je m’ennuis, parfois je suis à nouveau prise, et à nouveau perplexe… Pour au final être partagée. Je suis à la fois enthousiasmée par cette nouvelle vision de l’oeuvre, et pas totalement convaincue par sa pertinence. Je m’explique.

On peut entendre la cruauté chez Marivaux. Après tout, le Prince fait enlever Silvia, qui mène sa vie, simplement pour son bon plaisir. Cette liberté apparente, en réalité fauchée par les puissants, peut exister en sous-texte. Les intrigues politiques qui pointent parfois le bout de leur nez à travers le personnage du Seigneur fonctionnent aussi dans la tonalité imposée par Galin Stoev. Certains dialogues entre puissants et petits suivent aussi ce schéma cruel entre dominant et dominé. Et c’est vrai que c’est rarement ce qu’on met en valeur chez Marivaux, donc c’est intéressant de changer de point de vue pour voir la pièce différemment. Galin Stoev a pris son parti, et l’a pris avec brio : tout dans la mise en scène donne l’impression qu’on dit aux amants qu’ils sont libres sans qu’ils le soient, le monde dépeint est complètement glauque et ne propose aucune échappatoire, on assiste à l’expérience au même titre que les puissants et cela a quelque chose de dérangeant. Le personnage de Flaminia prend une toute autre dimension, comme une sorte de manipulatrice diabolique, et Mélodie Richard est simplement époustouflante. En un sens, donc, ça fonctionne…

Mais si cette âpreté existe, elle ne constitue pas l’essence de La Double Inconstance. Le metteur en scène semble avoir fait le choix d’une seule note comme fil directeur du spectacle : la cruauté. Mais en ne dépeignant que ce sentiment-là, on perd quelques modulations du texte, et c’est là que je mords : Stoev efface totalement la vérité des coeurs, pourtant chère à Marivaux. Le propos n’épuise pas le sens du texte et, malgré la virtuosité des acteurs, cela se sent. Lorsque les scènes ne vont pas dans le sens de la férocité qu’il impose, Stoev va utiliser des artifices pour combler le manque, et notamment la vidéo : il force la note par l’image. Mais le décalage me dérange d’autant qu’il est parfois très visible : l’imposant décor de laboratoire, très utilisé dans l’acte 1, est progressivement délaissé et l’essentiel de l’action se passe en avant-scène, soulignant finalement la superficialité de cette scénographie – superficialité dommageable pour un décor aussi lourd.

Le projet aboutit donc, mais avec quelques prothèses. Intéressant, et dommage à la fois. ♥

© Marie Liebig

Interminables longues étreintes

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Critique d’Insoutenables longues étreintes, d’Ivan Viripaev, vu le 25 janvier 2019 au Théâtre de la Colline
Avec Pauline Desmet, Sébastien Eveno, Nicolas Gonzales, Marie Kauffmann, dans une mise en scène de Galin Stoev

Cela devait arriver : j’ai pris mes habitudes au Théâtre de la Colline. Des trois théâtres nationaux parisiens que je fréquente, c’est pourtant celui que j’ai découvert le plus récemment, avec un spectacle d’Alain Françon, il y a 2 ans – mais c’est aussi celui qui m’a le moins déçue, proportionnellement parlant. Me voilà donc à lui faire confiance aveuglément et à prendre mes places sans plus regarder ce que je vais voir. Cette fois, le simple nom de Galin Stoev, dont j’avais adoré la mise en scène du Jeu de l’amour et du hasard, a suffi à me décider. Me voilà donc dans la petite salle du Théâtre de la Colline, sans avoir la moindre idée de ce qui va se dérouler sous mes yeux.

Quand le spectacle commence, les quatre comédiens sont déjà sur scène. Ils incarnent Monica, Charlie, Amy et Christophe, quatre trentenaires dont les destins vont se croiser entre Berlin et New-York. Monica est mariée à Charlie, qui va coucher avec Amy avant que cette dernière ne rencontre Christophe dans un restaurant vegan côté de la Big Apple. Des trentenaires représentatifs de l’époque actuelle, dont les relations sont connectées sans être vraiment approfondies et qui vont découvrir que les véritables étreintes, celles qui connectent les cellules et non plus les smartphones, sont tellement puissantes qu’elles en deviennent insoutenables.

Tout commençait pourtant assez bien. Venue vierge de toute information sur le spectacle, j’ai d’abord été intriguée, intéressée même, par l’originalité de ce qui m’était présenté. Avant que le spectacle ne commence, je m’interroge sur le décor de la pièce : les murs sont faits de petites boîtes qui me font penser d’abord à des pixels, ensuite à un columbarium où chaque boîte devient une case renfermant une urne funéraire. Glauque, mais intrigant, cela fonctionnait assez avec l’idée émise en filigrane dans la pièce : pour « vivre vraiment » (comprendre : vivre une vie déconnectée où toutes les relations sont construites sur du concret et où on se connaît soi-même profondément), il faut d’abord tuer son ancien soi. Enfin, vous voyez l’idée.

Et puis il y avait ce mode narratif très particulier, où chaque personnage, au lieu d’interpréter directement l’action, la décrit à la troisième personne. Ça étonne, en premier lieu – ça n’est pas habituel et ça choque un peu l’oreille – mais finalement on s’y fait. Il faut dire que les quatre comédiens se donnent corps et âme et parviennent à rythmer au mieux cette énonciation spécifique. Mais il y avait surtout ce thème, entre mystique et science-fiction, qui me semblait nouveau au théâtre, et dont j’avais hâte de savoir où il pouvait nous mener.

Mais voilà, un peu comme en amour, ce qui avait d’abord plu finit par devenir lassant. La jolie scénographie tire vers le cliché quand toutes les boîtes tombent à terre au moment où on s’y attend le plus, permettant à la lumière de naître sur la scène. Le sujet devient alors très moralisateur et le côté mystique, d’abord étonnant, part complètement en cacahuètes et nous voilà à chercher le point bleu qui est en nous lorsque notre voix intérieure, notre voix intrinsèquement reliée à l’univers, nous parle. Et la fin, qu’on sent arriver de loin, s’étire de manière interminable pour arriver, en plus, à une conclusion qui me déplaît : finalement, l’absolue vérité se trouve dans la mort et il n’y a que là qu’on sera pleinement heureux. Tout ça pour ça.

En enlevant trois bons quarts d’heure, on tiendrait peut-être quelque chose…

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© Francois Passerini