Fils d’enfer

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Critique des Barbelés, d’Annick Lefebvre, vus le 10 novembre 2017 au Théâtre de la Colline
Avec Marie-Êve Milot, dans une mise en scène d’Alexia Bürger

Je me souviens très bien des premiers mots qui m’ont fait découvrir Annick Lefebvre. C’est Theatrices qui me les a donnés, alors qu’elle finissait d’écrire son article sur l’entretien qu’elle avait eu avec l’autrice. Je lui dis que son nom m’évoque quelque chose, que j’ai vu passer un dossier de presse à son nom, et elle me pitch alors son prochain spectacle, Les Barbelés. Pour me faire découvrir le personnage, elle me lit des passages de son entretien. Évidemment, ce qui me marque, c’est sa réponse à la question « Si vous étiez ministre de la culture… ». Annick Lefebvre répond que si ses revendications ne fonctionnent pas, elle ferait une tentative de suicide, sur la place publique. Une réponse peu attendue, loin du conformisme habituel, confortable et approuvé par tous. Une réponse qui dérange, qui interroge, qui nous met l’arme entre les mains sans nous expliquer comment s’en sortir. A la manière de sa pièce.

L’idée de base me plaisait, je dois l’avouer, avec ce personnage à qui des barbelés poussent dans le ventre jusqu’à atteindre les cordes vocales, lui laissant une heure pour parler. Une ultime heure. Cette situation, angoissante, a également son penchant. Fascinant. Victime d’un voyeurisme invétéré, je voulais savoir ce qu’il pouvait bien avoir à dire pendant cette dernière heure. Cette situation, ce simple « et si il ne restait plus qu’une heure pour… » nous met face à nos contradictions. Une heure pour parler, c’est aussi prendre une revanche sur toutes ces minutes où l’on s’est tu.

Ce spectacle, c’est la découverte de trois mondes. D’abord, l’écriture âpre de d’Annick Lefebvre. Outre une idée brillante, ses mots sont forts, parfaitement aiguisés, ils connaissent les points faibles de leur cible et savent où appuyer, à quel instant, avec quelle puissance. Les barbelés sont certes du côté du personnage mais il s’insinuent aussi chez les spectateurs : ils grimpent le long des sièges, nous obligeant à faire face à des vérités refoulées, ouvrant des plaies béantes à chaque tentative d’évasion. S’ils mettront un terme à la voix du personnage, de notre côté ils nous paralysent aussi peu à peu, nous imposant une parole parfois désagréable ; c’est littéralement une prise d’otage verbale. Tout ce que le personnage a à dire avant cette heure dernière résonne en nous comme un écho acide : ce jour où nous aurions dû dire quelque chose face au racisme ou à la lâcheté, ce jour où tout se joue dans l’apparence et non plus dans la connaissance, ce jour où ma douleur a plus compté que celle de ceux pour qui je pleurais.

J’ai également découvert une metteuse en scène – une scénographe ? – de grand talent, en la personne d’Alexia Brüger. En n’utilisant qu’une partie de la scène du Petit Théâtre de La Colline, elle crée un espace vital restreint, sorte de ring parfois très étouffant. Le travail sur les lumières mais également sur les sons apportent une dimension supplémentaire au tourbillon verbal qui se déchaîne sur scène : qu’elle épluche son pamplemousse à s’en abîmer les mains ou qu’elle marche sur des céréales, ces petits riens auxquels on pourrait ne pas faire attention dérangent et deviennent presque obscènes sur ce plateau où, de manière généralisée, tout devient peu à peu insoutenable. Une fin du monde est en cours, et la transformation progressive de l’espace scénique en est le miroir.

Enfin, il fallait sans nul doute des épaules suffisamment solides pour porter ce texte ravageur. Pour compléter le trio féminin, Marie-Êve Milot a su apporter sa présence et donner sa voix à ce personnage, initialement non genré. Elle livre son message avec brio : impressionnante et forte, elle n’est jamais imposante et, loin de « faire l’actrice », elle joue plutôt le jeu du spectateur et semble prendre nos visages au fil de ses déblatérations. Elle est nous, citoyenne lambda qui fait ses bonnes actions régulières pour pouvoir assumer sa vie confortable de bobo occidentale ; et lorsque ses pupilles croisent les nôtres, son regard n’accuse pas, il interroge : toi qui me regardes confortablement installé dans ton siège, à quel point sens-tu présentement les Barbelés au fond de ta gorge ?

Ce spectacle m’a complètement retournée. Il est beau, puissant, sincère, et nécessaire. Il fait mal, et ça fait du bien.   ♥ 

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Extra-man

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Critique de L’homme hors de lui, de Valère Novarina, vu le 7 octobre 2017 à La Colline
Avec Dominique Pinon, Christian Paccoud et Richard Pierre, dans une mise en scène de Valère Novarina

Cela faisait un bout de temps que je voulais découvrir Novarina. Je me souviens encore du Festival In 2015 où son Vivier des noms déchirait certains de mes amis : là où une partie voyait un chef-d’oeuvre, d’autres s’étaient profondément ennuyés. Comme j’aime bien ce genre de conflit et que moi aussi je voulais prendre parti (ya pas d’raison), je suis ravie d’en avoir eu l’occasion avec cette création au Théâtre de la Colline. Pour ma deuxième fois dans ce théâtre, c’est à nouveau un genre tout à fait original qui m’a été proposée et, il faut le dire, absolument génial.

Voilà ce que j’appellerai un ovni théâtral. Ce que j’ai vu ce soir ne ressemblait à rien d’autre, je ne sais même pas si Novarina se ressemble lui-même puisque c’était mon premier. Ici, pas d’histoire, pas de contexte, pas de situation. Simplement des mots, une longue logorrhée verbale d’1h10 dans laquelle il ne s’agit pas de suivre mais simplement de lâcher prise : c’est un voyage au coeur de la langue, une balade délirante où des inventions paraissent réelles et où l’on reconstruit un monde plus proche de la vérité et de la sensation. Je ne sais pas vraiment pourquoi ça marche mais les faits sont là : dans la salle, les rires fusent, pas toujours en phase, pas toujours de la même tonalité, mais rares sont les fins de tirade qui n’obtiennent pas leur pesant de rire.

Pour porter ce texte d’une richesse infinie, il fallait un monstre. Dominique Pinon s’avère être le candidat idéal car transmettre cette chose n’était pas acquise. Il le fait avec une telle fougue, un tel amour de la langue, une telle intelligence du ton que c’en est totalement jouissif pour le spectateur. Il a ce je-ne-sais-quoi d’hors du monde, cet homme hors de lui, un côté un peu lunaire et poétique qui sied si bien au style novarinien, mais il sait revenir sur terre lorsqu’il le faut, ce qui renforce encore la consistance de ce texte pourtant basé sur un grand jeu. C’est toujours jubilatoire de voir un acteur prendre autant de plaisir que nous autour d’un texte, et c’est sans doute la clé de cette réussite. Se donner corps et âme pour faire entendre un texte qui part de rien et ne va nulle part, c’est tout simplement beau.

Je n’aurais pu imaginer plus belle rencontre avec cet auteur. A voir. ♥ ♥ ♥

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Voyage dérou-temps autour de la Chambre

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Critique du Temps et la chambre, de Botho Strauss, vu le 21 janvier 2016 au Théâtre de la Colline
Avec Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff, et la voix d’Anouk Grinberg, dans une mise en scène d’Alain Françon

J’ai ce besoin, encore – peut-être un jour disparaîtra-t-il – de comprendre le pourquoi d’une pièce. J’aime comprendre le but de l’auteur qui l’a écrite : quel message voulait-il transmettre ? Souvent, je me demande quelles indications le metteur en scène a pu donner, quel fil directeur guide la pièce. Devant Le temps et la chambre, c’est difficile de croire que le message donné est celui que j’ai saisi :  sans mes études scientifiques, jamais je n’aurais compris la même chose, et elle est donc clairement liée à mon passé. Ce sont mes propres conditions initiales qui ont guidé mon appréhension de la pièce, tout comme elles guident les faits et gestes de chaque personnage dans la pièce. De manière assez déterministe.
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La pièce est étrangement construite : la première scène agit comme une présentation de tous les personnages. On se trouve chez Julius et Olaf, deux sceptiques qui passent leur temps à regarder le monde par la fenêtre, et c’est justement en divaguant sur une femme à partir de la seule vision qu’il a depuis son appartement que tout commence : la jeune femme dont il avait rapidement dessiné l’existence sonne à la porte. Elle s’appelle Marie Steuber. Elle sera le chef d’orchestre de la suite de la pièce, qui tournera autour de ses relations avec chaque homme présent dans la pièce. Relations vécues, à venir, ou rêvées, rien ne nous est expliqué, tout est habilement disséminé pour laisser libre cours à notre imagination.
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Pour tout physicien qui se respecte, le titre – à mon avis – fait tilt : en nommant sa pièce Le Temps et la Chambre, Botho Strauss sépare volontairement l’espace du temps, et dérègle ainsi notre perception de l’histoire. Il fait de sa pièce une image quantique du monde qui l’entoure : dans la deuxième partie de la pièce, les multiples rencontres de Marie avec chacun semblent se superposer dans le temps : et l’état que l’on nommerait instinctivement « le présent » n’est plus alors certain, mais une superposition de tous ces états qui nous sont donnés à voir – c’est une vision très Schrödingerienne de la chose.
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Durant toute la pièce, on reste dans cette chambre, qui pourtant n’est pas un espace fixe à en juger par la pièce qu’on observe en fond de scène et qui ne fait jamais appel au même univers. Mais le temps est coupé, le rapport entre les scènes difficile voire impossible, la chronologie absente. J’ai tendance à penser qu’on revient en réalité sur le passé de la jeune femme à travers chaque scène, qui marque à quel point l’avis de base de Julius est éloigné de la réalité : elle a vécu bien plus qu’il n’aurait pu l’imaginer en la regardant simplement par la fenêtre. L’explication du passé de la jeune femme permet un éclaircissement de la scène initiale : chacune des réactions des personnages peut être interprétée à partir de son lien premier avec Marie – en physique, on parlerait des conditions initiales qui déterminent l’évolution d’un système. Seul Julius, qui ne la rencontre pas dans cette 2e partie, est donc apte à la juger sur ce qu’il voit et non ce qu’il sait.
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Pour soutenir un texte pareil, il faut d’excellents acteurs, des funambules capables de nous entraîner sur le fil sur lequel ils déambulent, sans que jamais nous ne tombions à côté. Alain Françon les connaît, les a choisis, et les dirige admirablement : Georgia Scalliet est une Marie qui a perdu le ton geignard qu’on connaît à l’actrice, pour développer une sorte d’aura translucide qui attirera autour d’elle chaque particule que représentent les personnages. Le duo Gilles Privat / Jacques Weber, qui ouvre la pièce avec brio, décolle magistralement lors d’une scène inoubliable. Citons également Dominique Valadié, dont la voix aux accents boudeur et enfantin prend ici un ton aguicheur qui lui sied parfaitement, Wladimir Yordanoff, tour à tour léger et dansant, puis imposant et menaçant, Charlie Nelson, Antoine Mathieu, et Renaud Triffault, qui complètent brillamment cette distribution.
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Je n’aime pas les pièces sans émotion, celles qui ne racontent aucune histoire. Je n’attends pas cela du théâtre. Pourtant, la mise en scène d’Alain Françon a su non seulement susciter mon intérêt, mais également essayer de trouver en moi une explication plausible à ces étranges tranches de vie. Je ne peux rester spectateur insipide devant une cette qualité de jeu, devant la beauté de cette mise en scène, devant la poésie du texte de Strauss. Françon nous présente cette vie sous la forme d’un tableau d’Edward Hopper, dont les lumières transforment les personnages d’une scène à l’autre. Françon nous présente cette vie sous la forme d’une Toccata vocale, et ses acteurs nous envoûtent par leurs intonations spécifiques. Françon nous présente cette vie et s’impose en Maître.

Étrange et pénétrant. ♥ ♥ 

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