Labiche et la tortue

Critique du Chapeau de paille d’Italie, de Labiche, vu le 28 septembre 2023 au Théâtre de la Porte Saint-Martin
Avec Vincent Dedienne, Anne Benoit, Eric Berger, Emmanuelle Bougerol, Rodolphe Congé, Laurence Côte, Suzanne De Baecque, Luc-Antoine Diquéro, Noémie Develay-Ressiguier, Antoine Heuillet, Tommy Luminet, Marie Rémond, Alexandre Ruby et les apprenti.e.s du Studio – ESCA : Balthazar Gouzou, Victor Lalmanach, Noémie Moncel, Léa Constance Piette, Fiona Stellino, Baptiste Znamenak, accompagné musicalement par Alexandre Bourit, Alexandre Delmas, Lola Warin, et mis en scène par Alain Françon

C’était le spectacle à ne pas rater. Dans tous les sens du terme. Le spectacle incontournable de la rentrée, mais aussi le spectacle qui collectionne tellement les grands noms qu’il n’a pas le droit à l’erreur. Alain Françon, le GOAT, le plus grand metteur en scène français à mes yeux, Vincent Dedienne, Suzanne de Baecque, Anne Benoît, Feu! Chatterton, l’affiche était plus que prometteuse. C’était censé être une explosion. C’était le spectacle que j’attendais le plus en cette rentrée. Mais que s’est-il passé ?

Fadinard se marie. Sa noce est à la porte. Sauf que voilà, le matin même, son cheval a mangé le chapeau de paille d’une dame qui se promenait au bois de Vincennes… avec son amant. Si elle rentre sans son chapeau, son mari risque de trouver ça louche. Alors elle impose à Fadinard de trouver un autre chapeau, le même, et vite. Il va tout faire pour mener à bien sa mission, toujours suivi par sa noce…

J’étais prête. J’étais acquise. Presque conquise d’avance. Je me suis d’abord étonnée de ne pas beaucoup rire. J’avais encore en tête la version de la Comédie-Française, il y a quelques années, menée par Pierre Niney, et je me souvenais d’avoir été pliée, dès le début. Quelque chose cloche. Sur scène, sans étirer, on prend son temps. Ou plutôt, on joue à une vitesse normale une pièce qui appelle le rythme. Je ne comprends pas.

Et je comprendrai de moins en moins. Le rire est un engrenage. Plus on rit, plus on est apte à rire. L’inverse est tout aussi vrai. Moins on rit, plus le mécanisme sera difficile à enclencher. On ne décroche plus que des sourires là où on aurait pu éclater d’un rire franc. C’est un peu ce qui s’est passé ici. J’ai un peu souri. J’ai un peu ri. Et c’est tout.

Je suis inconsolable. Je ne pensais pas dire ça un jour, mais il y a trop de Françon dans ce Labiche. Et la pièce le supporte difficilement. Sa patte ne convient pas au texte. Il aime les tableaux. Il n’est pas rapide. Il retient tout. Peut-être l’a-t-il trop lu. Peut-être manque-t-il un poil de folie. De lâcher prise. Il propose une vision trop réaliste de la pièce. Il la joue premier degré. Le personnage du beau-père, au potentiel comique incroyable, devient très sombre, figure d’une critique sociale certes présente dans la pièce, mais au second plan.

C’est comme si Françon avait voulu mettre trop de profondeur dans ce travail. Comme s’il n’avait pas accepté que ce personnage était d’abord drôle, que c’était sa fonction de premier plan. Tout comme le personnage de sourd, qui devient un sourd lambda sans jamais nous décrocher un sourire alors qu’on connaît le potentiel comique d’un Professeur Tournesol. Les personnages qui devraient être outrés perdent leur outrance, et avec elle tout le rire qu’elle aurait dû entraîner. Les musiques suivent l’ensemble de la proposition. Elles sont cohérentes avec le rythme d’ensemble, c’est-à-dire quelque chose de posé, d’à peine entraînant, qui a aucun moment ne décolle réellement. On ne perçoit pas l’urgence, la folie, l’engrenage qui s’affole, on perd même une grande part de la fantaisie présente dans la pièce. Quel dommage.

Alors oui, c’est beau. Oui, c’est intelligent. Oui, on entend le texte comme on l’a rarement entendu. Françon reste un maître. Les tableaux sont majestueux. Les lumières sont sublimes. Et Dedienne, comme Suzanne de Baecque, comme Anne Benoît, sont absolument délicieux. De ce point de vue-là, c’est parfait. Mais il est difficile de se contenter d’admirer cette qualité de travail – indéniable, au demeurant. C’est peut-être trop brillant pour moi. Je suis peut-être trop simple. Il y avait un test à passer. Un seul. Le rire. Ne pas rire devant ce Chapeau me semble inouï. Parce que le reste, ce qu’il propose, ne suffit pas. La critique sociale ne suffit pas. Elle ne porte pas la pièce. Il manque une saveur essentiel. Il manque le ciment. Il manque la joie.

Un Chapeau de Paille d’Italie – Théâtre de la Porte Saint-Martin
18 Bd Saint-Martin – 75010 Paris
A partir de 33,50 €
Réservez sur BAM Ticket !

Françon is a God, oh !

Critique de En attendant Godot, de Beckett, vu le 8 février 2023 à la Scala Paris
Avec Éric Berger , Guillaume Lévêque, André Marcon, Gilles Privat et Antoine Heuillet, mis en scène par Alain Françon

Françon, toujours Françon. J’y reviens toujours. Comme si mon univers théâtral tournait un peu autour de lui. Ce Godot a un goût tout particulier pour moi, car j’ai découvert Beckett avec Françon, et Françon avec Beckett. C’était il y a plus de dix ans, et j’ai toujours en moi des bouts de cette soirée d’exception. Ce soir, il y a quelque chose de cette ambiance-là. C’est mon premier Godot, et je l’aborde avec toujours cette excitation folle qui précède la découverte d’un nouveau texte, la même qu’il y a dix ans. Une gamine, prête à attendre Godot, et à être éblouie.

C’est la tradition, donc je vais mettre deux mots sur la pièce, mais vraiment, on se sait : En attendant Godot est impossible à résumer. Il faut se figurer deux gars (et ils resteront des hommes tant que Beckett ne sera pas passé dans le domaine public, il l’a bien précisé et ses ayant droit veillent au grain) sur un plateau quasiment nu, avec un arbre et un rocher, qui font passer le temps en attendant Godot. Qui est Godot, on ne le saura jamais vraiment. Ils vont rencontrer deux autres gars à un moment, ça va leur faire passer un peu de temps aussi, alors ils sont contents. Ils attendent, et on attend avec eux.

Comme toujours, après avoir vu un spectacle de Françon, je me demande ce que je vais bien pouvoir écrire. Comme on se sent petit, après avoir assisté à un spectacle comme celui-là. Ça commence dès l’entrée dans la salle. Bouche bée devant le décor de Jacques Gabel. C’est d’une beauté sans nom, et ça s’impose comme une évidence. C’est d’ailleurs le sentiment que j’aurai durant tout le spectacle. L’impression de voir la pièce telle qu’elle a été pensée. C’est le seul metteur en scène qui me donne une telle sensation de vérité absolue. Je savoure cette chance.

C’est une impression récurrente chez Françon, mais qui m’a semblé avoir une tonalité toute particulière ce soir-là. La langue de Beckett est sans doute en cause : un dialogue pareil, il faut pouvoir le faire passer. Et justement, Françon le fait passer avec une facilité déconcertante. On se retrouve avec l’impression d’assister aux dialogues les plus clairs qu’on ait jamais entendu. Comme si ces échanges, pourtant absurdes et étranges à bien des égards, devenaient limpides. Comme si on était branché sur la traduction de la pensée de Beckett en temps réel. L’évidence, à nouveau.

Cette évidence découle aussi du merveilleux duo qu’il a su composer. André Marcon et Gilles Privat sont fascinants. Leur complicité habite leur plateau. Ils jouent, au-delà même de leurs personnages : ils jouent comme des enfants. C’est cette connexion entre eux, ce sentiment d’une compréhension absolue de l’un avec l’autre, qui rend cette attente aussi captivante. Ils font exister un monde au travers de leurs échanges. Ils arrivent à mettre de la légèreté dans cette attente sans rien lui ôter de son existence pesante, jouent à un rythme effréné sans jamais occulter la sensation de temps qui passe, font se côtoyer leur incroyable humanité avec la mort qui semble rôder autour. La vie est là, qui laisse aussi de la place à une dose de théâtralité assumée et réjouissante, dosée juste à point pour être vraiment savourée. Tout y est.

Mon premier Godot, donc. C’est bon, c’est fait, je ne l’attends plus. ♥ ♥ ♥

Le dernier Maître, Ô !

Critique de Avant la Retraite, de Thomas Bernhard, vu le 15 octobre 2020 au Théâtre de la Porte Saint-Martin
Avec Catherine Hiegel, André Marcon, Noémie Lvovsky, et Helena Eden, dans une mise en scène d’Alain Françon

Alain Françon. Le premier metteur en scène qui m’a bouleversée : je sors quasiment toujours de ses pièces en ayant la sensation d’avoir touché au parfait. Et l’artiste ayant signé le dernier spectacle que j’ai vu avant le confinement. Avant la retraite était sans doute l’un des spectacles que j’attendais le plus en cette rentrée 2020. Réunissant un trio d’acteurs très prometteur autour d’une pièce au sujet fort, j’étais plus qu’impatiente. Trop impatiente. Et je sais comme l’impatience peut conduire à la déception. Mais rarement avec Françon.

On est le 7 octobre et, comme chaque année, dans cette fratrie, on célèbre l’anniversaire d’Himmler. La soirée commence seulement et Vera s’affaire partout dans le salon : il s’agit de préparer cette réunion particulière. Sa soeur Clara la regarde avec un dégoût non dissimulé : c’est que le duo incestueux représente tout ce qu’elle exècre. Mais, paralysée des jambes, elle ne peut intervenir dans le manège des préparatifs de Vera. Tout doit être parfait pour que son frère Rudolf soit satisfait. Car si on fait tout ça, c’est parce que c’est important pour lui : ancien officier nazi, c’est le moment où l’on se souvient avec tendresse des grandes années du Troisième Reich. D’autant que cette année est une année particulière : c’est la dernière année avant qu’il ne prenne sa retraite en tant que juge.

Je ne suis pas une grande fan de Thomas Bernhard, et je comprends de mieux en mieux pourquoi. Moi qui aime bien avoir le contrôle sur tout, son théâtre qui parfois frôle l’absurde me dérange. La banalité effrayante qui ressort des dialogues de sa pièce est scandaleuse. Ce que je vois est totalement décorrélé de ce que j’entends. D’un côté la tendresse, de l’autre l’abjection. Françon est fait pour ce genre de texte dont il peut révéler toute la profondeur. Je pensais pouvoir résumer la pièce en deux lignes, je dois me restreindre pour ne pas écrire un pavé sur tout ce qu’on y trouve, ce qu’on y puise ou ce qu’on y vomit. Par un travail plus que fin sur le texte, grâce à une direction d’acteurs au cordeau, au travers d’une scénographie amèrement réaliste, ce spectacle permet à la pièce d’entrer dans une autre dimension. J’ai été happée, transportée dans cette maison sinistre, comme un quatrième couvert ajouté à la table de la fratrie. Ce soir-là, je l’ai passé dans ce salon avec eux.

Je connais évidemment le talent des trois comédiens que dirige Françon. Mais connaître n’est pas voir, et c’est toujours un choc de se retrouver face à Catherine Hiegel sur scène. Je ne connaissais pas la pièce et n’avais donc aucune idée de la répartition des rôles. Spoiler : Catherine Hiegel porte tout. Elle est en scène d’un bout à l’autre du spectacle, parfois sur des monologues interminables – mais constamment captivants – oscillant entre banalité et horreurs au gré de la conversation, elle parle, elle parle, elle parle, et nous on regarde, on tremble, on rit. Sous ses tirades aux apparences banales, elle sème avec finesse des indices scéniques ou verbaux d’une domination qui se met progressivement en place au fil du spectacle. Celle qui pouvait apparaître comme une simple maîtresse de maison au service de son frère au début de la pièce se transforme peu à peu en oppresseur en insinuant délicatement le doute sur l’origine réelle de cette situation. Elle est terrifiante. Elle est banale. Elle est immense.

Qu’elle porte tout n’enlève rien au talent de ses partenaires. Si leur partition est moins étonnante, ils n’en restent pas moins très impressionnants. André Marcon fonctionne pratiquement en duo avec Catherine Hiegel. Elle nous prépare longtemps à sa venue et le voilà entrant en scène aussi brillant qu’elle nous l’a décrit. Mais sa palette est large, et le voici bientôt abject et pitoyable. La relation qui se joue entre les deux personnages a quelque chose de nauséabond – mais théâtralement parlant, c’est fascinant. J’ai d’abord eu plus de réserves sur le jeu de Noémie Lvovsky, que je découvrais au théâtre. Elle a peu de texte, et lorsqu’elle prend la parole, c’est avec moins d’autorité que ses partenaires. Ça questionne un peu, surtout quand on connaît la rigueur de Françon. Alors on peut aussi remarquer comme elle excelle dans son mutisme bouillonnant de colère : et là elle est la reine. Cette opposition dans le jeu des comédiens dérange autant qu’il interroge. Comme tout le spectacle : tout est pensé, tout a sa place, tout est génie.

Et toutes les couleurs de Thomas Bernhard font partie du tableau, le traumatisme des bourreaux en tête. On est vraiment face à un texte très inconfortable, et Françon ne nous fait pas de cadeau. Il sait parfaitement faire monter la tension, tout en restant toujours en retenue. Rien n’explose jamais : ce serait une facilité. Tout s’accentue progressivement, très subtilement, vers une fin qui ne nous sera pas proposée mais qui nous prend à la gorge. Le décor de Jacques Gabel et les lumières de Joël Hourbeigt accentuent encore ce sentiment d’étouffement progressif. Je pense n’avoir jamais vu un titre de pièce aussi bien servi : on sent vraiment qu’on est avant quelque chose, que la retraite va entraîner un changement, que tout va basculer. Rudolf va-t-il tuer tout le monde chez lui ? Va-t-il sortir en costume de SS ? La réponse n’est pas apportée mais le doute est impossible.

C’est grinçant, c’est glaçant, c’est gênant. C’est parfait. ♥ ♥ ♥

Françon nous saisit au tournant

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Critique des Innocents, Moi, et l’Inconnue au bord de la route départementale, de Peter Handke, vu le 5 mars 2020 au Théâtre de la Colline
Avec Pierre-François Garel, Gilles Privat, Sophie Semin, Dominique Valadié et Laurence Côte, Daniel Dupont, Yannick Gonzalez, Sophie Lacombe, Guillaume Lévêque, Hélène N’Suka, Joseph Rolandez, Sylviane Simonet, mis en scène par Alain Françon

Évidemment, je n’aurais raté ça pour rien au monde. D’abord, Françon à la Colline, c’est une association importante pour moi : c’était ma première fois dans ce théâtre, j’en ai le souvenir d’un spectacle unique qui mêlait mes deux mois entre science et littérature. Ensuite, le binôme composé de Françon et Handke, ce couple que j’avais découvert dans Toujours la Tempête, me promettait une expérience théâtrale différente de ce que je pouvais déjà connaître. Alors forcément, c’est presque pavlovien, mais je me sentais bien en franchissant les portes du théâtre, ce soir-là.

C’est un moment délicat de s’installer devant ma page blanche pour écrire sur ce spectacle. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire ? J’ai été, sans aucun doute, devant quelque chose de grand, de plus grand que moi. Cette troisième rencontre avec Peter Handke est probablement la plus difficile, et ce spectacle, son plus conceptuel. Je ne me vois pas conseiller ce spectacle à tout le monde ; je pense qu’il faut malgré tout un petit bagage, ou au moins une préparation psychologique, non pas pour rentrer dedans, mais pour arriver à apprécier quelque chose qui nous échappe en partie.

Rentrer dedans, ce n’est pas vraiment difficile. Certes, le texte pourrait être incompréhensible, mais n’oubliez pas qui est aux commandes : Alain Françon. Et, je ne le répèterai jamais assez, Alain Françon est un Grand Maître. Ce texte, étrange, abstrus, très intellectuel, il le façonne comme j’ai rarement vu des metteurs en scène le faire au théâtre. Il lui donne chair, il lui donne vie, il lui donne une consistance, il arrive à le mettre en relief. Donc, quelque part, on est obligé d’être happés.

D’abord, Alain Françon signe une mise en scène d’exception, accompagné de son décorateur de génie Jacques Gabel. Incontestablement, ce décor pose une situation, habille le texte et les personnages autant que faire se peut. Éclairé par les lumières de Joël Hourbeigt, magnifié par l’usage habile des miroirs disposés de part et d’autre du plateau, le résultat nous cloue sur place : la première tombée de la nuit sur la scène, notamment, est une image à la fois surprenante et forte pour les spectateurs. De même, l’aube qui se lève en fin de spectacle ne pourra laisser indifférent.

Et, évidemment ses comédiens qu’il a dirigés, comme à son habitude, à la perfection. De ma vie, je n’ai jamais vu un texte de théâtre aussi bien dit. Sur scène, les acteurs sont comme des prolongations de Françon et de Handke, chefs d’orchestre guidant leurs instruments, peintres étalant leurs couleurs, Frankenstein modelant ses monstres. Ils sont les doigts, la langue, les pensées de metteur en scène et de l’auteur. Gilles Privat est au sommet de son art – pour qui en doutait encore, nous sommes là devant un Grand de chez les Grands. Et je pèse mes majuscules. Chaque mot est transcendé, dit avec un souffle qui ne trompe pas : le souffle de la vie, de la nécessité, de l’urgence de crier au monde ce qui se passe.

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© Jean-Louis Fernandez

Mais alors, qu’est-ce qu’on crie dans ce spectacle ? De quoi on parle, exactement ? Difficile à dire. Devant le spectacle, j’ai eu comme des fulgurances, que j’ai partagées avec la personne qui m’accompagnait ce soir-là : nous n’avions pas la même interprétation de ce que nous avions vu. C’est le côté cool mais aussi un peu frustrant du spectacle : on est sur quelque chose de tellement abstrait que la liberté d’interprétation est quasi-totale. Mais je vais quand même revenir un peu sur ce que moi, j’y ai vu.

Dans ces Innocents, Moi et l’Inconnue du bord de la route départementale, on suit le personnage principal, le fameux Moi – qui en réalité est divisé en deux : le Moi dramatique et le Moi narrateur – qui est une sorte de Misanthrope qui s’accroche à sa route comme à tout ce qu’il ne veut pas perdre. Son bout de terrain, ce sont des habitudes qu’il ne veut pas changer, une époque qu’il refuse d’oublier, un mode de vie qu’il exclut de transformer. Mais ce spectacle est au-delà du regard critique sur une époque, c’est une réappropriation, une réflexion mené sur des strates différentes de celles dont on peut avoir l’habitude.

Néanmoins, plusieurs tableaux ont fait écho à mon quotidien. Les innocents, qui envahissent cette route que Moi conserve précieusement, et qu’il rejette directement, prennent plusieurs visages. Ils sont les autres, ceux qui consomment, les innocents qui admettent ce que d’autres encore décident à leur place. Ils sont le reste du monde. Ils sont les migrants, dans un tableau très puissant où ils avancent le dos courbé, portant quelques affaires dérisoires comme si elle représentait leur vie.

A travers leurs échanges avec Moi, ils montrent l’impossibilité de dire qui accompagne notre monde ultra-connecté et donc ultra-virtuel. Ils montrent que les mots n’importent plus, et le travail sur la langue a parfois des échos Novarinien qui n’étaient pas pour me déplaire. Ils montrent qu’aujourd’hui on ne connaît plus personne, qu’on ne fait plus l’effort de savoir qui est à nos côtés, ces fameux voisins qui font l’objet de toute une tirade, que les relations ne sont plus qu’en surface. Ils montrent tout ça, et bien plus encore, avec ardeur et poésie, avec finesse et engagement, mais surtout avec une vie que rien ne pourra leur enlever. Et donc, avec beaucoup d’espoir.

Un coup de fouet. ♥ ♥ ♥

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© Jean-Louis Fernandez

Le Demi-santhrope d’Alain Françon

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© Michel Corbou

Critique du Misanthrope, de Molière, vu le 3 mars 2019 au Théâtre du Nord
Avec David Casada, Pierre-Antoine Dubey, Daniel Dupont, Pierre-François Garel, Gilles Privat, Lola Riccaboni, Régis Royer, Dominique Valadié, Marie Vialle, David Tuaillon, dans une mise en scène d’Alain Françon

Situation presque improbable : le Misanthrope, aka l’une de mes pièces préférées, est montée par les deux plus grands metteurs en scène à mes yeux à quelques jours d’écart. C’est trop beau pour ne pas en profiter ! Et comme Le Misanthrope de Françon n’est pas créé à Paris, on s’autorise même à faire un aller-retour Paris-Lille dans la journée pour découvrir son dernier spectacle. Je ressens, juste avant le spectacle, le même enthousiasme mêlé de peur que ce que j’ai pu ressentir devant le Misanthrope de Peter Stein, dix jours avant. Et, lors des applaudissements… la même pointe de déception.

Le Misanthrope signe la première rencontre de Françon avec Molière. Impossible de ne pas se poser la question, après ce spectacle en demi-teinte : Françon est-il vraiment fait pour monter ça ? Lui qui vient souvent structurer, éclairer, cérébraliser les textes qu’il monte, quelle était ici sa véritable valeur ajoutée, puisque le texte ne manque de rien ? Lui qui se distingue aussi comme directeur d’acteur, pourquoi brime-t-il autant ses comédiens ici ?  – évidemment je suis trop dure et ce spectacle reste un bon travail, mais quand on sait les grands moments de théâtre qu’ils nous a offerts jusqu’ici, on peut légitimement questionner ce choix de texte.

Tout commençait pourtant très bien. La scène d’ouverture nous présente un Misanthrope hypersensible qui présente par instants des accents quasi autistiques, accompagné d’un Philinte parfaitement convaincant, bienveillant mais également droit dans ses bottes et qui ne se laissera pas faire par son ami. Cependant, rapidement, les choses se gâtent. Lorsqu’entre Oronte, ce personnage si fier de son sonnet qu’il ne peut s’empêcher de le lire à nos deux comparses, le comique ne prend pas… ou plutôt il ne semble pas vraiment recherché : le comédien passe sa scène à toute allure, sans prendre le temps de laisser monter le comique de répétition, comme si Françon avait peur que le rire atténue le propos du spectacle.

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© Michel Corbou

Puis entre Célimène, sans doute le personnage le plus complexe de ce spectacle. J’ai rarement vu une Célimène qui me convenait – les metteurs en scène semblant régulièrement la mettre de côté et faire comme si elle n’existait pas en espérant que le spectateur l’oublie également – celle-ci n’est pas plus de mon goût que les autres. Françon ne fait de la jeune femme qu’une figure : elle vient, elle s’asseoit, elle fait le moins de bruit possible. Quant à sa relation avec Alceste, qui est peut-être l’un des points les plus fondamentaux de la pièce, la voilà quasiment inexistante : les deux personnages ne se touchent à aucun moment, ne semblent pas se désirer, aucun magnétisme ne les liant. D’ailleurs, si Gilles Privat assume avec brio le costume d’Alceste, il faut bien reconnaître qu’il y a une gêne côté physique – non que le comédien soit laid, mais on a du mal à croire à sa relation avec Marie Vialle, et ce n’est pas Alain Françon qui vient nous contredire en faisant jouer la frigidité absolue entre les deux amants.

Mais c’est le traitement d’Arsinoé qui m’a le plus déçue. Arsinoé, c’est Dominique Valadié, que je suis depuis longtemps. C’est donc en connaissance de cause que je jubilais lors de son entrée en scène pour la première confrontation avec Célimène. Elle aurait dû être une Arsinoé géniale, dont on pouvait sentir les prémices dans Qui a peur de Virgnia Woolf il y a quelques années. Or la voilà l’air plutôt coincé sur scène, ne gardant du personnage que sa minauderie en évinçant toute agressivité sous-jacente, quasiment toute méchanceté. Elle maintient durant toute la scène une voix haut perché affectée sans jamais aller dans sa voix plus grave, aux accents presque vulgaires, qui conviendrait si bien pour déverser cette fureur qui ne vient pas.

Me voilà donc étonnamment sur ma faim – une sensation qui ne m’était peut-être encore jamais arrivée avec un spectacle de Françon. J’ai comme l’impression qu’il a voulu jouer ce Misanthrope comme une pièce fondamentalement réaliste, en enlevant le comique qu’on peut trouver, sur le papier, trop dessiné. Mais sans ce comique-là, la pièce perd une de ces saveurs et ne peut être rendue dans son entièreté. Et même les quelques belles idées disséminées au fil de la pièce ne semblent pas aller jusqu’au bout : ainsi, ces bruits de chuchotement qui évoquent des commérages entre chaque acte, et le cabinet de Célimène vers lequel Alceste semble se diriger au début de la pièce ne sont pas assez utilisés. Et, pour ajouter à ma frustration, je dois reconnaître que je n’ai pas compris où il souhaitait nous emmener par la fin qu’il propose… Me voilà donc face à un spectacle assez froid, voire un peu fade, qui ne s’appuie ni suffisamment sur le texte, ni suffisamment sur les comédiens pour se construire. Dommage.

Une pointe de déception.

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© Michel Corbou

La Viala, la Locandiera !

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Critique de La Locandiera, de Carlo Goldoni, vue le 10 novembre 2018 à la Comédie-Française
Avec Florence Viala, Coraly Zahonero, Françoise Gillard / Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern et Thomas Keller, dans une mise en scène d’Alain Françon

Enfin ! Enfin, je découvre cette Locandiera, après six mois d’attente ! On se souvient évidemment de la grève Salle Richelieu qui empêcha le spectacle de se donner, de mes billets déplacés et finalement annulés, de ma tristesse de manquer un spectacle de Françon pour finir en beauté (et surtout relever un peu) ma saison au Français. J’ai craint que ces péripéties n’altèrent le spectacle – c’était sans compter le Maître qui en est à l’origine.

Pièce féministe avant l’heure, La Locandiera conte l’histoire de Mirandolina, qui tient l’auberge où se déroule l’action. Des voyageurs, qui ressemblent à des habitués, un Marquis et un Comte, lui font la cour et redoublent d’inventivité pour lui offrir les plus beaux présents (ou leur plus belle protection, pour le plus pauvre). Un valet, Fabrizio, amoureux de la patronne et qui s’accroche au fait que le père de cette dernière lui avait conseillé de l’épouser. De manière assez générale, tous les hommes qui passent dans cette auberge tombent amoureux de Mirandolina. Sauf un Chevalier de passage, qui dit haïr les femmes et les mépriser, et qui jure que jamais il ne tombera sous son charme. Mirandolina se promet alors de tout faire pour le convertir.

Je pourrais écrire : voir mes critiques précédentes de spectacles de Françon. Pour la finesse, pour la perfection, pour la beauté de ce qu’il propose et que jamais je n’arriverai à poser par écrit. Mais ce serait facile et lâche, et surtout ce ne serait pas entièrement juste. Françon ne donne jamais le même spectacle. S’il a une patte, c’est celle de la justesse, de l’harmonie et du respect de l’oeuvre. Mais cela se traduit différemment pour monter un Beckett et un Goldoni. Du « Molière italien », j’avais déjà vu La Trilogie de la Villégiature par Françon et c’est toujours le même plaisir, cinq ans après.

Françon, c’est le metteur en scène qui vous cale une atmosphère dès les premières secondes, alors qu’aucun mot n’a encore été prononcé. Mais déjà, les déplacements des comédiens, accompagnés par des lumières magnifiques, disent quelque chose. Déjà, l’espace se remplit à la manière si particulière de Françon. Dans ses décors qui peuvent parfois paraître un peu vides, l’espace n’a jamais été si bien occupé : les déplacements, évidemment, sont d’une précision rare, mais les regards, les mouvements de tête, les échanges ou les réponses gestuels quels qu’ils soient emplissent le plateau de vie. Tout est déjà là.

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© Christophe Raynaud de Lage

Et tout suit cette grandeur, deux heures durant. Autant dire directement qu’on ne les voit pas passer. J’espérais presque que le tableau final n’était que la fin du premier acte. Mais impossible de ne pas sentir malgré tout que c’est la fin. Ça se joue à la fois dans les tripes et dans le cerveau, et c’est ça qui est beau. Rien n’est laissé au hasard ; la montée en puissance se fait progressivement jusqu’à une fin en point d’orgue. Et entre les deux, on passe par diverses émotions. C’est un spectacle triste et beau. Évidemment, parfois, on rit, mais c’est un rire étrange, un rire déconnecté de notre cerveau – quelque chose dans la scène nous arrache ce rire mais le cerveau reste attentif à d’autres détails qui nous empêchent d’être pleinement heureux. Dans une scène, toujours, plusieurs strates de lecture. Et j’en ai certainement manqué pas mal.

Je n’aime pas dire ça, mais je vais le dire quand même : dans La Locandiera, Florence Viala et Stéphane Varupenne trouvent le rôle de leur vie. C’était un rôle taillé sur mesure pour Florence Viala, pour sa gouaille naturel et son côté bien ancré sur le sol. Elle le transcende, ce rôle, elle lui donne de l’éclat, elle en fait entendre chaque virgule et elle en fait exploser les saveurs. Lorsqu’elle se met à entonner une chanson pour un toast, le temps s’arrête et soudainement le monde se met à tourner autour de La Locandiera. Dans la salle, le silence se fait religieux et plus rien d’autre n’existe que Mirandolina entonnant ce petit air. Je ne crois pas m’avancer trop en déclarant que nous sommes tous tombés amoureux, à ce moment.

De son côté, Stéphane Varupenne, qui n’en finit pas de nous surprendre, est un Chevalier complexe. On pourrait le détester simplement ; il n’en est rien. Certes, ses insultes faites aux femmes déplaisent ; mais le voir plier devant Mirandolina n’est pas une partie de plaisir. Il souffre, c’est dur à voir ; il est amoureux, me voilà tout sourire. On aimerait presque croire à ce couple impossible. Mais chassez le naturel… lorsqu’il revient, au galop, c’est pour être plus brutal, plus désespéré que jamais. La scène qui en découle est d’une violence désagréable – impossible de ne pas faire l’écho avec notre époque. Mais jamais rien n’est souligné. Tout est dans l’intention.

Le reste de la distribution ne fait pas obstacle à cette grandeur. Quel plaisir de retrouver un Michel Vuillermoz si bien dirigé, donnant à son Marquis des reflets ridicules et pathétiques, être rejeté poignant dans sa solitude. Heureusement que Hervé Pierre, le vrai contrepoint comique du spectacle, est là pour alléger un peu les choses. De son côté, Laurent Stocker campe un Fabrizio déchirant, qui parvient à faire passer, parfois dans une réplique bien ordinaire, un mélange d’abattement, d’espoir et de passion qui m’ont serré le coeur. Sublime également, Noam Morgensztern, qui à travers un simple rôle de serviteur parvient à rendre beaucoup : témoin, une petite phrase toute simple lancée sans trop d’éclat, mais qui décochera instantanément un sourire à toute la salle. Il n’y a rien, mais il y a tout.

Que dire de plus ? On se lève, on applaudit à tout rompre, et on y retourne. Pour toucher, à nouveau, au sublime. ♥ ♥ ♥

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© Christophe Raynaud de Lage

La Campagne de Françon

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Critique d’Un mois à la campagne, de Tourgueniev, vu le 10 janvier 2018 au Théâtre Montansier
Avec Jean-Claude Bolle-Reddat, Laurence Côte, Catherine Ferran, Philippe Fretun, Anouk Grinberg, India Hair, Micha Lescot, Guillaume Lévêque, Nicolas Avinée et un enfant, dans une mise en scène d’Alain Françon

Critiquer un spectacle d’Alain Françon est toujours quelque chose de délicat pour moi. J’ai l’impression de critiquer à la fois un chef-d’oeuvre et quelque chose de très simple, entre intime et sobriété. Lorsque j’ai vu Fin de Partie, j’avais 16 ans, je me souviens que je me suis sentie comme scotchée à mon siège. Il avait ouvert une nouvelle dimension sur scène, comme le peintre qui ajoute une touche finale à son tableau, comme le joueur qui façonne son Golem et qui voit briller la lumière de la vie dans ses yeux : Françon, lui, ajoute cette âme indescriptible qui laisse une impression forte et laisse des traces visibles, du coeur au cerveau.

Un mois à la campagne signe donc ma rencontre avec Tourgueniev. Dans le titre autant que chez le dramaturge, impossible de ne pas penser à Tchekhov – qui s’est d’ailleurs beaucoup inspiré de Tourgueniev – et cette pièce a des résonances russes indéniables : la manière d’étirer le temps, de montrer ainsi une tranche de vie sans action véritable mais simplement à travers les êtres et leurs relations est une chose que je n’ai encore rencontrée que chez eux. Ici, on se retrouve chez Natalia Petrovna qui semble un peu s’ennuyer, délaissée par son mari et ayant pour principale compagnie Mikhaïl Aleksandrovitch Rakitine, un intellectuel épris d’elle mais qui ne parvient pas à la sortir de son morne quotidien. C’est Alekseï Nikolaïevitch Belyaev, le nouveau tuteur de Kolia, le fils de Natalia Petrovna, qui va amener la lumière qui manquait à sa vie ; pour la première fois, elle va tomber amoureuse.

On entend souvent dire de Françon qu’il est un metteur en scène classique. J’ai surtout l’impression que ce qui fait de lui un metteur en scène traditionnel – allez disons-le carrément : ringard ! dépassé ! – est qu’il rend le texte limpide. Il se met entièrement au service du texte qu’il sert et tout son art part de là, sans s’embarrasser inutilement des gadgets à la mode qui pourraient faire bien sur une scène de théâtre. Ainsi les noms des personnages souvent compliqués dans les pièces russes deviennent rapidement familiers, ainsi aucun artifice de mise en scène, aucun rajout, aucune « idée révolutionnaire », ainsi la vie prend forme sur scène de la manière la plus naturelle et la plus percutante qui soit. Cette tendance à la simplicité se perd et ces mises en scène, toujours plus rares, n’en deviennent que plus précieuses.

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Ce texte-là n’est pas de premier ordre. Ce n’est pas vraiment ça qui restera, mais plutôt une atmosphère, des échanges, des instants de vie. Dans sa direction d’acteurs, toujours exemplaire, Françon s’attache à s’ancrer dans le présent : aidé par une traduction moderne et efficace, sa mise en scène est éclatante de vérité et permet aisément à la tension dramatique de s’installer sans fausse note. Françon a dessiné ses personnages avec un tour de main précis, les a colorés de sentiments au pastel et leur a donné le mouvement tel un chorégraphe : on assiste à un véritable tableau en mouvement, terrassant de beauté et respirant la vie.

Ce spectacle signe aussi ma rencontre avec Anouk Grinberg. Je ne trouve pas de meilleur mot que subjuguée pour décrire ma réaction face à son jeu. Immédiatement m’est venu le nom de Sarah Bernhardt : Anouk Grinberg incarne l’image que je m’étais faite de l’illustre comédienne. Tour à tour fascinée par sa verve et énervée par des rapidités de fin de phrase, elle provoquait en moi des sentiments contraires qui ont finalement laissé place à un magnétisme puissant. Envoutée par sa voix, quelque part entre Raphaëline Goupilleau et Adeline d’Hermy, étonnée par sa transformation, successivement adolescente de 15 ans puis femme mûre de 50, ahurie par son rythme particulier, induisant constamment un léger décalage entre gestuelle et parole, irradiée par sa puissance, éblouie par sa beauté… J’ai simplement vu la plus grande comédienne française contemporaine.

Mais Françon ne s’est jamais contenté d’une tête d’affiche. La distribution est en tout point exceptionnelle. Le rôle de Rakitine sied parfaitement à Micha Lescot : son éternel air désabusé et ce corps démesurément grand dont il ne semble pas toujours conscient servent parfaitement ce personnage à la fois hors du temps et pourtant lucide sur son entourage. Ce fut un plaisir de retrouver Nicolas Avinée, découvert dans le Vu du Pont d’Ivo Van Hove : le comédien incarnant Alekseï m’a fait autant d’effet qu’à Natalia ! Il faut dire qu’il ressort parfaitement du cadre avec ses grands yeux ouverts sur le monde et sa démarche pleine d’entrain, débordant de jeunesse et de vie. Grande découverte également : Philippe Fretun, médecin clairvoyant et cynique, dont le jeu d’acteur m’a semblé tellement porté vers l’autre qu’il en ressortait transcendé.

Un spectacle d’exception, dont le tableau final constitue un point d’orgue à couper le souffle. Françon reste le Maître. ♥  

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Voyage dérou-temps autour de la Chambre

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Critique du Temps et la chambre, de Botho Strauss, vu le 21 janvier 2016 au Théâtre de la Colline
Avec Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff, et la voix d’Anouk Grinberg, dans une mise en scène d’Alain Françon

J’ai ce besoin, encore – peut-être un jour disparaîtra-t-il – de comprendre le pourquoi d’une pièce. J’aime comprendre le but de l’auteur qui l’a écrite : quel message voulait-il transmettre ? Souvent, je me demande quelles indications le metteur en scène a pu donner, quel fil directeur guide la pièce. Devant Le temps et la chambre, c’est difficile de croire que le message donné est celui que j’ai saisi :  sans mes études scientifiques, jamais je n’aurais compris la même chose, et elle est donc clairement liée à mon passé. Ce sont mes propres conditions initiales qui ont guidé mon appréhension de la pièce, tout comme elles guident les faits et gestes de chaque personnage dans la pièce. De manière assez déterministe.
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La pièce est étrangement construite : la première scène agit comme une présentation de tous les personnages. On se trouve chez Julius et Olaf, deux sceptiques qui passent leur temps à regarder le monde par la fenêtre, et c’est justement en divaguant sur une femme à partir de la seule vision qu’il a depuis son appartement que tout commence : la jeune femme dont il avait rapidement dessiné l’existence sonne à la porte. Elle s’appelle Marie Steuber. Elle sera le chef d’orchestre de la suite de la pièce, qui tournera autour de ses relations avec chaque homme présent dans la pièce. Relations vécues, à venir, ou rêvées, rien ne nous est expliqué, tout est habilement disséminé pour laisser libre cours à notre imagination.
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Pour tout physicien qui se respecte, le titre – à mon avis – fait tilt : en nommant sa pièce Le Temps et la Chambre, Botho Strauss sépare volontairement l’espace du temps, et dérègle ainsi notre perception de l’histoire. Il fait de sa pièce une image quantique du monde qui l’entoure : dans la deuxième partie de la pièce, les multiples rencontres de Marie avec chacun semblent se superposer dans le temps : et l’état que l’on nommerait instinctivement « le présent » n’est plus alors certain, mais une superposition de tous ces états qui nous sont donnés à voir – c’est une vision très Schrödingerienne de la chose.
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Durant toute la pièce, on reste dans cette chambre, qui pourtant n’est pas un espace fixe à en juger par la pièce qu’on observe en fond de scène et qui ne fait jamais appel au même univers. Mais le temps est coupé, le rapport entre les scènes difficile voire impossible, la chronologie absente. J’ai tendance à penser qu’on revient en réalité sur le passé de la jeune femme à travers chaque scène, qui marque à quel point l’avis de base de Julius est éloigné de la réalité : elle a vécu bien plus qu’il n’aurait pu l’imaginer en la regardant simplement par la fenêtre. L’explication du passé de la jeune femme permet un éclaircissement de la scène initiale : chacune des réactions des personnages peut être interprétée à partir de son lien premier avec Marie – en physique, on parlerait des conditions initiales qui déterminent l’évolution d’un système. Seul Julius, qui ne la rencontre pas dans cette 2e partie, est donc apte à la juger sur ce qu’il voit et non ce qu’il sait.
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Pour soutenir un texte pareil, il faut d’excellents acteurs, des funambules capables de nous entraîner sur le fil sur lequel ils déambulent, sans que jamais nous ne tombions à côté. Alain Françon les connaît, les a choisis, et les dirige admirablement : Georgia Scalliet est une Marie qui a perdu le ton geignard qu’on connaît à l’actrice, pour développer une sorte d’aura translucide qui attirera autour d’elle chaque particule que représentent les personnages. Le duo Gilles Privat / Jacques Weber, qui ouvre la pièce avec brio, décolle magistralement lors d’une scène inoubliable. Citons également Dominique Valadié, dont la voix aux accents boudeur et enfantin prend ici un ton aguicheur qui lui sied parfaitement, Wladimir Yordanoff, tour à tour léger et dansant, puis imposant et menaçant, Charlie Nelson, Antoine Mathieu, et Renaud Triffault, qui complètent brillamment cette distribution.
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Je n’aime pas les pièces sans émotion, celles qui ne racontent aucune histoire. Je n’attends pas cela du théâtre. Pourtant, la mise en scène d’Alain Françon a su non seulement susciter mon intérêt, mais également essayer de trouver en moi une explication plausible à ces étranges tranches de vie. Je ne peux rester spectateur insipide devant une cette qualité de jeu, devant la beauté de cette mise en scène, devant la poésie du texte de Strauss. Françon nous présente cette vie sous la forme d’un tableau d’Edward Hopper, dont les lumières transforment les personnages d’une scène à l’autre. Françon nous présente cette vie sous la forme d’une Toccata vocale, et ses acteurs nous envoûtent par leurs intonations spécifiques. Françon nous présente cette vie et s’impose en Maître.

Étrange et pénétrant. ♥ ♥ 

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La Mer, qu’on voit tanguer

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Critique de La Mer d’Edward Bond, vue le 5 mars 2016 à la Comédie-Française
Avec Cécile Brune, Éric Génovèse, Coraly Zahonero, Céline Samie, Laurent Stocker, Elsa Lepoivre, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Pierre Louis-Calixte, Stéphane Varupenne, Adeline d’Hermy, Jérémy Lopez, Jennifer Decker, et les élèves-comédiens Pénélope Avril, Vanessa Bile-Audouard, Hugues Duchêne, et Laurent Robert, dans une mise en scène d’Alain Françon

Je suis une grande fan du travail d’Alain Françon ; j’entends d’ici les détracteurs l’accuser de mise en scène trop classiques. Je ne sais pas quand un tel adjectif est devenu reproche, mais il n’en reste pas moins l’un des plus grands metteurs en scène du XXe siècle à mon humble avis. Grand connaisseur de Bond et de son univers, il a monté la plupart de ses pièces et revient dans la grande salle de la Comédie-Française avec La Mer. Mais le spectacle risque de ne pas attirer suffisamment de spectateurs pour remplir la salle Richelieu, à cause d’un public peut-être justement trop classique. Avec La Mer, Alain Françon signe une mise en scène qui semble inaboutie : à la manière de la mer lors de la première scène, le spectacle est déchaîné, successivement calme et effervescent, qui, à la manière de la houle, nous emporte puis nous laisse couler.

Elle se voudrait reflet d’une société au bord de la crise : la pièce précède et annonce la Première Guerre mondiale. Elle part d’un naufrage, d’une tempête provoquant la mort de Colin alors que son camarade Willy survit. Obligé de rester dans la ville pendant l’enquête, il se voit projeté dans une commune aux traits effrayants d’ordre, de hiérarchie, d’étouffement de ses habitants. Point de ralliement des différents membres de la ville, il finira par choisir de mener une nouvelle vie, et de partir, loin de cette cité prête à éclater. C’est une pièce britannique, et cela se sent : le souffle de Shakespeare la pousse. Alternant comique et tragique, voilà un spectacle qui m’a laissé une étrange impression.

Certains tableaux sont d’une beauté à tomber : la première scène, celle du naufrage, est une réussite absolue, nous faisant sombrer dans un chaos assourdissant. Mais elle n’est pas le seul moment phare du spectacle : les différentes scènes soulevant les rires de la salle sont menées d’une main de maître et transcrivent au mieux l’humour grinçant de Bond : comme cette scène de funérailles où les cendres du noyés sont jetés sans cérémonie par une madame Rafi hilarante malgré elle. Cependant, les scènes pour lesquelles le rire n’est pas de mise m’ont semblé bien plus difficiles, et bien moins claires : le message de Bond, que j’ai découvert plus tard en lisant le programme, n’est pas passé. Peut-être les transitions entre les pièces, un peu longues et monotones, coupant le rythme, cassant l’unité, jouent-elles dans cette incompréhension. Cette non-unité casse le spectacle, accrue par le manque de continuité entre les scènes compréhensibles et celles qui le sont moins. Fatigue, stress de première, ou premier échec de Françon à traduire l’auteur, seule une nouvelle soirée de spectacle pourrait y répondre.

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Pourtant, Françon s’est entouré des meilleurs comédiens du Français : Cécile Brune, qui retrouve en Madame Rafi un emploi semblable en plusieurs points à celui de Bernarda, excelle en reine Victoria locale, autoritaire, parfois cynique. Jérémy Lopez, fil directeur vivant de la pièce, réunissant malgré eux tous les personnages à travers les différentes scènes, apporte à son rôle une certaine candeur, comme s’il traversait une épreuve initiatique. Hervé Pierre excelle dans le rôle d’Hatch, cet homme étrange qui parle de Martiens, et dont les scènes de folie sont simplement parfaites. Laurent Stocker se transforme intégralement et compose un Evens usé par l’âge, blasé, mais dont la morale finale n’est pas parvenue jusqu’à moi. Son monologue, qui clôture presque le spectacle, m’a laissée de marbre, alors qu’il appelle la jeunesse à changer le monde.

Pour une première approche scénique de Bond, je suis plutôt restée sur ma faim, jusqu’à me demander si c’est vraiment la rôle de la Comédie-Française que d’essayer de mettre en lumière un tel texte. J’ai eu la même réflexion après avoir vu le Déa Loher la saison dernière – loin de moi l’idée de mettre en parallèle les deux spectacles, dont l’un se rapproche plus d’une vaste plaisanterie. Mais – j’ai ce côté conservateur en moi – la Comédie-Française doit-elle réellement monter des auteurs vivants ? Ne doit-elle pas rester proche de sa vocation première – monter des classiques ? Si j’en crois la rumeur et qu’Alain Françon monte généralement avec brio les pièces de Bond, pourquoi suis-je à ce point restée en dehors du spectacle ? Le problème viendrait-il alors des comédiens, peu habitués à jouer ce genre de registre, et qui ne parviennent pas à transcrire l’originalité, l’aspect britannique contemporain, si indigeste pour nous, habitués aux classiques français ?

Je reconnais la belle performance d’acteur et quelques grands moments, mais je reste déçue face à un texte qui n’est pas clarifié par la mise en scène. ♥ 

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Au coeur de la Tempête

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Critique de Toujours la Tempête, de Peter Handke, vu le 7 mars 2015 aux Ateliers Berthiers
Avec Pierre-Félix Gravière, Gilles Privat, Dominique Reymond, Stanislas Stanic, Laurent Stocker, Nada Strancar, Dominique Valadié, et Wladimir Yordanoff

C’est toujours un plaisir de retrouver les spectacles d’un metteur en scène qu’on admire. Lorsque celui-ci a de plus réuni de grands comédiens sur scène, on ne peut qu’être impatient. Ne manque plus qu’un texte à la hauteur de la troupe qu’il a créée, et la réaction chimique qui se produit s’avèrera divine. Ce mélange-là, aux aspects si savoureux, Alain Françon nous le propose en montant Toujours la Tempête de Peter Handke. L’auteur, que j’ai découvert et déjà apprécié grâce à Yann Collette l’an dernier, m’intriguait. Le visage que lui donne Alain Françon est des plus réussis : grâce à une harmonie parfaite entre les comédiens et l’oeuvre, et en mettant toujours en avant le texte et non ses propres idées, c’est un grand moment de théâtre qui se joue actuellement aux Ateliers Berthiers.

Dès le début de la pièce, on sent que l’expérience sera unique. « Une lande, une steppe, une lande-steppe, ou n’importe où. Maintenant, au Moyen-Âge, ou n’importe quand. » annonce Moi, le narrateur de cette histoire, en quelque sorte. Le décor représente une parcelle de terrain effectivement neutre, ne figurant pas de lieu particulier. Moi est alors seul sur le plateau et peut-être qu’il se met à rêver, de sorte que ses ancêtres surgissent : sa mère, ses trois oncles, sa tante, et ses grands-parents sont là, sur cette terre où il se tenait quelques instants avant, et d’où il est à présent descendu. Il va pouvoir les observer, comprendre ses racines, et le monde qui l’entour aujourd’hui. Observer et comprendre, c’est aussi notre sort à nous, spectateurs, qui nous retrouvons pris dans l’histoire d’une famille qui traverse la seconde guerre mondiale tant bien que mal ; eux sont prisonniers d’une Histoire qu’ils ne parviennent pas toujours à contrôler.

Le texte de Handke est simple et puissant. Si simple dans ce qu’il dessine, puisqu’il représente la vie d’une famille prise dans les guerre du XXe siècle, et pourtant si puissant dans ce qu’il évoque, par l’écho qu’il crée en nous. Tout est finement dosé : rien de larmoyant dans le texte, donc pas d’émotion suscitée par les acteurs ; on est simplement pris par une histoire écrite et racontée avec une sensibilité rare et précieuse.

Cela fait longtemps que je n’ai plus de doute sur la qualité de directeur d’acteur d’Alain Françon. Mais diriger pareillement des acteurs de grands talents ne peut que donner des étincelles. Ici, non seulement chacun est une véritable perle et parvient à rendre l’âme du texte à la perfection lorsqu’il s’exprime à travers son personnage, mais la réunion de tous ces talents se fait dans une harmonie la plus totale. C’est un véritable travail de troupe qui nous est livré, et chacun apporte sa pierre pour construire un édifice d’une solidité impressionnante. Dominique Reymond, la mère du narrateur, est un véritable soleil qui laisse une traînée rouge flamboyante derrière elle lorsqu’elle se déplace avec la grâce et la légèreté d’une jeune fille en fleur. Quel contraste avec Dominique Valadié, aux allures de vieille fille ronchon qui broie du noire à longueur de temps ! Autour de l’actrice semble constamment flotter la tristesse. Stanislas Stanic, l’un des oncles, incarne à merveille un jeune galant des dames, alors que Pierre-Félix Gravière, l’autre oncle, étonne par sa souplesse verbale autant que corporelle.

Nada Strancar et Wladimir Yordanoff forment un duo intense et résistant, un peu austère parfois, et dont les réactions vont toujours par deux ; la tristesse, la mélancolie, chaque douleur est partagée et ainsi acceptée. Laurent Stocker est un Moi à la simplicité étonnante. Suivant avec sensibilité le fil étroit du texte de Peter Handke, il a une présence telle que, même lors de la première partie où il est souvent en dehors de l’action, on ne peut l’oublier. Et lorsqu’on l’observe alors que ses ancêtres parlent, on le voit les regarder de loin ou rêver tout en mimant les paroles sur ces lèvres. Même éloigné du centre du plateau, chaque parcelle de son personnage l’habite entièrement et il le rend avec la justesse qu’on lui connaît. Gilles Privat, enfin, est, pour moi, la grande découverte de ce spectacle. Si on sent le potentiel de l’acteur durant la première partie du spectacle, oscillant entre ses pommiers et le désir de faire partie de l’Histoire, il nous dévoile tout son talent : il tient la scène durant près d’une heure, et fait d’un long monologue un peu abstrait un grand moment de théâtre. Outre la puissance émotionnelle, son art de dire et de raconter, cette scène est un véritable hymne à la vie qu’il transmet aussi bien à son partenaire direct, qu’à nous autres spectateurs. S’il y apparaît désespéré, il se rend également compte de ce dont il n’a pas profité, comme ces jeux de quille en famille auxquels il aimerait à nouveau participer, voeux qui apparaît si simple et pourtant impossible. Là où il parle de ce qu’il a perdu, il chante aussi ce que moi, spectateur, je possède encore, et qu’en aucun cas je ne dois laisser passer… Une vie à croquer à pleines dents, comme dans une pomme Cox Orange ou une Belle de Boskoop.

C’est vraiment délicat d’écrire sur un tel spectacle. Que dire devant la perfection ? Pour moi, c’est vraiment énervant de ne pas arriver à transmettre ce qu‘ils m’ont transmis. Même si la seconde partie se fait par instants plus pessimiste, j’en retiens un message d’espoir, malgré tout. Prisonniers de l’Histoire, certes, mais aussi capable d’agir, de se battre pour des causes qui nous semblent justes. L’espoir est là, en filigrane. Dans les lumières majestueuses qui accompagnent les paroles des comédiens, parfois chaudes et apaisantes, on semble pouvoir croire à un monde meilleur. Le travail d’Alain Françon est admirable. Le texte est le maître-mot de ce spectacle, et il résonne dans la salle autant qu’en nous, et s’inscrit quelque part dans notre tête. Les acteurs servent au mieux cette partition puissante et… nécessaire, aujourd’hui. Merci.

Françon, Handke, et des acteurs d’exception. Que dire de plus devant cette association parfaite ? Courez-y. ♥ ♥ ♥ 

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